«Le marché du travail n'est pratiquement pas accessible aux réfugiés ukrainiens»
- Amèle Debey
- 13 oct. 2024
- 6 min de lecture
Arrivée en Suisse il y a un an et demi, Yvonne est une réfugiée ukrainienne en recherche d’emploi, que les derniers gros titres de presse sur «la dignité» de ses semblables a passablement agacée. Originaire du Nigeria, la jeune trentenaire revient sur les préjugés ancrés à sa double nationalité et les difficultés que son permis de séjour lui pose au quotidien.

Amèle Debey, pour L’Impertinent: Expliquez-nous qui vous êtes et d’où vous venez.
Yvonne: Je suis Nigériane. J’ai émigré en Ukraine en 2019, à l’âge de 26 ans, pour y passer mon Master of Business Administration (MBA) que j’ai obtenu un an plus tard en travaillant principalement comme cheffe de projet dans une entreprise.
En Ukraine, je possédais un permis de résidant permanent. Lorsque la guerre a éclaté, je me suis dirigée vers l’Italie. C’est à ce moment-là que mes parents ont appris que j’étais lesbienne. Il était donc impossible pour moi de rentrer au Nigeria, car j’y avais déjà vécu de très mauvaises expériences en raison de mon orientation sexuelle. J’y étais stigmatisée. L’Ukraine était mon pays, puis la Suisse l’est devenue. Car c’est un endroit où les homosexuels sont en sécurité.
Dans le canton de Vaud, les gens m’aident beaucoup, en particulier l’EVAM. Ils s’assurent que j’aie tout ce dont j’ai besoin, y compris des cours d’intégration au français.
Mais, selon ma culture, on doit mériter l’argent que l’on reçoit en travaillant. J’ai donc sérieusement cherché du travail afin de rendre ma part à la communauté puisque la Suisse me donne tellement. J’ai d’abord cherché dans mon domaine, à savoir cheffe de projet dans les services clients et la vente. C’est là que je me suis rendue compte de la difficulté de la chose. J’ai reçu beaucoup de refus. De temps en temps, lorsque je demandais des feed-back, on me disait préférer d’autres candidats. Depuis 2022, j’ai dû faire environ 300 candidatures.
Au début, je ne m’étais pas rendue compte que la question du permis était un problème.
Quel est le problème avec votre permis S?
Ils appellent notre permis SOS, comme si nous étions en Suisse pour un temps défini. Souvent, les employeurs n’ont pas envie d’attendre l’approbation du canton pour pouvoir nous engager.
Quelle est la situation des réfugiés ukrainiens en Suisse?
Nous sommes une priorité. Le gouvernement met beaucoup d’énergie à nous aider. Il nous fournit l’hébergement, l’assurance maladie, les cours d’intégration, notamment par le biais de l’apprentissage de la langue en fonction des qualifications.
Notre situation est bonne, mais le marché du travail est problématique. La paperasse est trop importante. Lorsque j’ai eu des entretiens, quand je me suis mise à chercher des emplois de subsistance comme la livraison ou les ménages, les employeurs étaient dissuadés de me prendre à cause des démarches administratives.
Pensez-vous qu’il y a un traitement de faveur envers les Ukrainiens, par rapport à d’autres réfugiés accueillis en Suisse, qui n’ont peut-être pas accès au même soutien?
C’est délicat pour moi, qui suis une citoyenne d’un pays du tiers monde, mais qui suis venue en Suisse en tant que membre d’un pays de l’Union européenne. Je ne connais pas bien la situation des autres réfugiés. Ce que j’ai vu comme efforts déployés envers les réfugiés ukrainiens est impressionnant. A part pour le marché du travail, qui ne nous est pratiquement pas accessible.
Connaissez-vous la situation des autres réfugiés nigérians qui arrivent ici?
Je ne connais pas la communauté nigériane de Suisse. Par contre je sais qu’un autre de mes concitoyens également passé par l’Ukraine a pu trouver un travail rapidement ici. Je crois que c’est du cas par cas et que cela dépend surtout du canton.
Dans le canton de Vaud, c’est difficile. Lorsque je fais des jours d’essai et que je place mes espoirs dans une embauche, par exemple dans des jobs comme vendeuse chez Starbucks, je suis très déçue de voir que l’on préfère aller de l’avant avec d’autres candidatures.
