Taïwan, otage du duel Chine-États-Unis… et du réveil japonais
- Robert Habel
- il y a 13 heures
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Elle est à la croisée des chemins, écartelée entre la menace d’une annexion brutale par la Chine et la douce nostalgie d’un passé encore proche et heureux, de 1895 à 1945, avec le Japon. Au centre depuis un mois d’une brusque montée des tensions entre la Chine et le Japon, qui se superpose au grand jeu géopolitique entre les États-Unis et la Chine, l’île de Taïwan s’efforce plus que jamais de devenir enfin cet État indépendant, libre et souverain, qu’elle est déjà.

C’est l'île de tous les dangers qui a réussi jusqu’ici, par sa résilience, à surmonter les tragédies historiques et à prospérer, mais qui ne cesse de subir et de cristalliser, malgré elle, les grands affrontements qui déchirent le monde. Une île de 23 millions d’habitants au milieu d’un vaste détroit, soumise à la double influence de la Chine (ce mastodonte de 1,5 milliard d’habitants) et du Japon. Taïwan, aujourd’hui, est un État libre et démocratique qui revendique non seulement son indépendance, mais aussi son identité nationale.
La récente montée des tensions entre Pékin et Tokyo, après que la nouvelle Première ministre japonaise, Sanae Takaichi, eut déclaré, le 7 novembre, qu’une attaque militaire chinoise contre Taïwan représenterait une menace existentielle pour le Japon et pourrait entraîner une réponse militaire, illustre l’inextricable complexité de la situation ainsi que les risques toujours présents de collision et de déflagration dans ce huis clos régional. La réaction violente de Pékin, dont un diplomate a menacé, sans être désavoué, de «couper la sale tête» de Sanae Takaichi, donne le sentiment d’une espèce d’effroi et de désarroi, comme s’il s’agissait de couper aussitôt cette vérité qui sort du puits.
Pourquoi la Chine a-t-elle réagi avec cette agressivité qui tranche curieusement avec sa maîtrise habituelle, telle qu’elle s’est exprimée par exemple, tout récemment, dans le dossier, ô combien brûlant lui aussi, des relations économiques et politiques avec les États-Unis? Pourquoi la question de Taïwan est-elle à ce point ultrasensible? C’est bien sûr parce qu’elle touche au cœur même du récit historique chinois. Taïwan, prétend Pékin qui le répète comme un mantra, est une terre chinoise arrachée à la mère-patrie et elle n’aspire qu’à la retrouver au plus tôt. Comme Hong Kong et Macao l’ont fait il y a un quart de siècle. Le président chinois Xi Jinping a déjà fixé une date ultime pour «la réunification de la patrie»: ce sera 2049, l’année du centenaire de la fondation de la République populaire de Chine.

Taïwan, en réalité, n’a jamais appartenu vraiment à la Chine, même si elle en a fait partie, de manière purement formelle, pendant 212 ans, de 1684 à 1895. Un temps très bref pour cette Chine qui se flatte d’avoir, avec l'Égypte, l’histoire la plus longue du monde: 4000 ou 5000 ans au minimum. «Que sont les siècles pour la mer?», demandait l’historien français Max Gallo dans le titre d’un de ses best-sellers. Que sont ces 212 ans pendant lesquels, malgré un traité formel, les relations de toutes sortes – politiques, économiques et humaines – sont demeurées quasiment inexistantes entre l’empereur de Chine, le Fils du Ciel, et sa lointaine possession, dont il ne savait rien et qu’il méprisait souverainement?
«Taïwan est-il chinois?»
Spécialiste des relations internationales et des questions stratégiques en Asie, l’historienne française Valérie Niquet a consacré plusieurs ouvrages à la Chine dont elle observe et analyse l’irrésistible ascension. Dans un livre paru en 2023, Taïwan face à la Chine (Éditions Tallandier), elle pose d’emblée la question que tout le monde occulte volontairement: «Taïwan est-il chinois?» Argumentée, fine et nuancée, sa réponse pourrait se résumer ainsi: «Pas vraiment!» Il y a certes une histoire de voisinage, des liens ponctuels, des échanges sporadiques, des parentés, des correspondances, mais pas grand-chose de plus.
