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Invité de la rédaction

La fabrique du récit: quand l'info cède la place aux clivages d'opinion

Les journalistes exigent la transparence au nom de la démocratie, mais se taisent dès qu’on interroge leurs propres angles morts. Enquête sur une profession prise en étau entre ligne éditoriale, économie du clic, précarité organisée et porosité croissante avec le pouvoir... jusqu’à transformer l’information en combat.

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© DR

Oscar Tinte*, journaliste

En septembre 2003, l’affaire Vincent Humbert bouleverse la France. Tétraplégique, aveugle et muet après un accident, le jeune pompier âgé de 21 ans avait demandé publiquement au président Chirac le droit de mourir. Sa mère, aidée d’un médecin, met fin à ses jours. Le pays se déchire.


Mais au-delà du drame humain et du débat politique, un autre clivage apparaît: celui du traitement médiatique. Selon que l’on lisait Le MondeLe FigaroValeurs actuelles ou que l’on écoutait France Inter, l’histoire changeait de sens. Ici, Vincent Humbert incarnait le combat pour le droit à mourir dans la dignité. Là, il devenait pour les catholiques, défenseurs intransigeants du droit à la vie, un porte-étendard. Les faits étaient identiques. Les angles, radicalement opposés.


Ce cas n’a rien d’exceptionnel. Sur les grands sujets sociétaux: fin de vie, mariage pour tous, PMA... l’information n’est presque jamais neutre. Chaque rédaction produit une lecture du réel cohérente avec sa ligne, son public, ses annonceurs, ses financements. Cette évidence, souvent ressentie par les citoyens, est le point de départ de cette enquête.

 

Le journalisme à l’épreuve de sa propre transparence


Cette enquête met en lumière la crise existentielle sans précédent de la profession. Alors que les journalistes se présentent comme les garants de la transparence démocratique, leur propre milieu s’est muré dans un silence anxieux dès lors qu’il s'est agi de s’interroger lui-même.


La demande était pourtant simple et classique: témoigner, expliquer, contextualiser les évolutions du métier, les pressions économiques, les clivages éditoriaux. Sans procès, sans attaque, sans obligation de signature. L’anonymat était systématiquement proposé.


L’Impertinent serait «trop extrême»

Les réponses ont été, le plus souvent, négatives. Refus polis, silences gênés, phrases toutes faites: «Je n’ai pas grand-chose à dire», «le sujet ne m’inspire pas», «je ne suis pas le mieux placé». Ce mutisme est devenu en soi un fait journalistique.


Le paradoxe est frappant: ceux qui façonnent quotidiennement le débat public sont aujourd’hui parmi les moins enclins à parler de leur propre dérive. Cette réticence révèle un basculement: la ligne éditoriale est devenue plus importante que la liberté de parole individuelle.


J'ai moi-même choisi de publier cette enquête sous pseudonyme. Non par goût du masque, mais parce qu’à mesure que l’on nomme les lignes de fracture de son propre métier, on en mesure aussi le prix. Écrire ainsi, aujourd’hui, c’est accepter de regarder sa profession avec sincérité et reconnaître que la liberté n’est jamais donnée, mais toujours à reconquérir.


La peur de parler


Certains refus éclairent particulièrement l’état du métier. Un ancien rédacteur en chef de chaînes d’information en continu, aujourd’hui en poste dans le service public à l’étranger, répond: «Le sujet de l’enquête ne m’inspire pas trop car j’ai quitté les rédactions parisiennes l’année dernière (...) j’aurais du mal à t’apporter un témoignage.» Une réponse courtoise, élégante, pour botter en touche.


Un autre journaliste refuse explicitement de témoigner au motif que L’Impertinent serait «trop extrême». Il ne souhaite pas nourrir les propos d’un média qu’il juge hors du cadre (acceptable). La qualification interroge: qu’est-ce qui serait devenu extrême? Poser des questions sur le fonctionnement des médias, sur leurs financements, sur leurs silences?


