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Photo du rédacteurAmèle Debey

Gouvernements VS réseaux sociaux: la guerre a commencé

Pressions, interdiction et arrestation: la semaine a été chargée pour les dirigeants des plus gros réseaux sociaux de la planète. Les autorités de différents pays s’immiscent de plus en plus dans les affaires de ces géants de la tech, sous les yeux de citoyens dont certains sont inquiets pour l’avenir de la démocratie et de la liberté d’expression.

Elon Musk et Pavel Durov
© Canva/Instagram

Le fondateur et PDG de la messagerie Telegram, Pavel Durov, a été arrêté par les autorités françaises le 24 août dernier, dans le cadre d’une enquête criminelle. Il est accusé de nombreux délits, dont le refus de coopérer avec les autorités et la complicité de crimes s’organisant sur sa plateforme, tels que le trafic de stupéfiants, la pédocriminalité, l’escroquerie ou le blanchiment en bande organisée. Quatre jours plus tard, Pavel Durov a été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire.

 

Depuis, la France flirte avec l’incident diplomatique. Non seulement cela la met dans la position délicate d’avoir franchi un pas que même Poutine n’a pas franchi, mais en plus les Emirats arabes unis, où Telegram est juridiquement installée, ont réagi immédiatement à l’arrestation de Pavel Durov, demandant à ce qu’il ait accès «de toute urgence à tous les services consulaires».

 

Les rumeurs fusent sur internet et dans la presse. Le Canard enchaîné a par exemple laissé entendre que Pavel Durov était tombé dans le piège d’un Emmanuel Macron qui l’aurait invité à dîner ce soir-là, alors que le chef de l’Etat était au Touquet au même moment. On a également pu lire ici ou là que les Emirats arabes unis avaient gelé l’achat de Rafales. Il semblerait que ce soit faux également.

 

Il y a quatre mois, Pavel Durov expliquait à Tucker Carlson, lors d’une interview, que la véritable menace rencontrée par Telegram ne venait pas des gouvernements, mais de Google et Apple, qui peuvent décider de retirer l’application de leur store en cas de refus de collaborer avec eux.



En Suisse, le directeur de Proton, Andy Yen, a réagi dans une interview passionnante pour Le Temps, dans laquelle il déclare notamment que «nous sommes aujourd’hui sur une tendance qui nous éloigne de la liberté d’expression. Or celle-ci est l’un des principes fondamentaux de la démocratie. Nous sommes dans un monde où les autocrates gagnent de plus en plus de pouvoir. Je suis donc très inquiet.»

 

Car, désormais, le principe même du chiffrement (qui permet de protéger les conversations des utilisateurs) est remis en question. Les réseaux sociaux doivent-ils autoriser tous les échanges sur leur plateforme au nom de la liberté d’expression, y compris quand ceux-ci contreviennent à la loi de tel ou tel pays? Andy Yen a son avis sur la question: «Je reconnais que le chiffrement a des inconvénients et peut permettre à des criminels de communiquer, explique-t-il encore au Temps. Mais en tant que société, je pense que nous devons l’accepter parce que la solution alternative, c’est la fin de la vie privée. Ce qui est bien pire. Si nous ne faisons pas les choses correctement, je pense que ce qui est en jeu est de savoir si la démocratie peut survivre au XXIe siècle.»

 

«C’est un message au monde de la tech qui voudrait protéger la vie privée des citoyens»

 

Pour Fabrice Epelboin, entrepreneur et expert en cybersécurité, la situation est claire: «Si on part du principe qu’on est entré dans l’ère de l’arbitraire, ça tient debout. C’est un signal lancé au monde de la tech qui voudrait protéger la vie privée des citoyens, c’est cohérent avec les menaces de Thierry Breton face à Elon Musk et la réglementation Chat Control. Les mêmes principes que pour les Twitter Files sont à l’œuvre.»

 

Meta et les aveux de Zuckerberg

 

Si les Twitter Files n’avaient pas suscité l’esbroufe qu’un tel scandale aurait mérité au moment de leur divulgation par Elon Musk, les choses ont changé cette semaine. Mark Zuckerberg a admis, dans une lettre au président de la commission judiciaire de la Chambre des représentants, que Facebook avait bien contribué à censurer les voix dissidentes pendant la pandémie de Covid, dont celle du Dr Jay Bhattacharya, de Stanford.

 

(Re)lire notre article sur les Twitter Files: Comment les réseaux sociaux ont aidé à piloter la doxa du Covid

 

«En 2021, des membres officiels de l’administration Biden, y compris la Maison Blanche, ont fait pression de façon répétée sur nos équipes pour qu’elles censurent certains contenus liés au Covid, y compris ceux relevant de l’humour et de la satire», peut-on notamment lire dans la lettre.