«Dans sa volonté de "réunification de la patrie", explique-t-elle, le régime de Pékin rencontre une difficulté majeure: Taïwan n’a jamais fait partie de la République populaire de Chine et au cours des siècles précédents, la Chine impériale n’y a exercé qu’une autorité sporadique et limitée. C’est ce que montre l’histoire d’une île dont l’identité a été forgée par de multiples apports. Des populations austronésiennes qui la peuplaient originellement à la colonisation japonaise, en passant par la Compagnie des Indes néerlandaises. La rébellion de la dynastie Ming regroupée autour de Koxinga, un empire Qing très réticent, et des vagues de population venues du continent. Des provinces du Sud d’abord, puis de l’ensemble du territoire, après l’effondrement du régime nationaliste en 1949.»
Un petit peu d'histoire
Pour reprendre les choses chronologiquement, notons que l’île de Taïwan est peuplée au départ par des populations locales austronésiennes. Les communautés chinoises venues s’installer dans l’île ne représentant que quelques milliers de personnes au début du XVIIᵉ siècle. À partir de 1624, les Hollandais de la Compagnie des Indes orientales colonisent l'île, dont ils seront chassés en 1661 par Koxinga, qui se trouve lui-même en rébellion contre la dynastie mandchoue des Qing et qui va établir sa propre dynastie de 1662 à 1683.
Quand le royaume de Koxinga s’effondre, l’empire Qing ne manifeste guère d’intérêt pour l’île, qui va tomber dans son escarcelle un peu par hasard. L’historien taïwanais Lee Hsiao-Feng explique ainsi ce moment clef dans son ouvrage Histoire de Taïwan (L’Harmattan). «L’empereur Kang Xi, écrit-il, estime que "Taïwan n’est qu’un arpent de terre insignifiant. L’obtenir n’apporte aucun avantage, ne pas l’obtenir n’entraîne aucun inconvénient"; il vaudrait mieux "déporter les habitants et vider la place"».
Toujours est-il que l’empereur finit par se laisser convaincre – le chef de sa flotte lui ayant expliqué l’importance stratégique de l'île – et il intègre l’île à l’empire Qing en avril 1684. «Auparavant, reprend Lee Hsiao-Feng, jamais l’île n’avait figuré dans les territoires d’une dynastie chinoise. Il n’est donc pas étonnant que l’empereur Yong Zheng ait pu déclarer: "Depuis les temps les plus reculés, Taïwan n’avait jamais appartenu à la Chine. Feu l’empereur mon père a souverainement décidé de l’intégrer au territoire national".»
L’empereur a accepté cette île qu’il trouvait «trop éloignée, au-delà des océans», mais il ne s’en soucie pas, ni lui ni ses successeurs. «Pendant deux siècles, explique Valérie Niquet, la dynastie des Qing ne contrôle qu’une frange très limitée du territoire qui reste largement dominé par les clans aborigènes.» Des révoltes indigènes éclatent régulièrement, vite et impitoyablement réprimées. Par exemple, celle de Dajiaxi en 1731, écrasée par des troupes chinoises débarquées en nombre: une centaine de bateaux, 6000 soldats et une artillerie importante. Des colons venus du continent, du sud du Fujian, s’établissent dans l’île au fil du temps, un mouvement lent mais régulier: 130'000 personnes en 1684, deux millions en 1811.
«Le pouvoir chinois n'attache pas d'importance au sort de l'île jusqu'en 1943»
Deux siècles pour rien, deux siècles d’immobilité et de surplace, «d’impassibilité et d’inertie», précise Lee Hsiao-Feng, qui se termineront en 1895 avec le traité de Shimonoseki, mettant fin à la première guerre sino-japonaise (1894-1895) gagnée par Tokyo. La Chine n’est ni meurtrie ni affligée par cette perte. Rien de comparable, par exemple, avec le déchirement que fut pour la France la perte de l’Alsace-Lorraine, après la guerre de 1870. Et cette indifférence persistera longtemps. «Ni Sun Yat-sen, ni Chang Kaï-chek, ni même Mao Zedong, reprend Valérie Niquet, n’attacheront d’importance au sort de l’île avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’en 1943, le pouvoir nationaliste comme les dirigeants communistes n’incluaient pas Taïwan parmi les territoires que le Japon devait rendre à la Chine, mais assimilaient la situation de l’île à celle de la Corée, autre colonie japonaise en lutte pour sa libération.»
