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Article rédigé par :

Amèle Debey

«Dans les écoles de journalisme, on apprend la soumission à l'air du temps»

Dernière mise à jour : 16 juin

Producteur du film choc Les Nouveaux Chiens de garde, Jacques Kirsner revient sur les coulisses de sa réalisation, née d’un profond malaise face à l’unanimisme médiatique lors du référendum de 2005. Dans cet entretien sans langue de bois, il dénonce l’autocensure des journalistes, l’emprise des grands groupes sur l’information et la dérive spectaculaire du journalisme contemporain. Presque quinze ans après la sortie du film, rien n’a changé. Tout a empiré.

Jacques Kirsner
© DR

Amèle Debey, pour L’Impertinent: Pourquoi avoir souhaité la réalisation de ce documentaire, Les nouveaux chiens de garde?

 

Jacques Kirsner: D'abord, c'est un film de cinéma et pas un simple documentaire.

 

J’ai souhaité ce film parce que, à l'époque, c’est-à-dire au moment du référendum sur le traité constitutionnel, toute la presse française écrite, radio, télévision, faisait campagne pour le oui. Présenté comme nécessaire et inévitable. Ne pas le faire aboutirait à une catastrophe mondiale.

 

Comme vous savez, c'est le non qui l'a emporté par la mobilisation citoyenne. Et j'ai eu le sentiment qu'on vivait dans un pays totalitaire où tous les journalistes et tous les médias répétaient la même chose.

 

Je suis tombé sur le livre d’un certain Pierre Rimbert, consacré à Libération, fondé comme journal révolutionnaire devenu un journal idéologiquement rangé dans l'ordre des choses. Quand j'ai lu le livre, je me suis rendu compte que la critique des médias était la même que celle que j'avais. J'ai pris contact avec Pierre, que je ne connaissais pas. Il m'a proposé de poursuivre la discussion avec Serge Halimi, que je connaissais un peu. Je leur ai dit que je voulais faire un film. Et j'ai demandé à Serge qu'on puisse utiliser le titre d'un de ses livres Les nouveaux chiens de garde et j’ai produit le film.

 

Comment a-t-il été reçu à l'époque?

 

Par un silence total de la plupart des médias, sauf Libération et Le canard enchaîné. Puis, le film s'est avéré être un énorme succès dès sa sortie. Il a fait l'objet d'une diffusion à deux niveaux: dans les salles, bien sûr, et aussi parce que des centaines d'associations nous ont demandé de pouvoir organiser des projections débat, lors desquelles nous l’avons présenté devant un public énorme.

 

Le film a été un succès en salle et un succès politico-sociétal qui ne se dément pas d'ailleurs. Il est diffusé dans toutes les écoles de journalisme, dans d'autres pays francophones et même à l'étranger.

 

Le sujet des liens incestueux entre pouvoir et média est plus que jamais d’actualité. Pensez-vous que l’on pourrait refaire le même film aujourd’hui?

 

Oui et j'y ai pensé. On pourrait, on devrait faire une suite centrée sur les chaînes d'information et les réseaux sociaux, bien sûr. J’en ai parlé avec Serge Halimi. Mais je ne vois pas, aujourd’hui, quel metteur en scène prendrait en charge ce travail. Quand Les nouveaux chiens de garde sont sortis, personne n'avait voulu le cofinancer, j'en avais pris seul le risque. Ce qui est beaucoup d'argent pour un producteur indépendant. Aujourd'hui, tout le monde se carapaterait.

 

Vous pensez que c'est devenu trop risqué? Aujourd’hui, il ne pourrait pas voir le jour?

 

Si, il pourrait voir le jour. Si j'avais 10 ans de moins, je le ferais.

 

Pour parler un petit peu d'Emmanuel Macron. D'autres documentaires sont sortis sur la façon dont la presse a vendu le candidat Macron en 2017 et continue à le vendre. J'ai l'impression qu'on est en plein dans le sujet de votre film. Finalement, rien n’a changé?

 

Aucun film ne change rien, aucun livre ne changera rien à la réalité. Par contre, si un film ou un livre sont un succès, ça aide à la réflexion. Je n'ai jamais vu de film qui provoque une révolution progressiste. Costa Gavras est un ami – il avait d'ailleurs salué le film – cela n'a pas empêché ensuite l'apparition de nouveaux fachistes dans plein de pays. Je ne crois pas aux vertus pédagogiques et politiques d'une entreprise artistique, au-delà d'un certain cercle.

 

Aujourd'hui, qui sont les nouveaux chiens de garde?

 

Toutes les chaînes d’information. Et les journalistes qui répètent, répètent, répètent. L'autre jour, je croise Pujadas. Il me reconnaît, il me salue et me dit: «Alors, ça a bien changé depuis ton film». Je l'ai regardé et je lui ai dit: «C'est curieux, je ne t'aurais jamais arrêté pour en parler, mais dans ton émission, tu as annoncé il y a deux ans que Poutine avait un cancer, qu'il ne sortait pas du Kremlin, qu’un sosie le remplaçait, que la Russie n'avait quasiment plus d'obus et qu'elle allait perdre la guerre».