Cette accusation agit comme une sorte de reconnaissance. Si l’enquête suscite la peur, c’est peut-être qu’elle touche un point sensible.


Plus troublant encore, plusieurs journalistes passés par iTélé ou BFM, aujourd’hui établis dans les services communications de grands groupes, refusent catégoriquement de revenir sur leur parcours. Ils ne veulent «plus rien avoir à faire» avec leurs anciennes rédactions. Certains craignent les «conséquences». Alors qu’un autre dit vivre sa foi dans la clandestinité.


Le silence (coupable) seul moyen de survie dans des rédactions qui imposent leurs doxas au mépris de la liberté de chacun d’être curieux ou, pire encore, nuancé.

 

L’érosion d’un modèle: du journalisme résistant à l’impératif numérique


encadré

Il fut un temps où la presse populaire assumait une mission d’information sans céder à l’idéologie. Le Parisien incarna longtemps cet équilibre. Cette époque est personnifiée par André Lafargue (Cf. encadré). La rupture s’opère avec la transformation économique des médias. Le départ de la famille Amaury, puis le rachat du Parisien par LVMH en 2017, marquent un tournant. Restructurations, abandon d’éditions locales, recentralisation thématique: la couverture de proximité recule, au profit d’une logique de volume et d’abonnements numériques.


Cette «noblesse du journalisme» commence à s'effriter avec le changement de propriétaire. Nathalie*, ancienne journaliste au Parisien, décrit la perte d'aura après le départ de la famille Amaury: «La famille Amaury a été pendant de longues années une famille qui a considéré le journalisme au-delà d’une question financière: tout n’était pas qu’une question d’argent.» La fin de cette époque s'est brutalement confirmée avec les annonces de 2020. Le Parisien, devenu propriété de LVMH en 2017, annonce une vaste réorganisation pour faire face à la «baisse du papier et conquérir de nouveaux acheteurs» sur le numérique. La décision symbolique est l'abandon de neuf éditions départementales au profit d'un cahier unique d'informations locales. Cette restructuration, visant à atteindre 200'000 abonnés numériques, sonne le glas de la couverture locale de proximité, réduisant le maillage territorial au profit d'une centralisation thématique.


La tyrannie du volume et l'impératif du «putaclic»


La pression économique liée à la baisse des ventes papier et à la nécessité de financer l'investissement numérique ont engendré la culture du «putaclic», selon Nathalie. L'objectif unique est de générer du volume de trafic pour compenser le faible revenu unitaire des bannières publicitaires (coût par clic, CPC): «On a vu le service photo devenir le service vidéo et l’avènement d’une sorte de journalisme sensationnel.» Cette course au clic nécessite une instrumentalisation des émotions fondamentales (colère, tristesse, joie, surprise). Le contenu n'est pas informatif: il est un piège tendu par l’algorithme. Le problème, c'est que cette logique s'est étendue aux médias réputés, dans un phénomène de «buzzfeedification».


L'information est déformée, le titre est sensationnaliste car «la forte intensité concurrentielle amène les médias, même les plus «sérieux», à aller vers cette tendance pour exister sur la toile». L'exigence d’André Lafargue de ne pas tremper sa plume dans le «vitriol» a été remplacée par l'impératif du titre en majuscules. «Hormis cette façon de faire son métier, il y avait cette façon d’être», souligne Nathalie*: «Qu’aurait dit André en apprenant qu’un journaliste (devenu aujourd’hui chef de service) signait de son seul nom les images d’un stagiaire planqué en face de l’Hyper Cacher lors de la prise d'otages perpétrée par Amédy Coulibaly?»… Et d’ajouter avec les mots de Victor Hugo: «Hélas! Ton héritage est en proie aux vendeurs. Tes rayons, ils en font des piastres! Tes splendeurs, On les souille!»