La rencontre avec le Japon
L’île de Taïwan a manqué sa rencontre avec la Chine, mais elle va réussir sa rencontre avec le Japon dont elle garde encore aujourd’hui, 80 ans plus tard, un souvenir fort et une réelle nostalgie. Le Japon est alors en plein essor économique et politique, il veut se doter de colonies et se constituer une zone d’influence capable de rivaliser avec les zones d’influence des puissances coloniales occidentales. Il vient ainsi d’intégrer l’île d’Okinawa, plus à l’est, qui abrite aujourd’hui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la plus grande base militaire américaine de la région. Taïwan, quand le Japon en hérite, compte 2,5 millions d’habitants, l’immense majorité étant d’origine chinoise et les aborigènes n’étant plus que 300'000 habitants.
«L’objectif du Japon, explique Valérie Niquet, était d’assimiler la population taïwanaise dans l’empire et de faire de Taïwan une «colonie modèle» grâce à laquelle le Japon pouvait affirmer son rang de grande puissance, mais aussi offrir un contre-modèle aux colonisateurs occidentaux en Asie.» Croissance économique forte et régulière, essor industriel et commercial, développement spectaculaire de l’instruction et de la santé, développement du réseau routier et création d’une voie de chemin de fer reliant l’ensemble de l’île, tolérance d’une certaine effervescence intellectuelle et artistique: le pouvoir japonais dirige Taïwan avec beaucoup de rigueur et de détermination, mais aussi d’habileté, insufflant à l’île un dynamisme qu’elle n’avait jamais connu.
Surtout, Tokyo a réussi à gagner les cœurs en mettant en place une politique d’égalité entre les différents groupes de la population, interdisant toute discrimination, chinoise ou japonaise, envers les indigènes et autorisant les mariages mixtes. «Toutes ces mesures ne se sont pas traduites dans la réalité, observe Valérie Niquet, mais elles ont eu paradoxalement une influence sur l’émergence d’un sentiment d’unité nationale taïwanais autour d’une langue commune, le japonais.» En 1945, 70% des Taïwanais parlent japonais.
Naissance de la conscience nationale taïwanaise
Lee Hsiao-Feng porte un regard sans concession mais modéré sur le pouvoir japonais. «Bien entendu, dit-il, les motivations japonaises n'étaient pas d’ordre philanthropique. Il s’agissait, par les travaux de modernisation, de créer un réseau de transport, d’échanges commerciaux, mais aussi d’exploitation des richesses des ressources de la colonie, permettant la mise en œuvre d’une politique capitaliste et coloniale efficace. Ce faisant, l’occupant japonais mit en relation différentes parties de l’île et contribua ainsi, dès la fin du XIXᵉ siècle, à l’émergence d’une conscience identitaire taïwanaise.»
Cette conscience nationale taïwanaise, sous l’ombrelle du Japon et sans lien avec la Chine, c’est ce que les dirigeants de Pékin ne parviennent toujours pas à digérer aujourd’hui. D’autant que ce sentiment nourrit à sa manière le rejet d’un rattachement forcé avec une mère-patrie qui ne l’est pas et ne l’a jamais été, et qu’il conforte le rêve d’une île pleinement indépendante. «Aujourd’hui, note ainsi Valérie Niquet, c’est plutôt l’aspect "positif", idéalisé, de la période coloniale japonaise qui est mis en avant à Taïwan dans les milieux indépendantistes. À leurs yeux, le Japon a apporté dans l’île une forme de modernité matérielle et intellectuelle que la Chine ne connaissait pas. Surtout, aux yeux des Taïwanais de souche, son principal mérite est… de n’être pas chinois. (…) Pour les dirigeants chinois, cet attachement à l’ancienne puissance colonisatrice constitue un véritable camouflet.»
«La "libération" de Taïwan a débouché sur une nouvelle forme de contrôle néocolonial et d’oppression»
Aujourd’hui encore, les relations entre Taïwan et le Japon sont particulièrement amicales et intenses. Quand un tremblement de terre s’était produit à Taïwan il y a une vingtaine d’années, des secouristes japonais avaient débarqué aussitôt et, en retournant au Japon, ils avaient été salués à l’aéroport par une haie d’honneur. De même, les Taïwanais s’étaient montrés particulièrement généreux pour aider les victimes du tsunami et de la catastrophe nucléaire de Fukushima, en mars 2011.
