«On va tout droit vers une guerre nucléaire»
- Robert Habel

- il y a 9 heures
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Haut diplomate soviétique pendant toute la guerre froide, Vladimir Fédorovski, 75 ans, fut notamment l’interprète en arabe de Léonid Brejnev, puis l’un des conseillers de Mikhaïl Gorbatchev. Établi en France depuis une trentaine d'années, il est l’auteur de plusieurs best-sellers sur l’histoire de la Russie. Il nous livre son analyse sur la situation en Ukraine, où l’armée russe multiplie les avancées dans un contexte international de plus en plus tendu et angoissant.

Robert Habel pour L’Impertinent: Début novembre, l’armée russe a pris Pokrovsk et Kupiansk, elle avance sur Zaporijia et sur tout le front… C’est le début de la fin pour l’Ukraine?
La situation est dramatique pour l’armée ukrainienne, elle est terrible aussi pour les dirigeants au pouvoir à Kiev. En Europe et même en Suisse, les gens ne veulent pas regarder la réalité en face, mais la situation de l’Ukraine est dramatique. À tel point que certains médias aux États-Unis, mais aussi en Angleterre, évoquent déjà l’éviction et le remplacement du président Zelensky par l’ancien chef de l’armée ukrainienne, le général Zaloujny. Celui-ci a été limogé il y a un an et demi et envoyé comme ambassadeur à Londres.
«La situation actuelle est la plus dangereuse de l’histoire de l’Europe»
L’armée ukrainienne est au bord de l’effondrement?
Oui, bien sûr. On le savait déjà depuis des mois, mais les choses s’accélèrent. L’armée russe avance partout et elle veut aller jusqu’au bout. On sent à Moscou ce que j’appellerais le parfum de la victoire. La situation est la plus dangereuse de l’histoire de l’Europe, elle est plus dangereuse que pendant la guerre froide car, à l’époque, on faisait la distinction entre la propagande et l’analyse réelle. Maintenant, il y a un mélange des genres. L’Occident s’est construit un narratif imaginaire, il a vécu dans un monde virtuel, comme dans un conte d’Andersen, et il se retrouve soudain devant une réalité qui l’effraie.
Relire notre interview de Jacques Baud: «Si on écoutait les opposants à Poutine en Russie, Kiev aurait été rasée de la carte»
Les Occidentaux répétaient non-stop que les Ukrainiens étaient en train de gagner la guerre.
Ils racontaient que les sanctions allaient détruire l’économie russe et mettre la Russie à genoux, que Vladimir Poutine était malade et qu’il n’en avait plus pour longtemps, que la Russie et la Chine n’allaient pas s’entendre, que l’armée russe était nulle et qu’elle allait perdre… Ils continuent aujourd’hui à répéter tout cela, mais tout le monde voit que c’est faux. Les Ukrainiens sont dos au mur, Trump est un peu en difficulté après des élections perdues à New York et sur la côte est, Poutine ressent aussi une certaine pression… Quand les dirigeants sont acculés, ils peuvent prendre des décisions erronées.
Comment sortir de cette contradiction entre le narratif imaginaire des Occidentaux et la réalité?
Mon conseil de vieux diplomate qui a géré de nombreuses crises pendant la guerre froide, c’est qu’il faut trouver une solution dans l’intérêt de tout le monde. En premier lieu, comme j’ai des origines à la fois russes et ukrainiennes, dans l’intérêt des Ukrainiens. On dit qu’il reste aujourd’hui 20 millions d’habitants en Ukraine, alors qu’il y en avait 53 millions à la fin de l’Union soviétique, le 31 décembre 1991.
Le sénateur américain Lindsey Graham promet de se battre jusqu’au dernier Ukrainien, alors que l’armée ukrainienne a déjà perdu deux millions d’hommes. Il faut trouver un compromis le plus rapidement possible, avant qu’il ne soit trop tard. L’alternative, c’est l’escalade tous azimuts et, à la fin, l’apocalypse nucléaire. Il faut comprendre que les Russes, à force d’entendre le narratif occidental, conçoivent le conflit comme une guerre existentielle. Ils ne peuvent pas reculer. Ce n’est pas seulement Poutine qui ne peut pas reculer, c’est la population russe et c’est l’armée russe. John Kennedy avait dit que dans une future guerre, il n’y aura ni vainqueurs ni vaincus. On se rapproche de cela.