Le prix de l’info: précarité, censure et conflits d’intérêts


La bascule vers une presse d’opinion s’est accompagnée d’une dégradation des conditions de travail et d’un affaiblissement de la déontologie face au pouvoir.


La précarité des correspondants régionaux est devenue un levier d’exploitation. L’intersyndicale de BFM-TV s’est d’ailleurs émue, à la veille de la soirée d’anniversaire de la chaîne, «du sort de ces journalistes régionaux». Un cri d’alarme qui contrastait avec le faste de la réception organisée à l’Altice Campus. Aucun mot, en revanche, adressé au nouveau propriétaire, le milliardaire Rodolphe Saadé.


Cette «chair à canon» du journalisme est aujourd’hui sous-payée: 135 euros bruts la journée ou la permanence, majorés de 4 euros pour une permanence de nuit. Lorsque le travail de nuit se prolonge après 21 heures ou commence avant 6 heures du matin, le taux horaire descend à moins de 9 euros nets.


Ces jeunes journalistes, souvent pigistes, sont invisibles. Employés par des sous-traitants comme Atlantel, Image Maximum Vidéo (IMV) ou Aktua Prod, ils peuvent voir leur contrat interrompu du jour au lendemain sur simple décision du donneur d’ordre: BFM ou M6. Ces donneurs d’ordre peuvent, le cas échéant, signifier brutalement la fin de leur collaboration.


Ce fut notamment le cas pour un sous-traitant bordelais, à qui la fin du contrat a été notifiée pour le 31 décembre 2025.


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Ce modèle de couverture intensive repose intégralement sur la précarité des pigistes. Dans un article du Monde, l’un d’eux affirme n’avoir jamais perçu de prime d’horaires décalés, ni d’astreinte, ni d’intéressement. Un autre, correspondant rencontré en Bretagne et employé par AIMV, rapporte n’avoir eu d’échange qu’avec la rédaction de M6 ce qui pourrait s’apparenter à un délit de marchandage. Un délit pour lequel l’entreprise toulousaine et BFMTV a déjà été condamnée en avril 2023 par la Cour de cassation, confirmant un arrêt de la cour d’appel de Douai.


Comme le révélait une enquête de 24 heures publiée en début d'année, on retrouve les mêmes processus en Suisse, et notamment dans le service public.


La Suisse comme contre-modèle… sous conditions


Ce silence et ces crispations françaises apparaissent d’autant plus nettement lorsqu’on les observe depuis l’étranger. Pour cette enquête, nous avons recueilli le témoignage d’un journaliste de la Radio-Télévision Suisse (RTS), fort de vingt ans d’expérience dans l’audiovisuel public.


Selon lui, la polarisation existe également en Suisse, mais de manière plus diffuse. Le marché médiatique, plus restreint et fragmenté en quatre langues, limite l’émergence de médias idéologiquement très marqués disposant d’un modèle économique viable. «Il y a toujours eu des journaux de gauche et de droite, mais le marché n’est pas assez grand pour qu’ils prennent une place hégémonique.»


Le rôle central du service public agirait, selon lui, comme un facteur d’apaisement. La redevance, bien qu’imparfaite, garantirait une indépendance structurelle vis-à-vis du pouvoir politique. «Supprimer la redevance, c’est une fausse bonne idée, explique-t-il. Si le financement dépend directement de l’État, la tentation de l’ingérence devient inévitable.» Il cite en contrepoint l’exemple français, où la suppression de la redevance alimente le sentiment d’un affaiblissement de l’esprit critique à l’égard du pouvoir exécutif.


Mais ce discours doit être replacé dans son contexte: en Suisse, la question de la redevance audiovisuelle fait précisément l’objet d’une votation à venir et la RTS, directement concernée par l’issue du scrutin, se trouve de fait engagée dans une séquence défensive. Le service public suisse est aujourd’hui en campagne pour sa survie budgétaire et institutionnelle, ce qui ne peut être totalement dissocié des prises de parole de ses représentants.


