Overdoses à ciel ouvert: la grande fatigue sociale de New York
- Rachel Brunet, New York

- il y a 20 heures
- 9 min de lecture
New York aime se raconter en capitale du monde, mais ses trottoirs disent autre chose: corps épuisés par le fentanyl, crises psychiques à ciel ouvert, passants qui détournent le regard pour tenir debout. Depuis la pandémie, la crise des opioïdes a explosé, révélant un système social saturé où la ville la plus riche d’Amérique tolère une misère extrême au pied de ses gratte-ciel. Entre réponses sanitaires limitées, gestion policière de la détresse et promesse d’un nouveau modèle de «sécurité sociale» porté par le maire Zohran Mamdani, New York se retrouve face à une question simple: jusqu’où peut-on accepter l’inacceptable sans se fracasser moralement?

Un matin d’automne, j’aperçois une femme étendue sur un banc de la 110ᵉ rue de Manhattan. Son visage est marqué par la drogue, impossible de deviner son âge, peut-être 25 ou 50 ans. Son corps sale et émacié semble presque absent. Un homme la secoue, sans doute quelqu’un qu’elle connaît, un compagnon d’infortune. Il lui faut quelques minutes pour ouvrir les yeux, marmonner, puis retomber dans sa torpeur. Cette scène n’est pas une exception, elle incarne les ravages de la drogue et de la crise sociale qui rongent New York.
La pandémie qui a déclenché le chaos
Depuis le début de la pandémie, la crise des opioïdes à New York s’est intensifiée de façon spectaculaire, illustrant comment un choc sanitaire, celui du COVID‑19 en l’occurrence, a exacerbé des fragilités déjà existantes. Entre 2019 et 2021, le taux de mortalité par overdose dans les quartiers de New York a grimpé de 21,3 à 33,4 décès pour 100'000 personnes, selon une étude récente. Cette hausse massive est corrélée à l’intensité de la mortalité liée au COVID‑19 au niveau des quartiers défavorisés: là où les décès dus au coronavirus ont été les plus nombreux, l’augmentation des décès par overdose s’est avérée la plus forte. Par ailleurs, à l’échelle de l’État de New York, entre 2019 et 2021, les décès par overdose ont augmenté de 68%. Une poussée attribuée en grande partie aux opioïdes de synthèse, notamment le fentanyl.
Ces chiffres montrent que la pandémie n’a pas été qu’un contexte, elle a aggravé la situation. Confinements, isolement, perturbation des services de santé, instabilité sociale et détresse psychologique ont fragilisé les populations déjà vulnérables, augmentant le risque d’usage de drogues et de surdoses.
L’addiction en plein jour
À McCarthy Square, dans le West Village, des résidents et commerçants décrivent un espace où des individus éparpillés sur le trottoir, d’autres affalés ou recroquevillés contre un bâtiment, donnent à voir, en plein jour, la détresse liée à l’addiction. Un commerçant témoigne: «Je suis ici depuis 26 ans, et cet été fut le pire que j’aie jamais vu. Vous voyez des gens, étendus, inertes. Ils ont l’air morts. Les passants les contournent. Parfois la police les réveille, leur dit de remonter leur pantalon, puis repart… ». Une femme de 36 ans, elle-même dépendante, confie qu’elle continue de se droguer dans ce lieu, convaincue qu’elle ne peut pas s’en sortir seule, incarnant la précarité humaine rendue visible par l’espace urbain.