On dit parfois que Poutine est contesté à Moscou, car on le trouve trop modéré.
Non, c’est une idiotie car c’est verrouillé à Moscou. Mais il est sûr que l’armée vit aujourd’hui dans l’attente de la victoire. Elle a fait des erreurs au début, mais elle en a tiré les leçons et veut désormais la victoire. L’Occident a tout fait pour augmenter le soutien de la population russe à Poutine, qui se situe aujourd’hui autour de 80%, selon la CIA. Vous vous rappelez Bruno le Maire, le ministre français de l'Économie, qui a dit au début de l’opération spéciale, en février 2022: «Je vais détruire l’économie russe.» C’était une bêtise, ça ne servait strictement à rien, mais cette déclaration n’était pas anodine et elle a laissé des traces. Et vous vous rappelez que le Parlement européen a discuté d’un projet de démantèlement de la Russie en plusieurs pays? Ce genre de discussion a des répercussions.
«Les Russes pensent que l’Occident veut la fin de la Russie»
Les Russes pensent que l’Occident veut la fin de la Russie et qu’ils doivent par conséquent, comme pendant la Deuxième Guerre mondiale, résister et aller jusqu’au bout. Je conseille vraiment aux Occidentaux qui veulent comprendre la mentalité russe de relire Tolstoï: s’il ne veulent pas lire Guerre et paix parce que c’est trop long, qu’ils lisent au moins les Récits de Sébastopol qui racontent le siège de la ville pendant la guerre de Crimée, en 1854.
Vous avez vu que le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a dit il y a un mois que l’Ukraine était en train de gagner la guerre?
Je ne veux pas commenter ces propos, je vous laisse juge. Je pense comme le grand historien Fernand Braudel, que les jours passent et que les civilisations restent. C’est pour cela que je publie D’Artagnan de Saint-Pétersbourg (ed Balland). Ce livre est un cadeau de Noël pour la France et pour l’Europe, c’est une évasion, un moyen pour soigner la tristesse de notre époque.
«Les dirigeants occidentaux actuels n'ont pas peur de la guerre»
Celui que j’ai surnommé d’Artagnan de Saint-Pétersbourg s’appelait Armand de Lestocq, c’était un médecin français qui avait émigré en Russie en 1712, c’était aussi un aventurier, un personnage romanesque. Il est devenu le copain du tsar Pierre le Grand (1672-1725), il a fait deux coups d'État, il a été l’amant de deux tsarines, il a inventé la grande Catherine II… Il a joué un rôle déterminant pour le XVIIIᵉ siècle et personne ne le connaît en France. Quand on voit son épopée, ça veut dire que rien n’est perdu. La France a des ressources, les Français savent réfléchir, ils ont du bon sens et parfois du panache.
Pensez-vous que l’on peut encore éviter l’escalade?
Je suis très inquiet. Les dirigeants occidentaux actuels ne sont plus capables de procéder à une analyse rigoureuse de la situation et, en plus, ils n’ont pas peur de la guerre. Tous les responsables que j’ai connus, y compris Gorbatchev, avaient peur de la guerre. John Kennedy a participé à la guerre; Léonid Brejnev, dont j’ai été l’interprète en arabe, avait peur de la guerre; François Mitterrand avait fait la guerre… Mais je ne désespère pas, il peut y avoir un sursaut de lucidité. Et puis, j’espère que Dieu sera avec nous! Les peuples ont l’instinct de survie!
La Russie a une politique extrêmement rationnelle alors que du côté occidental, on assiste à un fourre-tout d’émotions et de gesticulations.
Les Russes sont plus structurés. Lavrov est un diplomate chevronné, il était d’ailleurs mon condisciple. Donald Trump, je ne le connais pas personnellement, mais d’après ce qu’on m’a raconté, il est persuadé que dire tout et son contraire, c’est bien. Moi je ne crois pas, parce que cette ambiguïté augmente le danger. On ne sait pas ce qu’il veut faire. Veut-il livrer par exemple des missiles Tomahawk ou pas? Veut-il reprendre des essais nucléaires ou pas? Les néoconservateurs américains ont déterminé la politique occidentale pendant trente ans et ils ont provoqué un tas de bêtises entre l’Irak, la Libye, l’Afghanistan… Ils ont fait n’importe quoi, mais ils sont toujours en place, au cœur du système américain. Si je vous racontais mes conversations avec Kissinger ou avec Chirac, vous seriez étonné de voir à quel point ils étaient plus lucides que ces gens-là.