Surtout, l’image d’un service public helvétique unanimement perçu comme un modèle de neutralité mérite d’être nuancée. Ces dernières années, la RTS a été au cœur de plusieurs controverses majeures, notamment sur le traitement de la crise du Covid-19. En 2023, le Tribunal fédéral a ainsi estimé qu’un reportage de la RTS avait violé le principe de neutralité. Une décision rare et lourde de sens pour un média de service public. D’autres enquêtes et témoignages ont mis en cause un manque de pluralisme des points de vue, une homogénéité idéologique des experts invités et une tendance à se percevoir comme investis d’une «mission» dépassant le strict cadre de l’information.


«France Télévisions, une culture du silence et de la conformité»

Des critiques ont également émergé sur une possible influence du traitement médiatique de la RTS lors de certaines votations sensibles, notamment autour de la loi Covid ou de l’e-ID, alimentant un malaise démocratique comparable, toutes proportions gardées, à celui observé en France. Plusieurs observateurs et anciens collaborateurs ont réclamé une reconnaissance publique des erreurs commises, voire des excuses, estimant que le service public suisse n’avait pas toujours été à la hauteur de son mandat d’équilibre et de contradictoire.


En Suisse comme en France, le service public apparaît ainsi pris dans une tension croissante: être à la fois garant du débat démocratique et acteur engagé de sa propre légitimation. Ce constat n’invalide pas l’existence de garde-fous institutionnels plus stricts qu’en France, ni une culture du compromis plus ancrée. Il rappelle cependant qu’aucun modèle n’est immunisé contre les dérives idéologiques, surtout lorsque l’institution elle-même devient partie prenante du débat qu’elle est censée éclairer.


Ce regard extérieur, souvent mobilisé comme contre-modèle, invite donc moins à l’idéalisation qu’à une réflexion lucide: un paysage médiatique apaisé ne repose pas uniquement sur des règles ou un financement, mais sur une capacité permanente à reconnaître ses angles morts. Sans cette exigence d’autocritique, le risque est partout le même: ne plus informer pour éclairer, mais commenter pour convaincre.

 

La culture du silence dans le service public


Dans l’audiovisuel public, la pression ne vient pas tant de l’argent que de l’idéologie et de la crainte d’être mis au ban. En fin de carrière, un Journaliste Reporter d’Images (JRI) peut atteindre un salaire de plus de 7500 euros bruts par mois, soit deux fois plus que dans le privé.


Marcel*, un ancien pigiste qui s’est confié à des associations de lutte contre les discriminations et s’exprime sous couvert d’anonymat, nous relate son expérience au sein du groupe France Télévisions, un passage qui l’a profondément marqué. Il y dénonce l’absence de pluralisme quant aux intervenants dans certains sujets: «Toujours la CGT, jamais la CFDT et encore moins la CFTC», dit-il, décrivant un lieu où les convictions personnelles sont scrutées, créant un alignement idéologique tacite. «C’était une culture du silence et de la conformité.»


Selon lui, il a été blacklisté quand ses anciens collègues ont appris qu’il avait participé à un «film catho.» Et d’ajouter: «C’était une erreur que de faire cette vidéo, mais pourquoi me juger sur mes convictions? Pourquoi ne pas m’en avoir parlé?». Toujours marqué par cette histoire, il dit avoir voulu cesser d’être journaliste.


La peur de voir sa réputation entachée ou d’être labellisé de tel ou tel bord, d’être mis dans la mauvaise case, devient le meilleur instrument de censure. Ce contrôle idéologique tacite est selon lui plus efficace que n'importe quelle directive écrite.


Le mélange des genres: quand médias et politique «couchent ensemble»


La défiance du public s’alimente également de la porosité des élites et des conflits d’intérêts personnels. Le sentiment que journalistes, éditorialistes et politiques vivent et évoluent dans le même cercle renforce l’idée que les deux mondes «couchent ensemble».