Des séquences historiques qui se succèdent donc de manière claire: un passé aborigène qui se perd dans la nuit des temps, un long moment japonais qui s’étend sur un demi-siècle et puis, depuis 1945, le retour à la case de l’identité compliquée, incertaine, mélangée. On pourrait presque dire que c'est à ce moment-là que Taïwan devient chinoise, en partie malgré elle. Vaincu, le Japon doit abandonner l’île alors que la guerre civile fait rage en Chine entre l’armée de Chang Kaï-chek, au pouvoir depuis 1928, et les forces communistes de Mao Zedong. Quand Mao prend le pouvoir, en 1949, les troupes de Chang Kaï-chek se réfugient massivement à Taïwan: plus de deux millions de soldats, fonctionnaires, partisans du Kuomintang s’abattent sur l’île et bouleversent tout: les équilibres politiques, économiques, démographiques, humains. Les nouveaux arrivants imposent leur loi à des autochtones qui se retrouvent discriminés et marginalisés.
«L’arrivée des continentaux à Taïwan s’est traduite par une mainmise de ces derniers sur les structures de pouvoir politique et économique de l’île, explique Valérie Niquet. Pour beaucoup de Taïwanais, la "libération" de Taïwan a débouché sur une nouvelle forme de contrôle néocolonial et d’oppression. (…) Une connaissance suffisante du mandarin, langue officielle sur le continent, que peu de Taïwanais maîtrisent, est rendue obligatoire pour tous les postes de fonctionnaires ou d’administrateurs dans les grandes entreprises. Pour les mouvements indépendantistes ou autonomistes taïwanais, c’est une discrimination quasi ethnique qui est mise en place.»
La Chine unique
C’est le début d’une période qui dure toujours où deux récits antagonistes se rejoignent paradoxalement pour mieux s’opposer. Mao et Chang Kaï-chek proclament tous deux qu’il n’existe qu’une seule Chine – c’est la politique de la Chine unique – et chacun d’entre eux promet de la réunifier sous son propre contrôle. Toujours est-il que Taïwan devient de plus en plus chinois par le nombre de ses habitants, par sa langue, par son régime politique aussi, dictatorial et quelque part colonial. Mais quand Chang Kaï-chek meurt en 1975, son fils Chiang Ching-kuo lui succède et entame un processus de libéralisation qui aboutira à la première élection démocratique du président Lee Teng-huien, en 1988, puis à celle du premier président indépendantiste, Chen Shui-pien, en l’an 2000. Entre les lointains successeurs de Mao et de Chang Kaï-chek, une curieuse alliance tacite va se mettre en place, les deux camps défendant l’idée d’une Chine unique et refusant l’indépendance de Taïwan.
Culture à l'occidentale
L’île finira-t-elle par être rattachée un jour à la Chine ou parviendra-t-elle à conquérir cette indépendance qu’elle a déjà sans l’avoir? Elu l’année dernière, le président de l’île, Lai Ching-te, rejette toute discussion avec Pékin et affirme crânement que Taïwan n’a pas besoin de proclamer son indépendance puisqu’il l’a déjà. Une sorte de vérité d’évidence mais aussi une pirouette qui lui permet de ne pas franchir la ligne rouge de Beijing qui entraînerait sans doute une réaction militaire. Tous les observateurs s’accordent pour dire que Taïwan s’est créé une identité propre qui repose à la fois sur la démocratie, l’ouverture, une forme de liberté et de culture à l’occidentale.
Une identité très éloignée du régime de Pékin et très proche, quasiment identique, de celle de ses deux grands amis et alliés dans la région, les États-Unis et le Japon. Taïwan a adopté l’idéologie LGBT, reconnaît le mariage pour tous, favorise l’apprentissage de l’anglais, reprend le discours politiquement correct sur tous les thèmes, à commencer par le dérèglement climatique et l’aide au régime de Kiev. Robuste et assumé, le récit officiel explique que l’histoire de Taïwan ne commence qu’avec l’établissement de la démocratie, en 1988, quand le peuple a pu s’exprimer pour la première fois librement.
Devenue aujourd’hui, avec les États-Unis et la Russie, l’une des trois superpuissances qui dominent le monde, la Chine observe tout cela avec une espèce d’impassibilité goguenarde et de sérénité inquiétante, comme le gros matou avec la souris. Elle est de plus en plus puissante économiquement et politiquement, même si elle reste marquée psychologiquement par le traumatisme du siècle des humiliations et qu’elle ne cesse de rechercher auprès de la Russie la confiance et l’audace qui lui manquent encore.
La Chine accepte, comme une donnée incontournable et pour l’instant inamovible, le soutien des États-Unis à Taïwan, mais elle ne décolère pas quand le Japon lui rappelle soudain, par le hasard d’une parole de sa première ministre, Sanae Takaichi, que Taïwan garde, dans son identité complexe, une place à part pour le Japon.