 

Je connais un peu la Suisse pour avoir travaillé avec Goretta, Sutter et Taner quand j'étais jeune scénariste, mais je n'ai pas le sentiment qu'en Suisse, même si c'est moins systématique que chez nous, les choses ont changé.

 

Non, effectivement, mais c'est vrai qu'en Suisse, les médias ne sont pas tous financés par de grands groupes et des milliardaires.

 

Le service public n'échappe pas beaucoup à cette réalité.

 

Comment est-ce que vous expliquez ces relations incestueuses entre les médias et les politiques?

 

Je pense que ce qu'on a montré et démontré dans le film, c'est que ça n'est pas la hiérarchie ou le pouvoir économique qui contraint les journalistes à être ce qu'ils sont. Pour la plupart des chiens de garde, c'est dans les gènes. C'est spontané, c'est volontaire. J'ai reçu un nombre de jeunes qui sont dans les écoles qui me disent qu'il y a un monde entre le film et ce qu'on leur apprend. On leur apprend à être dans la soumission à l'air du temps. Donc, on n'est plus dans une époque où des rédacteurs en chef ou des directeurs stipendiés exigeaient des journalistes qu'ils soient au garde-à-vous, ils se mettent au garde-à-vous tout seuls.

 

Pourquoi?

 

C'est la première fois, depuis les années 30, qu'en France, tous les médias qui n'appartiennent pas au service public, je dis bien tous, sont possédés par de grands groupes financiers. Tous. Il n'y a plus un média libre.


Donc, en fait, la formation de l'esprit à devenir soumis, comme vous le dites, ça se passe dès le début dans les écoles de journalisme?

 

D'abord, je pense qu'il y a eu un mythe du journaliste: les grands reporters, les grandes plumes. Mais que, globalement, les journalistes sont au service de ceux qui les paient. Il y a des exceptions. Il y a des petits médias. J'imagine que le vôtre fait partie de ceux-là. Mais c'est la règle.

 

Mes amis qui, pour nombre d'entre eux, militent à l'Observatoire des médias, suivent au jour le jour ce qui s'écrit: il n'y a même pas de problème. Dès que quelqu'un prétend à échapper à la pensée dominante, il est écarté. C'est tout simple.

 

Ce qui est frappant dans ce film, qui est plus actuel que jamais, c'est le fait d'ériger les faits divers en fait de société. C'est quelque chose qui est présent depuis des dizaines d'années. Mais aujourd'hui, c'est encore plus flagrant qu'avant. Ça répond à la même logique?

 

Si vous voulez éviter de présenter la société telle qu'elle est, c'est-à-dire séparée en classes, avec ceux qui dominent, qui sont comme par hasard les grands groupes industriels et financiers, vous mettez en exergue les faits divers et la sécurité. Globalement, la France et tous les pays européens vivent dans une sécurité 100 fois supérieure à celle de nos anciens. Et tous les jours, vous avez un meurtre, un viol, un assassinat qui fait la une des médias, qui convoque des spécialistes, justice, police, sociologue. Tout le monde y va. Et tout le monde parle de ça.

 

Et puis c'est l'avènement des experts de plateau.

 

Voilà. Ils sont experts de tout. Je regardais sur LCI, il y avait un général qui était intervenu longuement au moment du Covid. Ils sont bons, ils couvrent tout.

 

On comprend très bien l'intérêt d'un journaliste dont le média appartient à un grand groupe de se plier à ce jeu-là. Mais comment expliquer que ce soit le cas également du service public?

 

Ils sont dominés par la même idéologie. C'est simple. Un grand nombre d'entre eux rêvent d'être recrutés par la maison d'en face.

 

Est-ce que le journalisme citoyen, c'est quelque chose que vous encouragez, qui peut être une solution?

 

Oui, c'est une solution. Moi, je lis Le Monde diplomatique et parfois Le Parisien pour l’horoscope.

 

Dans le film, vous parlez du fait que les médias, les chaînes trient les informations en fonction de ce qui pourrait déranger ou pas leur propriétaire. Est-ce que vous auriez des exemples concrets à nous donner de ce même traitement?

 

Il y a un ancien directeur de la police, Quarceni, qui vient d'être condamné à quatre ans, dont deux ans de prison ferme, parce qu'il était intervenu dans un dossier illégalement dont Ruffin a fait un film: Merci patron!. Je crois que c'est le groupe LVMH. Le groupe n'a rien eu, évidemment, et c'est le type qui a payé la note. Tout cela en France est courant, commun. Les amis que j'ai en Suisse ont l'air de me dire que sous d'autres formes, la situation est la même en Suisse.

Le film Les nouveaux chiens de garde est disponible en intégralité ici



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