Vous n’êtes pas frappé par l’omniprésence et la violence de la russophobie?
En France ce sont les élites qui sont russophobes, mais pas le peuple, et les élites ne parviennent pas à influencer l’état d’esprit de la population. La preuve, c’est que j’ai fait des best-sellers en France! Quand je voyage, je vois qu’il y a un très grand discrédit des médias. La France reste le pays le plus russophile en Europe et, malgré la crise ukrainienne, la France est toujours aimée en Russie. D’Artagnan de Saint-Pétersbourg est à l’origine de la relation entre la France et la Russie.
«Les Russes ont des armes supérieures aux armes occidentales»
Quand je donne mes conférences, je parle avec des paysans, des commerçants, des gens de toute sorte. Je viens de faire une conférence avec 3000 personnes à Nice. Il n’y a aucun problème, les gens veulent juste savoir. Les élites sont discréditées. Regardez le Premier ministre anglais, Keir Starmer: c’est le moins populaire de l’histoire de l’Angleterre! Ce n’est pas seulement à cause de la bêtise de sa politique économique, c’est aussi parce que les gens ont peur de la guerre.
Si Poutine vous téléphonait aujourd’hui pour lui demander conseil, quel conseil lui donneriez-vous?
Je lui conseillerais de conclure un accord le plus rapidement possible. J’étais l’un des conseillers de Gorbatchev, mais je ne conseille pas Poutine. Je suis absolument persuadé qu’on est devant un choix. Un compromis a été ébauché en Alaska, dans un accord qui a été beaucoup dénigré. Il faut trouver un modus vivendi et ensuite laisser l’Ukraine entrer dans l’Union européenne. Si elle veut y entrer, qu’elle y entre!
Les Européens encouragent Zelensky à rejeter toute concession.
Oui, la situation politique est bloquée, mais l’armée russe va continuer d’avancer. On est au bord de l’abîme, mais on continue de marcher vers l’abîme… L’aboutissement c’est l’apocalypse nucléaire et on y va à pas de géant. Voyons les choses concrètement. Trump dit qu’il pourrait livrer 20 à 50 missiles Tomahawk, ensuite qu’il ne les livrerait pas. Ces missiles ne changent rien sur le plan militaire, mais ils changent tout sur le plan diplomatique, car ils ne peuvent être opérés qu’à l’aide de spécialistes américains. Les Russes ont déjà annoncé qu’ils réagiraient. La différence entre moi et les médias qui vous racontent n’importe quoi, c’est que j’étais au Kremlin, je connais leur mentalité. Poutine ne bluffe pas, il serait obligé de réagir.
Quelle serait sa réaction?
Les Russes ont un arsenal nucléaire terrifiant et la possibilité désormais d’utiliser massivement leurs missiles orechnik, qui peuvent porter des charges nucléaires. Ils ont leur nouveau missile Burevestnk, qui est inarrêtable, et leur nouveau missile sous-marin Poséidon… Tout cela sans parler des deux armées de réserve qu’ils ont constituées: des centaines de milliers de soldats qui sont prêts à rejoindre le front. Zelensky menace de frapper le Kremlin avec des Tomahawk. S’il le fait demain, l’armée russe va répliquer et frapper partout. Ce sera l’escalade absolue!
Les Russes ont une grande expérience de la guerre. Ils ont des armes sophistiquées et souvent supérieures aux armes occidentales, et ils ont aussi un état d’esprit patriotique et le désir de se battre. Les jeunes Russes sont prêts à se sacrifier alors que si vous demandez aux jeunes Européens, en France ou ailleurs, qui veut aller mourir pour l’Ukraine, il n’y a même pas besoin de poser la question…
Comment expliquez-vous l’inconscience belliciste des Occidentaux?
C’est le résultat du politiquement correct, c’est le problème du manque d’éducation, de la légèreté, de l’ignorance, de la méconnaissance de ce qu’est la guerre… Et puis les dirigeants et les médias ont raconté tellement de bêtises pendant quatre ans, depuis le début de l’opération spéciale, ils ont tellement répété leur narratif de plus en plus déconnecté de la réalité qu’il leur est difficile maintenant de raconter autre chose.