L’exemple le plus flagrant fut l’affaire Jean-Michel Blanquer. En janvier 2022, alors ministre de l'Éducation nationale, il est vivement critiqué pour avoir passé ses vacances à Ibiza. Un débat est animé sur i24NEWS (chaîne sœur de BFMTV) par la journaliste Anna Cabana, qui n’est autre que …. son épouse! Un «débat» où tous les chroniqueurs prirent la défense du ministre. Aucune remise en question de la chaîne. Aucune sanction éditoriale. Seul le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) publie, après coup, un avis négatif estimant qu’animer une émission sur son mari, sans l’indiquer aux téléspectateurs, constitue «un manquement à la déontologie». Manquement qui n’empêcha pas la journaliste de poursuivre sa carrière au sein du groupe Altice, puis de rejoindre la chaîne publique LCP en 2025.


«C’est ça l’important aujourd'hui: créer la polémique, créer le débat»

Ce type de situation n’est pas isolé. L’histoire du «Tout-Paris» médiatico-politique en regorge: Kouchner/Ockrent, Strauss-Kahn/Sinclair, Borloo/Schoenberg et désormais le duo très influent Salamé/Glucksmann, fondateur du mouvement Place Publique et candidat présumé à la présidentielle de 2027.


La répétition de ces idylles nourrit l’idée d’un récit médiatique fabriqué par et pour les mêmes.


Cette proximité dépasse les relations conjugales: elle s’étend au militantisme sociétal. Marc-Olivier Fogiel, ancien directeur de BFMTV, a fait de son parcours de GPA aux États-Unis un combat public. La promotion de son livre Qu’est-ce qu’elle a ma famille? et les tribunes médiatiques obtenues montrent comment une expérience personnelle devient sujet de débat national.


Pourtant, le droit français interdit formellement la gestation pour autrui, disposition d’ordre public. La tribune médiatique se place donc en tension directe avec le cadre légal. Un parti pris lié plus couramment à un conflit d'intérêts. On se rappelle le licenciement de BFM TV du journaliste Rachid M’Barki, mis en examen pour «corruption passive» et «abus de confiance» au profit du Maroc. Mais le nombre de journalistes ayant reçu des fonds pour animer ou représenter une marque est phénoménal. Des prestations rémunérées et contraires à la déontologie appelées «ménages». Des ménages qui salissent l’objectivité du journalisme.

 


La crise économique et éthique-sociétale a créé le terrain fertile pour la montée en puissance de médias qui assument leur rôle de pôles d'opinion, transformant l'information en combat idéologique.


CNews: le triomphe de la polémique


La transformation d'iTélé en CNews sous le contrôle de Vincent Bolloré est l'exemple le plus souvent cité. C'est un changement de modèle économique et éditorial radical: la fin du reportage au profit du débat d'affrontement.


Un ancien collaborateur de CNews, Vincent*, explique sans ambages la nouvelle règle du jeu: «La rédaction a vu partir énormément de ses talents. Finis les reportages de fond, si je veux faire de l’audience, il est nécessaire que je ramène des invités qui soient avant tout engagés dans une politique et qu’ils soient porteurs d’idées bien tranchées pour créer la polémique. C’est ça l’important aujourd'hui: créer la polémique, créer le débat.»


Ce modèle s'appuie sur une sélection rigoureuse des voix et des figures qui valident cette ligne. Les exemples sont nombreux:


Une ligne politique et souverainiste affirmée: la chaîne privilégie des émissions spéciales avec des personnalités politiques marquées à droite ou souverainistes, comme l'ancien président du Mouvement pour la France, Philippe de Villiers.


Des voix issues de médias controversés: le groupe Bolloré n'hésite pas à offrir des tribunes à des figures issues de médias au positionnement très particulier. On peut citer la présence régulière de Xenia Vladimirovna Fedorova (l'ancienne patronne du site d'information et de la chaîne RT France Russia Today). Pour rappel, la chaîne Russia Today est aujourd’hui interdite de diffusion dans l'Union européenne car considérée comme un organe de propagande de l'État russe.


