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Aux États-Unis, l’avortement est devenu un droit géographique, mais aussi un marché

Dernière mise à jour : il y a 6 jours

Depuis l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade qui garantissait un droit constitutionnel à l’avortement, les États-Unis sont devenus un patchwork inégalitaire en matière de droits reproductifs. Loin d’avoir disparu, l’interruption volontaire de grossesse est désormais un privilège à la fois géographique et économique, auquel seules certaines femmes peuvent encore prétendre. Tandis que les politiques conservatrices restreignent l’accès à la santé sexuelle des femmes, une industrie privée florissante s’engouffre dans la brèche. Dans cette Amérique fragmentée, où la justice reproductive vacille sous les assauts politiques, le secteur de la health tech se positionne comme une solution hybride, à la croisée des logiques de marché et de l’intérêt public.

avortement
© Ted Eytan/Flickr

La décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, rendue par la Cour suprême en juin 2022, a mis fin à la protection fédérale du droit à l’avortement. Cette rupture juridique et politique a déclenché une onde de choc dont les effets sanitaires et sociaux se font cruellement sentir. Trois ans plus tard, les inégalités d’accès à l’IVG se sont accentuées: tout dépend désormais du code postal, des ressources économiques, et de la couleur de peau.


Le droit à l’avortement n’a pas été interdit au niveau national, mais abandonné aux États. Résultat: les disparités se sont creusées à une vitesse alarmante. Aujourd’hui, près de 21,5 millions de femmes en âge de procréer — soit un tiers des 66 millions de femmes âgées de 15 à 44 ans vivant aux États-Unis — résident dans un des 19 États où l’avortement est soit totalement interdit, parfois même en cas de viol, soit proscrit après six semaines. Or, à ce stade, la majorité ignore encore qu’elle est enceinte.


Ces interdictions frappent surtout les États du Sud et du Midwest, là où les services de santé reproductive étaient déjà sous-financés. Les plus touchées sont les femmes les plus vulnérables: afro-américaines, hispaniques, migrantes, précaires, jeunes ou isolées. Pour elles, quitter leur État — souvent républicain — pour avorter dans de meilleures conditions n’est pas une option. Le coût — billet, hébergement, absence au travail, garde d’enfants — est souvent insurmontable.


Cette bascule vers une Amérique à deux vitesses a été largement orchestrée sous la première administration Trump. En nommant trois juges ultra-conservateurs à la Cour suprême, Donald Trump a offert à la droite religieuse la victoire qu’elle poursuivait depuis cinquante ans: enterrer Roe v. Wade. L’annulation de ce précédent historique a fait voler en éclats le droit des femmes à disposer de leur corps, laissant le champ libre à une mosaïque de lois locales, souvent répressives, parfois punitives.

     

Et ce n’est qu’un début. Depuis Dobbs, plusieurs États républicains ont interdit l’envoi postal de pilules abortives, criminalisé les médecins, voire poursuivi des femmes ayant eu recours à un avortement — y compris en cas de viol ou d’inceste. L’Arkansas, le Texas, la Louisiane ou le Mississippi incarnent cette dérive ultra-conservatrice, où la santé reproductive est instrumentalisée au service d’un agenda politique. Un agenda largement soutenu par la base électorale républicaine, profondément pro-life et fidèle à Donald Trump. Si les données précises pour l’élection de 2024 manquent encore, une étude du Pew Research Center réalisée en 2020 révélait déjà que 54% des électeurs de Donald Trump se déclaraient opposés à l’avortement, laissant présager une continuité dans ces positions.


Inégalités en hausse

 

Les effets sont toutefois déjà largement documentés. Des études du Guttmacher Institute, de JAMA ou du New England Journal of Medicine confirment: la fin de Roe a aggravé les inégalités raciales, augmenté les grossesses non désirées, mis en danger la vie de femmes enceintes et généré un stress psychologique considérable chez celles contraintes de mener une grossesse à terme. Le droit à l’avortement ne relève pas seulement de la liberté individuelle: il est un déterminant majeur de santé publique.


