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Article rédigé par :

Rachel Brunet, New York

L’élection de Zohran Mamdani vue de Suisse: quand l’analyse déraille

La correspondante new-yorkaise de L'Impertinent, Rachel Brunet, n'a pas tellement goûté l'interview de Me Charles Poncet sur la victoire de Zohran Mamdani à la mairie de New York, publiée ici même. À L'Impertinent, le débat d'idées et la confrontation de points de vue constituent notre vision du journalisme. Nous avons donc décidé de publier sa réponse à l'avocat genevois. Attention, ça décoiffe!

rachel répond à poncet
© DR

Depuis le soir du 4 novembre, j’observe ce qui se dit hors des États-Unis. Je vois défiler les analyses de journalistes, d’éditorialistes, de responsables politiques ou d’avocats qui s’essaient à décrypter l’élection de Zohran Mamdani à la mairie de New York. Je lis des commentaires qui me laissent parfois interdite. Que chacun ait un avis est la base même d’un débat vivant, mais se proclamer expert de la politique américaine sans y vivre, sans en saisir la respiration quotidienne, relève d’une assurance qui continue de me stupéfier.

L’interview parue le 9 novembre dernier dans les colonnes de L’Impertinent me laisse perplexe. On y enchaîne les affirmations sur l’élection de Zohran Mamdani comme sur la société américaine, révélant avant tout une connaissance approximative du terrain. Qu’il me soit permis, après treize années passées à couvrir ce pays, de rétablir quelques évidences.

 

Confusions factuelles et lecture approximative du terrain

 

D’abord, Mario Cuomo ne pouvait en aucun cas être l’adversaire de Mamdani puisqu’il est mort en 2015. Le confondre avec son fils, Andrew Cuomo, ancien gouverneur de l’État de New York, relève au mieux d’une approximation, au pire d’une lecture pour le moins hasardeuse du paysage politique local. Même glissement générationnel lorsqu’on présente Trump comme «constructeur de Brooklyn». Oui, un Trump y a bâti des immeubles, mais c’était Fred, le père du président, disparu en 1999. Ces confusions ne sont pas anecdotiques, elles déforment la vérité.

 

L’entretien continue sur cette pente glissante. On y lit que «New York est devenue une ville avec une forte minorité musulmane qui n’existait pas avant». Ce n’est pas faux de constater une variation de la population musulmane, mais la tournure dramatise une évolution démographique tout à fait ordinaire dans une métropole aussi cosmopolite. New York demeure une mosaïque: juive, chrétienne, musulmane, hindoue, bouddhiste, athée, tout à la fois et rien de tout cela.

 

Le vote des jeunes et la dynamique de la ville

 

Autre assertion plus gênante: «les femmes surtout ont voté pour Mamdani» parce qu’elles auraient été «choquées par la traque des clandestins». Or les exit polls, notamment ceux analysés par CBS News, montrent une toute autre dynamique: ce n’est pas tant le sexe des électeurs qui explique le succès de Mamdani, mais plutôt leur âge. CBS indique que 42% des votants en personne avaient moins de 45 ans, un niveau beaucoup plus élevé que lors des précédentes élections municipales. Leur vote en faveur de Mamdani – autour de 70% pour les électeurs de moins de 45 ans, selon les mêmes exit polls – souligne que ce sont les jeunes, pas simplement les femmes, qui ont porté sa victoire. Réduire le vote féminin à une réaction émotionnelle efface la réalité d’une mobilisation générationnelle puissante et participe de façon éhontée à un biais sexiste.

 

Par ailleurs, l’idée selon laquelle Mamdani voudrait «réguler les loyers» mérite d’être nuancée. En réalité, sa promesse vise les appartements rent‑stabilized, un régime très spécifique d’encadrement. Les loyers du marché libre échappent, eux, à toute régulation, et Trump, promoteur immobilier, défend avant tout la construction et le développement de ce type de logements, pas la protection des locataires existants. Réduire cette proposition à une régulation des loyers généralisée est une simplification qui ignore la complexité du marché new-yorkais. Sur ce sujet, contrairement à ce qu’il est énoncé dans l’interview publiée le 9 novembre dans ces mêmes colonnes, il n’existe aucun terrain d’entente entre Mamdani et Trump: leurs visions sont fondamentalement opposées.

