Ukraine: le cadavre de l’Europe bouge encore, hélas…
- Robert Habel

- il y a 22 heures
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Le président américain Donald Trump a annoncé la semaine dernière son plan de paix pour l’Ukraine, déclenchant aussitôt en Europe un vent de rage et de panique qui ne retombe pas. Au contraire, il se cristallise et se renforce jour après jour. Une nouvelle séquence de bruit et de fureur, un exercice de style convenu et sans surprise, qui illustre surtout le désarroi d’un continent à la dérive.

Les médias français n’ont fait ni une ni deux: ils ont gravement décidé de sortir immédiatement leurs guillemets et de les maintenir fermement – quelle détermination, quel courage! – tout au long de leurs articles: pas question d’évoquer le plan de paix de Donald Trump pour l’Ukraine sans l’enfermer dans des guillemets qui indiquent d’emblée au lecteur qu’il s’agit en réalité d’un faux «plan de paix», d’un «plan de paix» douteux et illusoire qui ne correspond pas aux exigences des Ukrainiens et des Européens.
Un plan qui n’est qu’un plan de capitulation – cette fois sans guillemets – précisent les médias français, qui expriment à leur manière la colère froide et l’impuissance d’une Europe reléguée, sur son propre continent, à jouer les utilités. Ce qui n’a pas empêché Donald Trump d’annoncer cette semaine, mardi 25 novembre, que son plan, retouché, était quasiment à bout touchant, que son envoyé spécial Steve Witkoff rencontrerait de nouveau le président russe Vladimir Poutine à Moscou, ces prochains jours, et que la paix était proche.
«L'Europe n'en finit pas de poursuivre un rêve impossible dans lequel elle serait le leader du monde»
Protégée et fidèle doublure des États-Unis pendant la guerre froide – cette longue séquence où elle ne parlait que de «sortir de Yalta» – l’Europe n’en finit pas, depuis la disparition de l’Union soviétique, le 31 décembre 1991, de poursuivre un rêve impossible dans lequel elle s’enlise comme dans des sables mouvants. Celui de devenir ou de redevenir enfin, en marge mais en complicité organique avec l’Amérique, cette «Europe puissance» dont parlait Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand. C’est-à-dire une Europe qui serait de nouveau ce qu’elle a été depuis quatre ou cinq siècles: le leader et la lumière du monde sur tous les plans: politique, diplomatique, économique, intellectuel, culturel.
Miraculeusement rescapée de «ce court XXᵉ siècle» – comme disait l’historien anglais Hobsbawm – pendant lequel elle avait traversé deux guerres mondiales, ou plutôt deux guerres civiles européennes, la perte de ses colonies et les angoisses de la guerre froide, l’Europe entendait bien, en ce début de XXIᵉ siècle, rétablir son autorité sur cette planète en train de devenir multipolaire, donc virtuellement rebelle à ses yeux et difficile à manier. D’où le «projet Ukraine», parmi d’autres, qui devait consacrer l’avancée des «valeurs occidentales» mais qui n’aura abouti qu’à la défaite de l’Occident, comme l’a expliqué Emmanuel Todd, et même à une sorte de découplage, peut-être durable, entre les États-Unis et l’Europe.
Fossoyeur malgré lui et dernier président de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev avait analysé ainsi, le 24 décembre 2021, dans une longue interview à l’agence RIA Novosti, le conflit qui s’aggravait en Ukraine et qui allait déboucher juste deux mois plus tard, le 24 février 2022, sur l’intervention militaire russe. Il avait 90 ans et s’exprimait à l’occasion des trente ans de sa démission forcée. La crise, disait-il, trouvait son origine dans «l’arrogance» américaine après la chute de l’URSS. «Ça leur est monté à la tête, l’arrogance, l’autosatisfaction, ils se sont proclamés vainqueurs dans la guerre froide alors qu’on avait ensemble sauvé le monde de la confrontation. Le monde occidental, poursuivait-il, voulait «bâtir un nouvel empire, c’est là qu’est née l’idée d’un élargissement de l’OTAN.»