Dans les États où l’avortement est désormais interdit, certaines institutions tentent malgré tout de maintenir un accès minimal à la santé reproductive. Planned Parenthood, par exemple, a dû suspendre les procédures d’IVG dans plusieurs États, mais continue d’y offrir des services essentiels tels que la contraception, les dépistages d’infections sexuellement transmissibles ou les consultations de santé sexuelle. L’organisation oriente également les patientes vers des cliniques situées dans des États permissifs, et s’appuie sur un réseau de soutien pour accompagner celles qui doivent se déplacer. En parallèle, des fonds d’aide à l’avortement et des initiatives locales, parfois discrètes, parfois militantes, apportent une aide logistique et financière aux femmes concernées. 


planned parenthood

À côté des structures historiques, des acteurs privés tentent d’apporter des solutions complémentaires. Ingénieur de formation et anciennement impliqué dans la Gates Foundation, l’entrepreneur belge Bruno Van Tuykom prend conscience, lors d’une mission en Afrique, de l’urgence d’améliorer l’accès à la santé reproductive. «J’ai vu à quel point l’absence d’accès aux soins de santé sexuelle pouvait affecter la vie des femmes, leur autonomie, leur avenir», explique-t-il. Cette prise de conscience mène à la création en 2018 de la startup Twenty Eight Health. Cette plateforme de télé-médecine offre un accès simple et confidentiel à une gamme de services incluant la contraception, la pilule du lendemain, les pilules abortives, ainsi que des consultations médicales, l’envoi discret de médicaments et un accompagnement personnalisé. Dans un contexte de forte polarisation, l’entreprise se distingue par son engagement dénué de toute affiliation politique, visant à offrir une santé sexuelle inclusive et axée sur les besoins réels des patientes. «Qu’elles vivent dans un État restrictif ou qu’elles soient assurées ou non, chaque femme doit pouvoir accéder à ces services», souligne Bruno Van Tuykom, en mettant un accent particulier sur les femmes à faibles revenus, notamment celles non couvertes par une assurance santé ou bénéficiant de Medicaid.


encadré

Ce filet de sécurité est aujourd’hui fragilisé. Début 2025, l’administration Trump a proposé une réduction de 880 milliards de dollars sur dix ans dans le budget de Medicaid. Une menace directe pour ces femmes, déjà les plus exposées aux barrières d’accès aux soins.

L’accès à l’IVG est encore plus restreint, du fait de l’amendement Hyde, en vigueur depuis 1976, qui interdit tout financement fédéral de l’avortement, sauf en cas de viol, d’inceste ou de danger vital pour la mère. Dix-neuf États — tous dirigés par des majorités démocrates — ont choisi de contourner cette règle en finançant eux-mêmes l’avortement pour les résidentes éligibles à Medicaid. Ce soutien local permet un accès à l’IVG que les lois fédérales bloqueraient autrement. Mais si les coupes fédérales sont maintenues, ces efforts pourraient être compromis, et des millions de femmes marginalisées risquent de perdre l’accès à des soins vitaux, amplifiant encore les inégalités déjà profondes dans l’accès à la santé reproductive.

 

Chez Twenty Eight Health, «60 % de nos utilisatrices sont afro-américaines, 50% gagnent moins de 25'000 dollars par an, 60% vivent en zone rurale. Nous nous engageons à offrir un service accessible à toutes les femmes. Nous croyons en l’inclusivité, c’est au cœur de notre mission de garantir à chacune la possibilité d’accéder aux soins dont elle a besoin, de manière discrète et respectueuse», affirme Bruno Van Tuykom. Dans un paysage encore peu concurrentiel, où la santé sexuelle reste souvent un angle mort de la tech, Twenty Eight Health se positionne par la globalité de son approche et son ambition pragmatique et égalitaire: permettre à chaque femme d’accéder aux soins nécessaires, sans que son code postal ou son niveau de revenus ne constitue un obstacle.


Une aubaine pour la tech

 

Bien que la startup revendique des valeurs fortes d’inclusion et d’accès universel à la santé sexuelle – des principes portés notamment par une vision européenne – elle n’en demeure pas moins une entreprise américaine for profit, c’est-à-dire à but lucratif. Son modèle s’inscrit dans l’écosystème entrepreneurial américain, où les startups financées par le capital-risque misent sur la croissance rapide, la scalabilité et la perspective d’un retour sur investissement. Ici, l’impact social ne suffit pas: il doit coexister avec un business plan solide, des marges viables et des perspectives d’expansion à moyen terme. Si l’ambition d’élargir l’accès aux soins est réelle, elle s’inscrit dans un cadre où la performance financière reste une priorité. Les investisseurs, souvent issus de fonds spécialisés dans la health tech ou les services digitaux, ne financent pas une simple mission humaniste; ils misent sur une entreprise capable de conquérir un marché, de générer des revenus récurrents, et visent à terme, une sortie rentable.