Ils vont devoir réviser leur narratif truqué et mensonger.
Je n’utilise pas les mots «truqué» et «mensonger», mais je dis qu’il faut retrouver une capacité d’analyse lucide et être très prudent. Autrement, c'est foutu! Les médias alternatifs donnent heureusement des infos et des analyses différentes, ce qui permet un débat. On est quand même dans le monde de la liberté!
Vous voyez des signes d’espoir?
Oui, le phénomène Trump représente une inflexion, le personnage est pittoresque, il ne partage pas le discours des néo-conservateurs, il a repris contact avec la Russie… Trump a ses forces et ses faiblesses, c’est un chef mais ce n’est pas un diplomate. Autour de lui, il y a des rivalités, des tendances différentes, des tensions. D’un côté, il y a Witkoff qui est très fort, très intelligent, très pointu, et, de l’autre côté, il y a le général Kellogg qui est un néo-conservateur. On ne sait pas de quel côté Trump penchera finalement.
«Je ne dirais pas que les dirigeants actuels sont des phares de l’intelligence»
Vous avez vu cette scène surréaliste, il y a un mois? Le général Kellogg déclare à Kiev, devant des centaines de militaires ukrainiens: « L’Ukraine est en train de gagner la guerre ». Mais il parle volontairement très lentement, à voix basse, parce qu’il a peur que toute la salle éclate de rire.
La politique est devenue la politique spectacle: on croit que si l’on répète un narratif, il finira par se produire. Mais le monde est devenu tellement dangereux que ça suffit. Le spectacle est fini, le bal est terminé. Le général Kellogg peut dire ce qu’il veut, mais le roi est nu.
Quel est le risque de guerre nucléaire? 5%? 10%?
Non, c’est beaucoup plus: je dirai 50%! On y va tout droit et il faut tout faire pour l’empêcher. Ça va se jouer dans les semaines qui viennent. C’est pour cela que je suis partisan du développement des contacts entre la Russie et les États-Unis, il faut retrouver la capacité de se parler, comme le faisaient John Kennedy et les autres acteurs de la guerre froide.
Le niveau des dirigeants occidentaux a baissé?
Évidemment! C’est un problème d’éducation, c’est un problème de manque de culture, c’est aussi dû à une absence d’expérience. Je ne dirais pas que les dirigeants actuels sont des phares de l’intelligence.
Les Occidentaux ne comprennent plus l’histoire?
Les Russes connaissent l’histoire, ils vivent dans l’histoire, notamment la Deuxième Guerre mondiale, l’histoire les accompagne toujours, elle est tout le temps avec eux… Ils ont le sens de la durée, le sens du tragique. Ils connaissent leur histoire comme aucun autre peuple en Europe. Ils savent qu’il faut éviter les trois erreurs que Napoléon se reprochait d’avoir commises pendant sa campagne de Russie: prendre ses désirs pour des réalités, vivre dans un monde imaginaire et, surtout, méconnaître les contraintes de la géographie.
On a reproché à Poutine, dans son interview avec Tucker Carlson, d’avoir évoqué longuement une histoire ancienne et compliquée.
Il voulait faire passer un message historique, mais l’interview est un art particulier, il faut être très concis. Poutine connaît très bien l’histoire. J’ai fait six livres sur lui, je n’ai aucune complaisance pour lui, mais ce n’est pas du tout le personnage qu’on présente en Occident. C’est une machine, un homme très rationnel. Ado, c’était un petit voyou de Saint-Pétersbourg, mais il a fait preuve ensuite de beaucoup de résilience, en pratiquant les arts martiaux, le judo. Il a fait des études de droit, c’est aussi un grand sportif, un homme très réfléchi et il faut l’appréhender tel qu’il est.
Pierre le Grand était tumultueux, colérique, alors que Poutine est froid et maître de lui.
Pierre le Grand est l’un des grands fondateurs de la politique russe et Poutine est un héritier de Pierre le Grand. Comme Pierre le Grand, d’ailleurs, Poutine a voulu au début travailler avec les Occidentaux, il voulait s’entendre et collaborer avec eux. Mais il a été éconduit et rejeté par les Occidentaux et maintenant, il travaille avec Ivan le Terrible (1530-1584), un autre de ses illustres prédécesseurs.










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