La Russie n’a pas voulu refaire son empire mais, la nature ayant horreur du vide, c’est l’Occident collectif, qui a tout de même un lourd passé de colonisateur, qui a voulu élargir le sien! Face à une Russie éclatée qui, sous Boris Eltsine, n’était plus que l’ombre d’elle-même, l’Occident a poursuivi une approche délibérément agressive, lorgnant surtout sur ses gigantesques richesses (pétrole, gaz naturel, charbon) et multipliant les bases militaires sur ses frontières. C’est la guerre d’agression de l'OTAN contre la Serbie, en 1999, qui a finalement persuadé Moscou de réagir et de mettre en place une politique qui, par un curieux effet miroir, était, comme jadis celle des Américains face à l’Union soviétique, une politique de containment. Une approche essentiellement défensive, attentiste, prudente, réactive.
L’état du monde à ce moment-là, à la veille de l’an 2000? D’un côté, un Occident triomphaliste et arrogant, persuadé avec Fukuyama que «la fin de l’histoire» avait sonné et que c’était son heure, celle de son irrésistible expansion sous le double (et démocratique!) étendard de l'OTAN et de l’Union européenne. De l’autre, une Russie affaiblie et cherchant désespérément la voie de sortie du communisme, après soixante ans de dictature et de stagnation. Et puis, en arrière-plan, tout ce monde immense et ignoré qui, un quart de siècle plus tard, allait devenir le Sud global: la Chine, l’Inde, l’Amérique latine, l’Afrique, bref un petit 80% de l’humanité…
«La Russie s’est rebiffée. Elle n’a plus voulu obéir»
L’Occident avait le vent en poupe! Il n’avait plus de rival et se réjouissait de régner sans partage sur la planète entière! Il avait retourné la Russie et il lorgnait désormais sur la Chine, elle aussi riche en matières premières et vibrante d’un dynamisme et d’une rage d’enrichissement interdite sous le communisme! La mondialisation était bel et bien là et, comme le proclamait Alain Minc, c’était «la mondialisation heureuse»! Une euphorie tous azimuts, une folle envie aussi de rappeler en passant qui étaient les maîtres du monde.
Mais c’est avec Vladimir Poutine, nommé premier ministre par Boris Eltsine le 9 août 1999, puis élu président par le peuple russe l’année suivante, que tout a commencé à dérailler. La Russie s’est rebiffée. Elle n’a plus voulu obéir. Elle a fait de la résistance et du mauvais esprit. D’où plus de vingt ans de désaccords et d’affrontements, de tiraillements et de combats qui ont débouché sur cette guerre en Ukraine qui a tout cristallisé: les vrais rapports de force, les vrais enjeux, les vraies solidarités, les vraies alliances. Barack Obama avait traité la Russie par le mépris – «une station service», disait-il – et tous les dirigeants occidentaux, avec et après lui, avaient fait de même, mais l’Ukraine a fait voler en éclats cette parade trop facile.
Répété à longueur de temps et depuis des années, le narratif occidental ne brille guère par sa finesse ni par sa profondeur. C’est une longue litanie, toujours la même; une espèce de complainte tour à tour agressive et plaintive. Une suite de mises en garde et de jérémiades, de récriminations et de ressentiment. Une alternance de temps forts et de temps faibles, comme l’on dirait en sport. L’Occident s’indigne, dénonce, menace, finit par se calmer… Il a son explication rassurante et doucement paternaliste: la Russie a la nostalgie de son empire perdu et ne rêve que de revanche, d’où la fameuse «menace russe», mais elle ne fait qu’accumuler les échecs et de toute façon, elle a peur des grands hommes (Macron, Starmer et Merz) qui, contrairement à Daladier et à Chamberlain, ont d’ores et déjà prévenu qu’ils n’iraient pas à Munich. L’Occident a aussi élaboré son petit kit d’idées et de principes qui lui servent de pensée et de moyen, à la fois, de séduction (pour les amis) et de contrainte (pour les récalcitrants): la démocratie, les droits de l’homme, l’idéologie LGBT, le vivre-ensemble, l’immigration, le climat, la transition énergétique. Aucune préoccupation, notons-le, d’ordre spirituel.