Ce positionnement for profit contraste avec celui des grandes organisations de santé à but non lucratif, telles que Planned Parenthood, qui reposent sur des subventions, des dons privés, ou des aides publiques pour remplir leur mission. Là où ces structures défendent une approche militante et s’engagent dans des combats politiques, la startup avance à pas feutrés pour croître, se développer et générer de l’argent. Elle choisit la voie de l’agilité stratégique: proposer un service accessible, certes, mais avec une logique de produit, de client, et de marché. C’est un double mouvement, entre idéal d’accessibilité et logique de croissance, c’est aussi un double langage: celui de la justice sociale et celui du capital. Et c’est là, sans doute, que réside le plus grand défi.


Pour se développer, Twenty Eight Health doit atteindre son cœur de cible: les femmes. Pour y parvenir, la startup déploie une stratégie multimodale: référencement en ligne, partenariats locaux avec des universités ou des institutions, mais aussi une forte présence sur les réseaux sociaux. «Nous venons de lancer une campagne sur TikTok avec des influenceurs engagés dans la santé sexuelle des femmes ce qui permet de toucher une audience jeune, souvent moins exposée aux messages traditionnels de santé reproductive. En collaborant avec ces influenceurs, nous renforçons notre visibilité tout en diffusant un message éducatif et accessible sur les droits et l’accès aux soins», explique Bruno Van Tuykom. En 2024, cette présence numérique a permis à son entreprise d’accompagner environ 100'000 femmes à travers tout le territoire américain.


«Les femmes voulaient un moyen de contraception qui tienne toute la durée du mandat»

Bruno Van Tuykom

 

Fait marquant: lors des grands moments politiques récents, le trafic du site a bondi. «Le jour de l’élection, celui de l’inauguration de Donald Trump ou lors d’annonces anxiogènes sur les droits des femmes, nous avons noté une hausse de 50% des visites. Les femmes cherchent à sécuriser leur contraception, certaines commandent plusieurs mois de pilules contraceptives, ou de pilules du lendemain. La peur d’une perte de droits alimente la demande. Le fait que nous soyons une plateforme privée rassure aussi: certaines craignent que leurs données personnelles soient transmises aux autorités fédérales si elles se tournent vers des structures publiques» indique l’entrepreneur belge. Sous la première administration Trump, l’usage des stérilets a bondi de 400%, «les femmes voulaient un moyen de contraception qui tienne toute la durée du mandat.» Selon Bruno Van Tuykom, «le véritable défi aujourd’hui, ce n’est pas tant l’accès à l’avortement que la désinformation».


Dissuader les femmes d'avorter


Aux États-Unis, les Crisis Pregnancy Centers (CPC), se présentent comme des cliniques médicales offrant des services complets en santé reproductive. En réalité, leur objectif principal est de dissuader les femmes d’interrompre leur grossesse, en utilisant des tactiques trompeuses telles que des publicités imitant celles de véritables cliniques, des noms ambigus et du personnel non médical vêtu de blouses blanches. Ces pratiques ont été largement documentées et critiquées pour leur caractère trompeur et leur impact négatif sur la santé des femmes. Il existe aujourd’hui plus de 2500 Crisis Pregnancy Centers aux Etats-Unis contre environ 765 cliniques physiques (brick-and-mortar clinics) pratiquant l’avortement, selon les données du Guttmacher Institute. Ce chiffre représente une baisse de 5% par rapport à 2020, principalement due à la fermeture de centres dans les États ayant instauré des interdictions totales de l’avortement. Parallèlement, on estime qu’il existe environ 1687 établissements de santé offrant des services d’avortement légaux, incluant les cliniques physiques, les hôpitaux et les services de télémédecine. Cette disparité souligne les défis auxquels sont confrontées les femmes cherchant à accéder à des services d’avortement sûrs et légaux.



Depuis le retour de Donald Trump au pouvoir, Twenty Eight Health affirme, pour l’heure ne pas avoir été directement affectée par de nouvelles régulations. Elle continue de proposer des pilules abortives après télé-consultation, mais uniquement dans les États où cela reste légal, comme New York ou la Californie. «Pour les autres, nous les orientons vers des structures capables de les accompagner», précise Bruno Van Tuykom.


Prévention fragmentaire

 

L’avortement n’est souvent qu’une réponse ultime dans un parcours où l’éducation sexuelle, l’accès à la contraception et le soutien social jouent un rôle déterminant. Et là encore, tout dépend de l’État où l’on vit. Aux États-Unis, l’éducation sexuelle est fragmentée, souvent lacunaire, et politiquement instrumentalisée.