Ces scènes, documentées par des témoignages directs et soutenues par les données officielles sur les overdoses, montrent que la crise des opioïdes et la vulnérabilité sociale ne sont plus confinées aux statistiques ou aux services de santé. Elles s’exposent dans les rues, les parcs et les métros, révélant la réalité d’un système social sous tension.
Fentanyl et xylazine: l’arsenal des morts invisibles
Les chiffres sont criants: selon les données du Department of Health de New York, 3046 New-Yorkais sont morts d’overdose en 2023, soit une légère baisse par rapport aux 3070 décès en 2022.
Le fentanyl, puissant opioïde de synthèse, reste au cœur de la crise. Il était présent dans 80% des décès par surdose en 2023. Mais un autre produit progresse: la xylazine était impliquée dans 31% des overdoses liées à des opioïdes en 2023, contre 22% l’année précédente.
Une étude de terrain dans les programmes de test de drogue menée à New York montre bien cette évolution: la présence de xylazine dans les échantillons de drogue non régulée augmente significativement.
Le fentanyl, quant à lui, n’est pas seulement présent dans l’héroïne, il est parfois mélangé à de la cocaïne, des pilules contrefaites… Selon les services de santé municipaux, la palette des substances mortelles s’élargit.
Une crise visible et invisible
Ce que je vois dans les rues de Manhattan depuis 2020, des gens affaiblis, amorphes, tantôt inconscients, tantôt dévêtus, crée un malaise profond. De nombreux New-Yorkais témoignent d’un sentiment diffus. «Ils font peur le matin dans le métro, on ne sait pas s’ils sont morts ou vivants, ou s’ils vont nous sauter dessus», me confie Jesse, un adolescent de 16 ans du quartier de Manhattan Valley, petite enclave entre le très chic Upper West Side et le très gentrifié South Harlem. Cette peur physique pose un questionnement plus politique: comment concilier, dans une ville historiquement démocrate, la tolérance d’une crise humaine avec le désir de sécurité des citoyens?
Kathy, qui habite Washington Heights, tout au Nord de Manhattan, résume le malaise: «Voir des gens s’injecter de la drogue dans les bras ou déféquer sur les quais du métro est devenu banal. Et c’est bien ce qui est grave! Mais qu’est-ce qu’on peut faire? Et dire que nous vivons dans l’une des villes les plus chères au monde!»
Ses mots rappellent une réalité: à New York, le coût de la vie – loyers, impôts, dépenses courantes – atteint des sommets, tandis qu’une précarité extrême s’installe sous les yeux de tous. Au-delà de pouvoir vivre en sécurité physique et morale, comment se fait-il qu’une ville comme New York, qui lève chaque année quelque 110 milliards de dollars pour son budget global, consacre moins de 4 milliards via le Department of Homeless Services à l’hébergement et à l’accompagnement des plus vulnérables, alors même que la précarité, la toxicomanie et le sans-abrisme y sont alarmants? Comment admettre qu’avec un tel budget, la ville continue de donner lieu à un spectacle aussi indigne?

Dans les propos de Kathy, quelque chose résonne profondément avec ce que j’observe depuis des années à New York: notre seuil d’acceptation ne cesse de s’accroître. Ce glissement s’inscrit dans une routine urbaine où l’extraordinaire finit par devenir ordinaire. Les New-Yorkais apprennent à accélérer le pas lorsqu’un homme s’injecte une dose dans le bras, à détourner les yeux devant une femme consumée par le fentanyl en plein milieu du trottoir, à contourner les silhouettes à moitié nues ou à s’éloigner d’un homme qui défèque dans les escaliers du métro. Ce réflexe d’évitement est un automatisme. Non pas par indifférence, mais par un besoin de survivre au quotidien dans une ville où l’exposition constante à la détresse finit par user.
Pamela, qui vit à Manhattan depuis presque 35 ans, explique: «À Manhattan, et surtout dans le métro, on voit beaucoup de gens qui ont de gros problèmes psychologiques et qui sont violents. Mais il me semble que cela a toujours été le cas, sauf quand Giuliani a déplacé le problème, en les envoyant Upstate (NDLR : envoyés vers le nord de l’État de New York, loin de la ville). Je suis arrivée à New York en 1991, l’insécurité y était dingue. Cela s’est largement amélioré par la suite. Mon grand-père avait d’ailleurs fui la violence de la ville dans les années 70. Mais il est sûr que l’affluence des sans-abris depuis la pandémie a eu des effets plus psychologiques que réels sur la perception d’insécurité à New York.»
Une enquête de Streetsblog montre comment des personnes en crise psychique ou en situation d’addiction étaient parfois soignées puis renvoyées dans la rue, faute de structures pour les accueillir durablement. Le rapport détaille des scènes où, après une brève prise en charge hospitalière, les mêmes individus réapparaissent quelques jours plus tard, toujours livrés à eux-mêmes dans le réseau souterrain. Les données municipales racontent la même histoire: près de 2300 évacuations ont été menées entre janvier et septembre 2024, mais seules 114 personnes ont obtenu une place en centre d’hébergement, sans aucune solution pérenne à la clé.
Les autorités entre prévention et répression