 

Enfin, l’interview laisse entendre que l’élection de Mamdani serait un produit du «laxisme migratoire». Cette vision est simpliste, sinon populiste: New York a toujours été une terre d’immigration, et son élection traduit avant tout un fort désir de renouvellement politique et générationnel. Comme le rapporte Le Monde, sa victoire symbolise «une vaste aspiration au changement» chez les démocrates. Mamdani a en effet battu Andrew Cuomo lors de la primaire démocrate, l’ancien gouverneur très ancré dans l’establishment. Mamdani n’est pas seulement un anti-Trump, mais l’incarnation d’une nouvelle génération qui refuse l’ancien conformisme démocrate, une rupture de confiance avec une dynastie politique. Comme le souligne Vanity Fair, son succès témoigne d’un tournant idéologique: «A youthful outsider … challenging entrenched power.»  


C’est ce déplacement du débat — du spectacle national à la vie quotidienne locale — qui explique sa percée

 

Pour comprendre Mamdani, il faut revenir au terrain sur lequel s’est réellement jouée son élection: celui du pouvoir local. Contrairement à ce que suggère une lecture strictement nationale de sa victoire, Mamdani n’a pas bâti sa campagne sur Trump, mais sur les contraintes concrètes auxquelles sont soumis les New-Yorkais: loyers, transports, garde d’enfants, coût de la vie. Pendant un an, il a sillonné les quartiers, multiplié les réunions d’immeuble, les rencontres avec les syndicats, les travailleurs précaires et les jeunes ménages. Une stratégie qui tranche avec les campagnes plus verticales menées par l’ancien establishment démocrate.

 

Cette approche répond à une réalité que les New-Yorkais connaissent intimement: ils vivent dans un État fédéral, ce que les commentateurs basés hors des USA semblent occulter. Le président peut façonner le climat national, mais il n’a aucune prise sur les loyers, les bus qui n’arrivent pas, les crèches hors de prix ou la dégradation du métro. Que Trump revienne au pouvoir ne change rien à la facture d’électricité ou au prix de la garde d’enfants. Mamdani, lui, a précisément construit son offre politique sur ces leviers locaux, où se joue le quotidien. La vidéo de son discours de victoire, avec ce fameux «turn the volume up!» adressé à Trump, a fait le tour des médias, mais il ne faut pas pour autant occulter l’essentiel: Mamdani n’a pas gagné contre Trump, il a gagné pour avoir abordé ce qui préoccupe réellement les New-Yorkais. C’est ce déplacement du débat — du spectacle national à la vie quotidienne locale — qui explique sa percée, bien davantage que l’opposition médiatique au président, qui, si spectaculaire soit-elle, n’en demeure pas moins subordonnée.

 

Critiques simplistes et caricatures médiatiques

 

Autre dérive, plus inquiétante: qualifier Zohran Mamdani de « socialiste marxiste extrémiste » ou laisser entendre qu’il serait «antisémite». De tels termes, jetés sans preuves ni contexte, relèvent moins de l’analyse politique que de la caricature médiatique. Mamdani, élu du Queens depuis 2021, incarne une gauche new-yorkaise pluraliste, engagée dans l’accès au logement, aux transports et aux services publics, souvent issue de l’immigration. Réduire cet engagement à un dogme marxiste ou à un sentiment de haine envers une religion confond critique politique et préjugé. La question n’est pas seulement de savoir si ces étiquettes sont exactes, mais ce qu’elles révèlent de notre propension à juger et à réduire des trajectoires complexes à des clichés.

 

Quant à l’accusation d’antisémitisme, elle n’est pas seulement infondée, elle est profondément dangereuse. Critiquer la politique du gouvernement israélien relève d’un débat politique légitime, et non d’une hostilité envers la communauté juive. À New York, où la communauté juive est puissante, diverse et souvent elle-même critique de Tel-Aviv, confondre antisionisme et antisémitisme constitue un raccourci rhétorique inacceptable. Confondre critique politique et haine d’une communauté, c’est transformer le débat en arme, et mettre en péril la liberté de penser qui fonde toute démocratie

 

À New York, engagement et persévérance

 