 

Quel avenir pour Twitter?

 

Mais le réseau social dont l’avenir est le plus incertain est certainement X (le nouveau nom de Twitter). Elon Musk s’est lancé dans une guerre numérique avec le gouvernement brésilien, et plus particulièrement le juge Alexandre de Moraes, qu’il accuse d’être un «dictateur diabolique».

 

Tout a commencé lorsque ce juge a demandé à Elon Musk de réguler Twitter, dénonçant «L'instrumentalisation de X par le biais de l'action de groupes extrémistes et des milices numériques sur les réseaux sociaux, avec une diffusion massive de discours nazis, fascistes, haineux, antidémocratiques». Ainsi, la plateforme mettrait en péril la démocratie brésilienne, un peu plus d'un mois avant les élections municipales.

 

Elon Musk a donc décidé de fermer ses bureaux au Brésil, ce qui a entrainé l’interdiction pure et simple du réseau social dans le plus grand pays d’Amérique latine. Alexandre de Moraes a également décrété la suspension des activités de Starlink, l'entreprise de satellites qui permet notamment l'accès à internet dans des régions situées loin des grands centres urbains. Or, Starlink est indispensable à l’armée brésilienne. Le juge, membre de la Cour suprême du Brésil, est donc dans une situation délicate.

 

Et ce n’est pas un vain mot! Echaudé par l’arrestation de Pavel Durov, Elon Musk a décidé de réagir en balançant des documents compromettants concernant Alexandre de Moraes sur Twitter. Pour ce faire, il a même créé un compte dédié, promettant ce qu’il a baptisé les Alexander Files.

 

«Aujourd’hui, nous commençons à mettre en lumière les abus de la loi brésilienne commis par Alexandre de Moraes. Nous avons été obligés de partager ces décisions car il n’y a pas de transparence de la part du tribunal et les personnes censurées n’ont aucun recours pour faire appel. Nos propres appels ont été ignorés. Et maintenant, le peuple brésilien se voit refuser l’accès à X. La justice secrète n’est pas une justice du tout. Aujourd’hui, nous disons que cela doit changer.»

 

Affaire à suivre de très près, donc!

 

L’avis de l’expert

 

«Telegram ne protège pas du tout le droit à la vie privée»


Avec l'association La Quadrature Du Net qu'il a cofondée, il est l'un des protagonistes du débat public français contre la surveillance et la censure sur Internet et en faveur des droits numériques en France. Sur le cas Pavel Durov, Il Fatto Quotidiano a interviewé Benjamin Sonntag, ingénieur informaticien, expert en sécurité et entrepreneur dans le secteur informatique. Lorsqu'on lui a demandé s'il avait déjà travaillé ou consulté pour un concurrent de Telegram, Sonntag a répondu par la négative.

Benjamin Sonntag
© DR
 

Article initialement publié sur le site du journal italien Il Fatto Quotidiano, republié avec l'accord de la rédaction

 

Il Fatto Quotidiano: Selon l'expert en sécurité Michał Woźniak, Telegram n'est ni sûr ni crypté. C'est uniquement lorsqu'il est utilisé en mode «chats secrets» que Telegram offre un cryptage de bout en bout, grâce auquel les messages que deux personnes échangent pendant une conversation sont accessibles uniquement à eux deux, et non à des tiers. Mais le cryptage de bout en bout doit être explicitement activé par chaque utilisateur, et les «discussions secrètes» ne sont pas disponibles pour les groupes ou les canaux. Il semble donc que Telegram soit loin d'être sûr pour les criminels qui souhaitent l'utiliser pour trafic de drogue, d'armes ou de pédopornographie. Êtes-vous d'accord?


Benjamin Sonntag: Je suis tout à fait d'accord. Je pense que 99,9% de tous les messages échangés via Telegram sont envoyés de manière à ce que la société Telegram puisse les lire. Ils sont envoyés sous forme cryptée aux serveurs de Telegram, et donc si quelqu'un surveille internet, il ne les lit pas, mais l'entreprise peut les lire en texte clair sur ses serveurs. Le fait que le cryptage de bout en bout doive être activé pour chaque chat – et ne soit donc pas un paramètre automatique – a d’énormes conséquences! La plupart des utilisateurs de Telegram ne modifient pas leurs paramètres par défaut. Et sur Telegram, le cryptage de bout en bout n'est disponible sur aucune discussion de groupe, ce qui est l'un des moyens les plus utilisés par ce réseau social.