Face à cette crise, New York multiplie les initiatives pour limiter les overdoses: kits de naloxone distribués gratuitement, programmes d’échange de seringues, traitements de substitution pour les usagers, tests de drogues et actions menées par des associations. Selon le Department of Health de New York (DOHMH), ces mesures contribuent à un recul modeste des overdoses en 2023. Dans son communiqué officiel, le Département souligne que «ce recul modeste signifie que notre travail est loin d’être terminé» et que « les décès par overdose sont évitables et chaque vie perdue est une de trop». Les disparités demeurent importantes, certains quartiers du Bronx continuent d’enregistrer les taux les plus élevés de mortalité liée aux overdoses. La ville est alors confrontée à un dilemme concret sinon politique: faut‑il renforcer la répression pour contrôler l’espace public, ou investir dans des solutions sociales structurelles telles que le logement, l’accompagnement psychologique, ou encore l’insertion sociale, pour protéger durablement les habitants exposés à la drogue et à la précarité ?
Zohran Mamdani et une vision progressiste de la sécurité
Le 4 novembre 2025, les New‑Yorkais ont élu Zohran Mamdani, 34 ans, nouveau maire progressiste de la ville. Dans son programme figure la création d’un Department of Community Safety (DCS), un projet estimé à 1,1 milliard de dollars, conçu comme une approche alternative aux logiques policières traditionnelles. Selon le plan dévoilé pendant la campagne, le DCS serait chargé d’intervenir sur les urgences liées à la santé mentale, la toxicomanie, le sans‑abrisme, et certaines violences urbaines, en mobilisant des équipes civiles. Un virage vers la sécurité plutôt que la répression policière.
Le DCS s’appuie sur le programme pilote B‑HEARD (Behavioral Health Emergency Assistance Response Division), conçu pour répondre aux appels liés aux crises de santé mentale. Selon les données disponibles, ce dispositif ne couvre qu’une partie de la ville, 25% seulement des appels admissibles reçoivent une réponse, et près de 60% des appels sont jugés non éligibles. Zohran Mamdani propose d’étendre ce modèle à l’ensemble de New York en déployant des équipes civiles de crise, travailleurs sociaux et professionnels de santé mentale, pour intervenir sur les urgences sociales et psychiatriques, permettant à la NYPD, la police de la Grande Pomme, de se concentrer sur les crimes graves. Sa faisabilité et son efficacité restent toutefois à démontrer.

Le DCS symbolise le pari politique de Zohran Mamdani: montrer qu’une ville peut combiner sécurité et accompagnement social. Son plan illustre un tournant dans le débat sur la sécurité urbaine à New York, où l’intervention spécialisée sur les crises psychiques et sociales est envisagée comme complément, et non substitution, à la police. Pour l’instant, le projet reste théorique. Aucun calendrier précis ni vote budgétaire définitif n’a été publié, et son efficacité opérationnelle reste à prouver face aux contraintes logistiques et à l’ampleur des besoins sociaux dans la ville.
Le DCS constitue donc autant une promesse qu’un test: si la proposition se traduit par un dispositif opérationnel et coordonné, New York pourrait devenir un exemple mondial de sécurité intégrant prévention et soins sociaux. Sinon, elle pourrait illustrer les limites et les défis d’une approche sociale face à une crise urbaine et humaine profondément enracinée.
New York, entre richesse et détresse
Depuis plus de treize ans, je vis à Manhattan, dont quatre années passées à East Harlem, un quartier où les scènes de consommation de drogue sont quotidiennes. Les silhouettes affalées à même le bitume, les seringues sur les trottoirs… Ces images font partie du paysage local depuis des décennies. Pourtant, depuis la pandémie, ma manière d’appréhender la ville a changé. Je me demande si New York est réellement devenue plus dangereuse ou si ce sont les longs mois de confinement qui ont modifié de façon durable ma perception de l’espace urbain. Je n’ai pas de réponse à cette question.
Je me souviens du lendemain du déconfinement en juin 2020, lorsque j’ai repris le métro pour la première fois depuis trois mois. Dans la rame, un homme déséquilibré, encore vêtu d’une blouse d’hôpital et d’un bracelet destiné aux patients, s’était engouffré pour faire la manche. Les rares autres passagers semblaient partager ce même sentiment de malaise. Mais malaise de quoi exactement, alors qu’avant le Covid, une telle scène aurait semblé ordinaire?

La seule scène de violence physique dont j’ai été témoin depuis que je suis New-Yorkaise remonte à 2014, alors sous la mandature de Michael Bloomberg. Un homme clairement instable psychologiquement s’en était violemment pris à un vieil homme portant une kippa lequel avait fini le visage en sang. Sa haine antisémite était manifeste, mais sa violence sans nul doute exacerbée par sa santé mentale aurait pu frapper n’importe qui dans la rame du métro où j’étais accompagnée de mon fils.
Cette scène illustre le fait que la détresse psychiatrique est insuffisamment prise en charge. Bien avant la crise des overdoses, une partie de la vulnérabilité de New York résidait dans la gestion de la santé mentale. Selon le New York City Department of Health (DOHMH), environ un adulte sur quatre à New York présente un trouble mental diagnostiqué chaque année, et parmi eux, 34% déclarent ne pas obtenir les soins dont ils ont besoin. Par ailleurs, dans la population souffrant de troubles mentaux graves, près de 39% ne reçoivent ni traitement médicamenteux, ni suivi psychothérapique. Ces chiffres révèlent le problème structurel de New York, des milliers de personnes vulnérables vivent sans suivi régulier, souvent dans la rue, et dans l’indifférence générale.
La femme sur le banc de la 110ᵉ rue est un rappel: cette crise sociale est humaine avant d’être statistique.









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