En ce moment, les ressortissants nigérians font les choux gras de la presse car certains alimentent le deal de rue. Avez-vous déjà entendu parler d’une mafia nigériane qui enverrait ses ressortissants en Suisse pour y vendre de la drogue?
Non. Je ne connaissais pas vraiment la Suisse avant de venir et je ne sais pas reconnaître les gens par leur nationalité. Cela me brise le cœur de savoir que mon pays est dépeint par ce biais en Suisse, mais je ne connais pas ce sujet. Chacun a son propre chemin et je me concentre sur le mien.
Dans un article publié le 15 août dernier sur 20 minutes, il est dit que certains réfugiés ukrainiens font la fine bouche pour accepter des emplois. Vous qui avez revu vos exigences à la baisse, qu’est-ce que cela vous a inspiré?
Que cet article ne dépeignait qu’une seule réalité. Bien sûr, certains des réfugiés avaient de bons jobs chez eux. J’ai rencontré une dirigeante d’entreprise qui ne savait pas quoi faire en arrivant et qui est devenue femme de ménage. Certains ne sont peut-être pas désireux de recommencer à zéro, mais cet article est faux.
J’ai un bachelor, un MBA et je suis en train de passer un master en sciences environnementales, mais je cherche un job de survie que je ne parviens même pas à trouver. Tout le monde n’est pas prêt à s’abaisser à ce niveau, mais cet article ne dépeignait pas la complexité de la situation. Car le permis S est dissuasif sur le marché du travail.
Quels problèmes concrets pose ce permis?
Les démarches prennent trop de temps, mais ce n’est pas tout. Selon la loi – c’est d’ailleurs inscrit au dos de notre permis – si on trouve un travail, on doit faire des jours d’essai et s’ils sont concluant, on ne peut pas commencer à travailler tant que le canton n’a pas donné son accord. Ils disent que c’est rapide, mais selon mon expérience, cela peut prendre entre quatre et huit semaines. Lorsqu’un employeur recherche un candidat, il n’attend pas autant de temps.
J’avais trouvé un emploi dans une entreprise de livraison à domicile, mais lorsqu’ils ont vu mon permis S, ils m’ont dit que les démarches administratives étaient trop compliquées. A une autre occasion, j’ai voulu m’inscrire à une agence d’interim. On m’a répondu qu’on ne me prendrait pas avec ce permis, uniquement les permis B avaient une chance de décrocher un travail.
Combien est-ce que le canton vous donne par mois?
Il paie mes frais de santé, mon hébergement, mes frais de transport et me donne 387 francs par mois pour manger. C’est pourquoi j’ai la motivation de trouver un emploi.
Est-ce plus difficile d’être noir ou d’être Ukrainien en Suisse?
Je n’ai pas vécu de discrimination, je suis plutôt très reconnaissante envers la Suisse. Mais je ressens de la discrimination dans le monde du travail, où j’ai le sentiment de davantage de conservatisme et peut-être de racisme.
C’est probablement pire pour les noirs, en tant que ressortissant d’un pays du tiers monde. Les membres de l’Union européenne sont privilégiés.
Une des raisons pour lesquelles les employeurs rechignent à engager des réfugiés ukrainiens, c’est par peur d’investir dans un employé qui quitterait le pays une fois la guerre terminée. Comprenez-vous cet argument?
C’est pourquoi notre permis S est surnommé le permis SOS. Lorsque j’ai été engagée par une entreprise de nettoyage il y a un petit moment, on m’a demandé d’envoyer mes documents. Le recruteur a vraiment essayé d’appuyer mon dossier, mais son patron a refusé à cause de mon permis.
On ne sait pas combien de temps la guerre va durer, mais le marché du travail suisse a besoin d’être plus flexible et plus informé. La plupart des employeurs ne savent même pas ce qu’est un permis S et ce qu’il implique.
Pour ma part, bien sûr que j’ai envie de rester en Suisse, qui ne le voudrait pas? J’ai recommencé ma vie, je suis des cours, j’apprends une nouvelle langue… mais si on me demande de partir, je partirai.
La Suisse est un endroit où on peut être vraiment soi-même. Il n’y a pas de différence entre les gens en fonction de leurs origines. On jouit d’une large liberté d’expression. C’est ici que j’ai envie de faire ma vie.
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