En 2025, selon le Guttmacher Institute et les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), seulement 38 États exigent des cours d’éducation sexuelle dans les lycées, 42 obligent à une information sur l’abstinence, et seuls 26 demandent que les cours soient médicalement exacts. Les cours sur l’abstinence, où ils sont imposés, insistent principalement sur l’idée que l’abstinence jusqu’au mariage est la seule méthode sûre pour éviter les grossesses non désirées et les infections sexuellement transmissibles. Ce modèle, qui minimise ou ignore souvent les informations sur la contraception, laisse de côté une éducation complète et fondée sur des données scientifiques. Cette défaillance structurelle nourrit les inégalités dès l’adolescence. Par exemple, des études montrent que les États du Sud et du Midwest, comme le Mississippi, le Texas et l’Alabama, affichent des taux de grossesse chez les adolescentes bien plus élevés que la moyenne nationale. À l’inverse, des États comme la Californie et le Massachusetts, qui offrent une éducation sexuelle plus inclusive et fondée sur des données scientifiques, ont des taux de grossesse plus faibles. En 2023, le taux de natalité chez les adolescentes aux États-Unis était de 13,2 naissances pour 1000 filles, mais ce chiffre varie fortement en fonction des politiques locales.

 

teen mom
Aux États-Unis, la grossesse chez les ados a également donné naissance à un show de télé-réalité, «17 ans et maman». ©DR

Dans le vide laissé par les politiques publiques, le secteur privé s’est engouffré. Si l’avortement reste encore un droit dans certains États, les coûts associés, consultations, déplacements, hébergement, congés non payés, sont rarement pris en charge. Cette désarticulation du système public a ouvert la voie à une privatisation rampante de la santé sexuelle. Aux États-Unis, le moindre acte médical est monétisé, et la santé reproductive ne fait pas exception.


Accès à la pilule, à la contraception d’urgence, à la télé-consultation gynécologique: autant de services désormais commercialisés, souvent à prix fort, par des plateformes en ligne et des startups health tech. Certaines misent sur la confidentialité, d’autres sur la rapidité, d’autres encore sur des abonnements mensuels. À la croisée du soin, du marketing et de la technologie, ces nouveaux acteurs promettent un accès simplifié à la santé reproductive… à celles qui peuvent payer.


De vocation à business

 

La santé sexuelle des femmes est ainsi devenue un marché à part entière. En 2024, les startups américaines spécialisées dans la santé des femmes ont levé collectivement 1,19 milliard de dollars en capital-risque, répartis sur 111 transactions, marquant une hausse de 4,3% par rapport à 2023. Certaines, comme Flo Health, une application de suivi de fertilité, affichent désormais des valorisations à plus d’un milliard de dollars, après une levée de fonds de plus de 200 millions de dollars auprès de General Atlantic. En juin 2024, Flo Health comptait près de 70 millions d’utilisatrices actives mensuelles et environ 5 millions d’abonnées payantes, avec des revenus bruts annuels estimés à plus de 200 millions de dollars, soit une augmentation d’environ 50% par rapport à l’année précédente.


Ce dynamisme a été encouragé par des initiatives publiques: en février 2024, l’administration Biden annonçait un investissement de 100 millions de dollars pour la recherche et le développement dans la santé des femmes, via l’Advanced Research Projects Agency for Health (ARPA-H). Cependant, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, des coupes budgétaires significatives ont été opérées dans les programmes de santé publique, notamment ceux liés à la santé reproductive des femmes. Des programmes essentiels, comme ceux de dépistage néonatal ou les équipes de recherche sur la santé reproductive au sein des Centers for Disease Control and Prevention (CDC), ont été démantelés, fragilisant des initiatives cruciales pour la santé maternelle et infantile.


Une question qui divise


Dans ce contexte, où les politiques publiques fluctuent selon les administrations, la question de l’avortement continue de diviser profondément la société américaine. Cette division se reflète également dans le secteur privé, où l’avortement devient un enjeu même dans les échanges avec les investisseurs. Par exemple, lors de ses levées de fonds, Twenty Eight Health a constaté que certains fonds, issus de milieux catholiques conservateurs, refusaient de s’associer à une entreprise offrant l’accès à l’avortement médicamenteux. D’autres, au contraire, ont vu dans cette mission inclusive une force et un atout. Résultat: Twenty Eight Health a levé 25 millions de dollars, auprès de fonds qui défendent des valeurs d’équité, de santé publique et de justice reproductive. Mais derrière ces engagements affichés, l’équation reste la même: pour les investisseurs, la mission est un levier, le sens un vecteur de croissance. L’objectif, lui, ne change pas. Ce qu’ils attendent, en bout de course, est un retour sur investissement.

 

En fin de compte, la justice reproductive devient une opportunité d’investissement, où les valeurs affichées sont au service d’une rentabilité. Comme disent les Américains, «it’s a business, not a charity!»

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