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Le «Fonds Marianne» a-t-il servi à financer des officines de propagande proches du pouvoir?

Dernière mise à jour : 22 juin 2023

Les révélations de cette enquête sur le Fonds Marianne prouvent que de nombreux éléments ont été – volontairement ou pas, telle est la question – passés sous silence par la presse subventionnée, au risque de mettre à mal une doxa soigneusement protégée par la cooptation des élites journalistiques. Et si le fonds de «lutte contre le séparatisme et le complotisme» en réponse à l’effroyable assassinat du professeur Samuel Paty avait servi de prétexte pour financer d’obscures agences de propagande destinées à promouvoir la censure d’opinion politique qui dérange le pouvoir en place? Première partie de l'enquête.

Marlène Schiappa, qui a fondé le Fonds Marianne, et Samuel Paty. © Photo News / Photo News

 

Cet article, signé Amélie Ismaïli, a été initialement publié sur le site recheckingmedia.org

 

Résumé. Selon les enquêtes de plusieurs organes de presse (Mediapart, Libération, France Télévisions et Marianne), le «Fonds Marianne» aurait pu être détourné au profit d’associations à l’origine de campagnes de dénigrement contre des opposants à Emmanuel Macron. Plusieurs associations bénéficiaires ont été épinglées pour avoir à la fois rémunéré des activistes proches du Printemps républicain (à l’instar de Mohamed Sifaoui) avec des montants injustifiés, mais aussi financé la production de vidéos critiquant ouvertement des personnalités politiques de gauche (Mathilde Panot et Anne Hidalgo en tête) en pleine période électorale. De nombreux soupçons pèsent ainsi sur ce fonds créé en réponse à l’effroyable assassinat du professeur Samuel Paty sous couvert de lutter contre le «séparatisme», suffisamment pour engager une commission d’enquête parlementaire au Sénat afin de faire la lumière sur une répartition particulièrement obscure. Mais si la presse subventionnée ne semble s’intéresser qu’à seulement deux des dix-sept organismes bénéficiaires révélés par le service Check-News de Libération, le journalisme citoyen s’est intéressé de plus près à ces 15 autres associations présentées comme ne semblant «pas poser problème» d’après le sénateur Claude Reynal. Difficile, en réalité, d’adhérer à ce constat sous forme de «circulez, il y a rien à voir» quand on observe les liens obscurs de plusieurs de ces officines avec des institutions qui, au contraire de leurs objectifs apparents, n’ont rien de politiquement neutre.


La promotion de Conspiracy Watch et de ses trois bénéficiaires par de l’argent public


Capture de l’émission #18 de « Les Déconspirateurs », sur la chaîne Youtube de Conspiracy Watch.


En pleine promotion de son nouvel essai, Au cœur du complot – lequel, malgré une intense couverture médiatique, ne parvient toujours pas à concurrencer les livres «complotistes» qu’il s’était entrepris de fustiger sans jamais aborder leurs contenus(1) – Rudy Reichstadt a dû de nouveau affronter les foudres de ses opposants sur les réseaux sociaux depuis que Check-News a listé son média parmi les bénéficiaires du Fonds créé en mémoire à Samuel Paty, avec une généreuse subvention de 60'000 euros. Il faut dire que depuis qu’il dédia son combat au «fichage» de personnalités aux opinions divergentes des siennes, souvent par un ensemble d’amalgames et d’étiquettes fourre-tout, l’essayiste a vu s’accumuler au fil des années les commentaires les plus virulents à chaque publication sur son compte Twitter. Un harcèlement dont il se glorifie en guise d’argument publicitaire pour son ouvrage, sans faire l’économie d’une certaine victimisation. Ce complexe de «martyre héroïque» se nourrit de ses accusations d’antisémitisme dont il qualifie quasi-systématiquement ses adversaires; pourtant, les critiques qu’il reçoit sont loin de n’émaner que des identitaires radicaux.


En 2019, un article de l’hebdomadaire Marianne pointait ses (trop) nombreuses «contradictions» à travers «un filtre politique militant», pouvant rendre sa lutte «contre-productive». Du côté des partisans de gauche, l’association Acrimed dédiée à la critique des médias l’accuse ironiquement d’avoir lui-même propagé une «théorie du complot» sans fondement autour du «Russiagate»(2); tandis que le Monde Diplomatique le décrivit comme un homme adoubé par la presse mainstream «qui n’a pourtant rien d’un chercheur» et n’aimant ni «les critiques», ni «ce qui lui paraît trop à gauche». Présenté régulièrement comme un «politologue» qu’aucun diplôme ne semble justifier, celui que Marlène Schiappa estime bénéficier d’une «réputation sans équivoque» apparaît en réalité souffrir d’un biais politique proche de la Fondation Jean Jaurès dont il est issu, un think tank réputé pour être proche du parti d’Emmanuel Macron. Ce qui fait de Conspiracy Watch une organisation non «politiquement neutre», à l’instar des deux premiers bénéficiaires qui ont fomenté ce scandale.