Autre remarque qui m’a frappée: Zohran Mamdani est présenté comme un homme «qui n’a jamais rien fait de ses dix doigts». À New York, ville de contrastes et de dynamiques sociales intenses, cette formule méprisante révèle surtout un manque de connaissance du terrain. Avant d’être élu, Mamdani a été organisateur communautaire dans le Queens, militant pour le logement et, accessoirement, musicien: autant d’activités concrètes, porteuses de transformation sociale et de créativité, mais qui semblent invisibles aux yeux de certains commentateurs. Que veut-on dire au fond ? Qu’un élu ne peut être crédible que s’il est chef d’entreprise ou juriste? Que l’action sociale et la création artistique ne valent pas comme expérience? C’est mal connaître New York qui valorise ceux qui se battent, ceux qui s’investissent pleinement: ils sont entrepreneurs, artistes, militants, bénévoles, et tous illustrent que la persévérance et l’énergie peuvent faire la différence. Ce glissement rhétorique révèle une hiérarchie implicite des légitimités, alors même que l’histoire, la ténacité et l’engagement citoyen comptent souvent bien plus que l’héritage ou le nom. Né en Ouganda, Mamdani incarne exactement cette dynamique new-yorkaise: la détermination et l’engagement peuvent transformer une trajectoire!

 

L’élection de Mamdani ne s’inscrit pas dans un contexte isolé. Partout aux États-Unis, de nombreuses villes connaissent un renouvellement progressiste: de jeunes candidats porteurs de changements sociaux et économiques sont élus, souvent issus de la société civile et à l’écoute des préoccupations locales. Ce mouvement traduit moins une révolution idéologique qu’un désir concret de renouvellement et de réponse aux nouveaux enjeux urbains. Comprendre Mamdani, c’est le situer dans ce courant national où, génération après génération, les villes réinventent leur gouvernance et répondent aux défis quotidiens de leurs habitants.

 

Allais-je dire Zohran? Non que je le connaisse personnellement, je ne l’ai jamais rencontré. Mais aux États-Unis en général, et à New York en particulier, appeler quelqu’un par son prénom est commun, quel que soit son statut, sa fonction ou son parcours. Les Américains ont même le culot d’appeler la Joconde « Mona Lisa »! Que l’interviewé ignore ce détail simple trahit plus qu’une méconnaissance superficielle: il révèle une incapacité à saisir les codes et les usages de la ville. Là encore, faut-il vraiment connaître la culture new-yorkaise pour comprendre l’évidence?

 

New York, ville vivante et en mouvement

 

New York n’est pas un mythe, c’est une ville vivante, mouvante, pleine de contradictions et de dynamiques multiples. Je la vis, élection après élection, crise politique après crise sanitaire, et je la vois se transformer sans cesse: ses quartiers se réinventent, sa population change, ses équilibres sociaux évoluent. C’est précisément parce que je connais cette complexité que je m’autorise à l’analyser avec un œil averti mais prudent. La comprendre ne se réduit pas à l’observer à distance, ni à interpréter ses événements à travers une lecture personnelle: il faut la vivre, respirer son rythme, saisir ses codes et ses énergies. Ceux qui prétendent analyser la ville sans y être plongés, sans y tomber, sans s’y relever risquent moins de déchiffrer ses réalités que de projeter leurs propres certitudes.

 

Comprendre New York, c’est accepter sa complexité, ses tensions et ses renaissances permanentes. C’est être témoin et acteur d’une ville qui se réinvente à chaque coin de rue, et reconnaître que ses vérités se découvrent dans l’expérience, et non dans le commentaire facile.

5 commentaires


obatty
il y a quelques secondes

Merci de faire du vrai journalisme en proposant aux lecteurs des opinions diverses! C’est devenu si rare aujourd’hui

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Giovan
il y a 8 heures

L’Angleterre a quelques années d'avance 🫢

Regardez la religion des maires des grandes villes.

Grand remplacement ? effondrement de l'occident ?

Plus longtemps à attendre la réponse et cela même pour la Suisse. Attendons stoïque l'entrée "officielle" dans l'UE 😊

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jean-claude
jean-claude
il y a 10 heures

Merci pour le professionnalisme de l'impertinant qui fait un magnifique travail d'information.

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nicole.perraudin
il y a 12 heures

Les soi disants éclairés vieillissent mal,

Merci à Rachel Brunet pour sa réponse

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Michel Pétermann
Michel Pétermann
il y a 18 heures

Merci pour ce regard nuancé qui mérite toute notre attention.

La contextualisation et le témoignage de Rachel Brunet inspirés de son observation du terrain sont bienvenus à l’heure où les dominants ont tendance à clouer le bec des « simples » citoyens avec des étiquettes humiliantes.

Et merci à l’Impertinent qui ose - a le courage - de publier dans ses colonnes des points de vues différents.

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