L'orientation militante de la chaîne a été mise en lumière par une polémique retentissante impliquant Aymeric Pourbaix, ancien directeur de la rédaction de Famille chrétienne et actuel présentateur de l'émission religieuse En quête d’esprit. Sa nomination même illustre le choix de personnalités souvent issues de la sphère catholique conservatrice pour renforcer la ligne éditoriale.


La polémique a atteint son paroxysme en février dernier lorsqu’une émission consacrée à l'avortement a clairement basculé dans le tract idéologique. Aymeric Pourbaix a évoqué l’IVG comme «la première cause de mortalité dans le monde», devant le cancer ou le tabac. Il a diffusé, à l’appui de son propos, une infographie trompeuse. Malgré la vive réaction et les excuses présentées par Laurence Ferrari pour cette «erreur qui n’aurait pas dû se produire», le contenu de l'émission a confirmé le caractère militant de la séquence.


cnews

Les propos tenus sur le plateau tels que «l’avortement concerne un être humain que l’on empêche de naître» ou «avorter, c’est contraire à la mission de la femme», ont démontré que l'objectif n'était pas l'information équilibrée, mais le lobbying politique. L'émission était diffusée à seulement trois jours d’un vote crucial du Sénat sur l’inscription de l’avortement dans la Constitution, illustrant parfaitement la bascule de CNews de l'information à l'activisme idéologique.

 

La diffusion d’informations orientées et la question du financement


Le prisme idéologique de la sphère Bolloré ne se limite pas aux chaînes d'information. Selon Sébastien Fontenelle, journaliste à Blast, interrogé lors d'une journée de débats sur «Médias et extrême droite: construire les résistances», cette presse d'opinion s'étend aujourd’hui à des hebdomadaires et des quotidiens encore considérés comme légitimes, tels que Le Figaro ou Le Point.


Selon lui, «Il va devenir urgent de réfléchir et de se demander ce que financent réellement les dix millions et quelques d'euros qui sont distribués chaque année au Figaro.» 


Et que dire du déficit de France Télévisions? Le groupe public avance vers une zone rouge malgré un budget qui dépasse les trois milliards d’euros, financé aux quatre-cinquièmes par l’argent public. Un déficit gigantesque, massif, impossible à ignorer selon la Cour des comptes, mais qui n’empêche en rien la gouvernance du groupe public d’être régulièrement pointée du doigt.


Ces difficultés financières majeures passent souvent au second plan, éclipsées par un autre reproche récurrent: le militantisme supposé de certaines figures du service public. L’exemple le plus emblématique reste l’affaire Patrick Cohen-Thomas Legrand, relancée après la diffusion par L'Incorrect d’une vidéo tournée dans un café parisien. On y voit les deux journalistes discuter librement avec des responsables politiques de gauche de la stratégie à adopter pour torpiller la candidature de Rachida Dati, alors ministre démissionnaire de la Culture et candidate LR à la mairie de Paris. Cette séquence, abondamment relayée, alimente les accusations d’orientation politique assumée au sein de certaines rédactions du service public.


Mais au-delà de cette polémique sur le militantisme, l’enjeu est désormais institutionnel. Face à la multiplication des soupçons, des critiques et des défaillances relevées dans la gestion de l’audiovisuel public, l’Assemblée nationale a lancé une commission d’enquête chargée d’examiner la neutralité, l’indépendance éditoriale et l’usage des fonds publics par France Télévisions. Un signal clair que les débats sur le service public ne sont plus seulement médiatiques: ils deviennent politiques.


L'exigence substantielle du contradictoire: au-delà de la forme


Dans la précipitation qui caractérise l'ère du flux permanent, un principe essentiel du journalisme digne de ce nom est ignoré: le principe du contradictoire. Or, celui-ci n'est pas une simple exigence formelle ou une clause contractuelle: il est une condition substantielle de toute enquête sérieuse et de toute information équilibrée.