Durov est accusé de douze délits présumés, parmi lesquels: «le refus de communiquer, à la demande des autorités compétentes, des informations ou des documents nécessaires à la réalisation d'interceptions légales», mais, selon une enquête du Spiegel, Telegram a remis à plusieurs reprises les données des utilisateurs à la police fédérale allemande. Pensez-vous que Durov a été arrêté pour non-coopération avec les enquêteurs français ou pensez-vous qu'il se passait autre chose?


D’après ce que je considère en tant qu’opérateur de réseau – je dirige un petit fournisseur d’accès internet en France – chaque pays a des manières différentes d’appliquer la loi. Peut-être que l’Allemagne et l’Inde, qui ont toutes deux obtenu des données de Telegram il y a quelques années, ont poussé plus fort et se sont montrées plus menaçantes que la France, ou peut-être que leurs actions [judiciaires] ont été jugées légitimes par Telegram à l’époque.


À mon avis, il est plus probable que la France n’ait jamais vraiment tenté de menacer Telegram auparavant, ou qu’elle ait exigé trop de données sur trop de cas et que Telegram ait décidé de ne pas accéder à ces demandes. Je ne vois pas pourquoi l'affaire devrait porter sur autre chose que sur un système judiciaire qui essaie de faire son travail. Surtout parce que la police en France sait que Telegram n'est pas crypté et sait donc que Telegram pourrait détenir des informations très intéressantes sur les affaires faisant l'objet d'une enquête criminelle… Je considère cela comme une très bonne (et suffisante) raison de l'arrêter pour cette raison.


Edward Snowden a été très direct: «L'arrestation de Durov est une attaque contre les droits humains fondamentaux, tels que les libertés d'expression et d'association. Je suis surpris et très attristé que Macron en soit arrivé à prendre des otages pour accéder à des communications privées.» C'est un fait que les autorités françaises n'aiment pas le chiffrement et en décembre dernier, Disclose, notre journal et d'autres médias révélaient que la France, l'Italie, la Finlande, la Grèce, Chypre, Malte et la Suède voulaient utiliser des logiciels espions de chiffrement pour espionner les journalistes. Pensez-vous que l'arrestation de Durov fait partie de la guerre contre la cryptographie en France?


Je trouve triste qu'Edward Snowden soit tombé dans un piège, car l'affaire est bien plus compliquée. Tout d’abord, Telegram n’est pas crypté: 99,9% ne le sont pas, et les 0,1% qui le sont continuent de divulguer des données sur qui communique avec qui, ce qui en soi est très intéressant pour les forces de sécurité. Cette affaire ne peut donc pas être liée à l’amour ou à la haine des autorités françaises pour la cryptographie, elle est totalement hors de propos. Malheureusement, il y a des activistes partout dans le monde qui pensent que Telegram est sûr: ce n’est pas le cas! Je pense que lutter pour le cryptage de bout en bout est très important, mais Telegram n'a aucun rapport avec ce combat! Et s'il vous plaît, ne mélangez pas cette affaire avec la question de l'espionnage des journalistes: c'est un faux drapeau… Les journalistes d'investigation responsables ne devraient jamais utiliser Telegram pour quelque chose d'important. Il doit être considéré comme aussi sécurisé qu’un SMS ou un e-mail: pas sécurisé du tout!


Deuxième fait: Telegram n'est pas, dans la plupart des cas, une «communication privée»: il existe des milliers de discussions de groupe pouvant avoir jusqu'à 200 000 utilisateurs chacune. Ceux-ci doivent clairement être considérés par un juge comme des « espaces publics» et des «conversations publiques», et non comme des «communications privées». En conséquence, les lois et réglementations en vigueur dans la plupart des pays sont très différentes de celles applicables aux communications purement privées.


Dans le cas de l'arrestation de Durov, certaines enquêtes criminelles liées à l'arrestation portent sur des discussions de groupe au cours desquelles certaines personnes ont échangé de la pédopornographie ou d'autres contenus illégaux sur ces discussions de groupe. Et donc je comprends le point de vue du ministère de la Justice qui voudrait mettre fin à cette situation. En fin de compte, je suis presque sûr que l'affaire Durov n'a rien à voir avec la guerre du chiffrement en France. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que la France aime le chiffrement de bout en bout. Les citoyens devraient utiliser le cryptage de bout en bout (comme Signal) chaque fois qu'ils le peuvent et se battre pour le droit d'avoir des communications privées, mais Telegram n'est pas un acteur positif dans cette lutte… .

 

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