Mais comment concilier le (gentil) narratif et la (dure) réalité? Comment raconter que les pays occidentaux multiplient les avancées alors qu’ils reculent dramatiquement sur tous les fronts: politiques, économiques, culturels et spirituels? Comment expliquer que l’Ukraine est en train de gagner la guerre, comme l’ont dit il y a un mois à peine le général Kellogg, l’émissaire de Trump, et Jean-Noël Barrot, le ministre français des Affaires étrangères, alors que l’armée ukrainienne accumule les défaites sur toute la ligne de front et est chassée des villes du Donbass les unes après les autres?
Eh bien, en se réfugiant dans un pays imaginaire, le pays des beaux rêves et des douces illusions, borné et protégé par le déni, comme vient de le relever le vice-président américain J.D. Vance, le 22 novembre dernier, deux jours après la divulgation du plan de paix de Trump. «Il y a un fantasme selon lequel si nous donnions plus d’argent, plus d’armes, plus de sanctions, la victoire serait à portée de main, a-t-il déclaré. La paix ne sera pas instaurée par des diplomates ratés ou des politiciens vivant dans un pays imaginaire. Elle pourrait être l’œuvre de personnes intelligentes vivant dans le monde réel.»
«Les Européens avouent implicitement qu’ils ne proposent aucune solution»
Si les Européens se sont fait une spécialité de commenter la guerre et d’abreuver Donald Trump de leurs précieux conseils et de leurs petits ordres, tous plus belliqueux et jusqu’au boutistes les uns que les autres, c’est aussi parce qu’ils ne parviennent pas à articuler la moindre piste pour sortir de l’impasse. L’Ukraine perd la guerre malgré le soutien massif, depuis près de quatre ans, des États-Unis (surtout Biden, mais encore Trump) et des pays européens. Des livraisons gigantesques d’armes les plus modernes, qui n’ont démontré que leur infériorité par rapport aux armes russes, et des centaines de milliards de dollars qui n’ont servi à rien, sauf à continuer une guerre perdue dès le début et à enrichir les corrompus de Kiev. En occupant bruyamment le registre de la parole inutile, les Européens avouent implicitement qu’ils ne proposent aucune solution, ni militaire ni politique ni diplomatique. Leur discours se radicalise sans cesse, au fur et à mesure que leur impuissance s’affiche, mais ce n’est qu’une pose vide, une tartufferie.
La guerre en Ukraine est-elle toutefois en voie de règlement, comme l’espère Donald Trump? En tout cas, elle est en pleine phase d’écriture: un ongoing process, comme aiment dire les Européens, fiers d’être colonisés. Les médias occidentaux montent la garde et se préparent au pire: ils construisent le récit, la mise en scène, l’éclairage… Il s’agit d’expliquer, de mettre en perspective, de contextualiser… Russie, Ukraine, OTAN, victoire, défaite, match nul, comment organiser les ingrédients et faire mijoter tout cela?
On pourrait se croire à la fin d’un match de foot: les supporters sont furieux car leur équipe a perdu 10 à 0 et il faut leur expliquer que les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît: l’arbitre aurait dû siffler pénalty à deux reprises et annuler les buts adverses, le score est trompeur, l’état de la pelouse soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses, un drone que personne n’a vu a survolé les abords du stade selon le témoignage d’un homme qui n’était pas là… L’ombre de George Orwell flotte dans l’air, gentil sourire aux lèvres, suggère les mots qu’il faut, les silences nécessaires, les légères omissions, les petites amnésies…
De toute façon, pour les trois fantastiques (Macron, Starmer et Merz), le véritable enjeu est ailleurs, au-delà du discours: ils veulent à tout prix envoyer des soldats en Ukraine en tant que «force d’interposition», à la fin du conflit, pour valider leur récit. Même une petite poignée de soldats suffirait, c’est juste pour les photos! Ce serait la preuve irréfutable que l’Europe a gagné la guerre contre la Russie et que c’est elle, désormais et comme toujours, qui fait la loi!









Excellent article qui rejoint les analyses des journalistes Éric Hoesli , Guy Mettan, Jacques Pilet et bien d’autres geopoliticiens qui ne sont pas aveuglés par leur russophobie.
Pierre Flouck