Lorsque le journaliste néglige cette exigence, il ne fait pas seulement preuve de paresse: il rompt le pacte de confiance avec le public et bascule du rôle d'informateur à celui de procureur unilatéral. L'information se transforme alors en rumeur qualifiée ou en pamphlet. La vitesse des réseaux sociaux et l'économie du volume, qui privilégient le sensationnel sur le vérifié, rendent ce manquement d'autant plus courant.


L'abandon du contradictoire est l'une des raisons pour lesquelles le public peine à distinguer entre l'information fouillée et l'opinion partisane. En choisissant délibérément de ne donner la parole qu'à une seule partie, la rédaction ne cherche plus à éclairer: elle cherche à valider une thèse préexistante. Ce renoncement au principe de la double source est une trahison de l'idéal de mesure et d'honnêteté, loin de la promesse faite par André Lafargue de ne jamais transformer sa plume en «plumeau» ni la tremper dans le «vitriol». Il révèle la priorité donnée à l'affrontement et au spectaculaire, plutôt qu'à la nuance.


Face à la crise de la désinformation, certains en appellent à l'intervention de l'État. La proposition de «labellisation» des médias, portée par le président Emmanuel Macron et basée sur des critères de transparence ou de déontologie, est perçue par les professionnels comme une potentielle ingérence du pouvoir politique.


«Qui décide des critères? Selon quels arbitrages? Comment éviter que les médias critiques du gouvernement soient, de fait, relégués hors du cercle des acteurs "fiables"?», entend-on ici et là. Emmanuel Macron assure face à la polémique que «ce n’est pas l’État qui doit vérifier», mais que si c’était le cas, l’État deviendrait «une dictature» et insiste de nouveau sur l’importance d’une «labellisation faite par des professionnels».


Dans une démocratie où la défiance est déjà abyssale, la labellisation pourrait accentuer la fracture plutôt que la résorber, en renforçant l’idée que l’État cherche à trier l’information légitime de l’information indésirable.


L'urgence de l'information face au règne de l'opinion


La fin de la presse d'information généraliste est un phénomène complexe et auto-alimenté. Le journalisme n'est plus perçu comme un service visant à éclairer, mais comme une arme au service d'une cause.


La connivence entre les élites politiques et médiatiques (comme l'affaire Blanquer-Cabana), l'exploitation de la précarité pour imposer une ligne et le triomphe du débat polémique ont érodé la confiance publique. Le silence des journalistes face à cette enquête n'est que la manifestation de leur propre emprisonnement dans ces «cités médiatiques» où la liberté de parole a été sacrifiée sur l'autel de la ligne éditoriale et du star-système.


Ce règne de l'opinion, où les experts sont labellisés et les faits sont triés pour servir une cause, menace la capacité du citoyen français à se forger une opinion éclairée. Le défi pour la démocratie est de réaffirmer la valeur fondamentale de l'information et de reconstruire un espace médiatique qui accepte, à nouveau, de débattre des faits plutôt que de polariser les convictions.

*Pour des questions de confidentialité, les prénoms ont été modifiés.

1 commentaire


baka
il y a 26 minutes

En bataille dès ~2012 contre les médias "sponsorisés" en Suisse et en particulier, le plus gros qui touche des centaines de millions chaque année pour ne plus faire ce que je considère comme de l'information depuis plus longtemps que 2012. Ce média a été incapable d'expliquer ce qu'était l'énergie principalement électrique en Suisse et ce encore aujourd'hui ce qui cause cette panique peur du blackout vu qu'il fallait anticiper 20 ans avant donc dans les années 2000, la crise financière de 2008, les vilains "terroristes", le Covid-19, l'Ukraine, Gaza, etc J'ai les poils qui s'hérissent en lisant la majorité des grands médias et lorsque l'information est de qualité, on ne s'en passe pas de lire des articles et de l'information. I…

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