Une subvention doublée


Mais au-delà de ce défaut de neutralité, les conditions d’attribution de cette subvention d’argent public manquent d’avoir été remplies par le média de Rudy Reichstadt, au regard des documents analysés par Check-News. D’une part, aucun contenu du projet «RiPOST» pour lequel elle fut spécifiquement attribuée ne semble avoir été créé pour la cible des «12-25 ans» alors qu’il s’agit de l’un des principaux critères d’éligibilité(3). D’autre part, bien que ce fonds fut initialement présenté sous couvert de combattre le «séparatisme islamique» qui motiva le meurtrier du professeur d’histoire-géographie, la contribution de Conspiracy Watch sur ce sujet apparait comme bien «marginale» selon le quotidien – et surtout, pas vraiment spécifique à un public français comme le remarqua un internaute sur le réseau Twitter(4).


Pour se justifier, l’expert «anti-conspi» rétorqua que le Fonds Marianne mentionnait de lutter contre «le complotisme», au cœur de son combat. Il omet cependant d’admettre que ce tragique évènement fut l’occasion d’une manne financière pour son association: en effet, alors que l’Observatoire du Conspirationnisme recevait depuis 2018 une subvention du CIPDR «d’un peu moins de 30'000 euros» de l’aveu même de Reichstadt, et dont ce Fonds se serait «en partie substitué», ce montant doublé d’argent public fut renouvelé en 2023, soit en dehors du calendrier de ce fonds. Ce qui a déjà de quoi réservé à cet évident bénéfice une connotation particulièrement infâme.

 
 

Le problème – et ce sur lequel Libération a choisi de ne pas trop regarder, sûrement pour préserver l’admiration de son directeur éditorial pour Rudy Reichstadt – c’est que le bénéfice engendré par Conspiracy Watch ne semble pas se limiter à ces 60'000 euros. Rudy Reichstadt et ses collaborateurs réguliers n’ont pas seulement contribué au contenu produit pour motiver cette unique enveloppe, mais aussi… pour 3 autres bénéficiaires de ce même «fonds», totalisant un budget de 245'000 euros alloué à des projets faisant leur promotion, à des degrés divers.


La Licra


Commençons par la Licra, qui s’est vue offrir 95'000 euros pour la création de la plateforme «Sapio», un «campus numérique» ayant vocation à fournir des ressources pédagogiques «à destination des élèves, étudiants, enseignants et intervenants scolaires». Ces «ressources» apparaissent en majorité sous forme de vidéos au format court, centrées sur des questions autour du racisme, de l’antisémitisme, de la laïcité mais aussi (surtout) du «complotisme». Sur ces points et à la différence de Conspiracy Watch, force est de constater que le projet répond parfaitement aux critères d’éligibilité du Fonds Marianne. Problème: sur la page principale, c’est la figure de Rudy Reichstadt qu’on découvre particulièrement mise en avant. Le «complotologue» apparaît en effet être le seul interviewé dans 6 des 8 vidéos composant la rubrique «comprendre» – en sachant que les deux autres sont ni plus ni moins que des entretiens de la seconde directrice de CW, l’historienne Valérie Igounet.

Capture de la home-page sur le site internet de Sapio.


C’est bien plus que les «une ou deux vidéos» que Monsieur Reichstadt dit avoir fait pour ce projet dans l’article de Check-News, une ultra-minimisation que les «fact-checkeurs» n’ont pas (ou plutôt feint de ne pas) relever. En parcourant davantage le site, on retrouve également l’importante contribution de Tristan Mendès France: l’autre «expert» de l’anti-conspirationnisme co-gérant du projet «RiPOST» ressort dans non moins de 29 résultats de recherche, dont 8 vidéos d’interviews. Précisons cependant, en vertu d’une présentation honnête des faits, que plusieurs «experts» parmi ces «contenus-ressources» ne semblent pas avoir de lien avec la fondation de Rudy Reichstadt. Mais outre qu’ils sont davantage légitimes par leur statut de chercheur, le contenu du site nous montre une contribution bien moindre.


Par exemple: plusieurs vidéos font l’interview de Boris Adjemian, un docteur en histoire qui dirige la Bibliothèque NUBAR, mais seulement sur le thème du génocide arménien. En comparaison, Tristan Mendès France, qui n’est docteur en rien, contribua à tous les thèmes listés par la plateforme sauf celui du sport. Et contrairement à Reichstadt, l’historien chercheur n’apparaît pas sur la page principale du site. Quoi qu’il en soit, le fait que «Sapio» participe à la promotion des acteurs de Conspiracy Watch est d’une évidence grossière. Tellement grossière que Check-News – bien qu’en ayant soigneusement omis son ampleur – interrogea la Licra sur ce soupçon d’un double financement, laquelle réfuta ne pas avoir «rémunéré l’expert». En admettant que cette réponse soit honnête, une telle publicité auprès d’un public cible de professeurs et d’étudiants peut engendrer de bien des manières un potentiel bénéfice indirect, dès lors qu’il s’agit de pseudos «experts» qui vivent d’appels aux dons, de services privés ou de la vente de livres.


AP2L et la série Conspirations?


Et en matière d’œuvre promotionnelle pour Rudy Reichstadt et ses alliés, on peut dire que la série Conspirations?, pour laquelle l’agence de production AP2L a reçu 20'000 euros du Fonds Marianne, représente un bel exemple. Sur ces dix vidéos diffusées par la chaîne LCP, la moitié est consacrée à sa parole unique, tandis que la moitié restante est réservée à celle d’un autre de ses plus proches collaborateurs connus, le journaliste Thomas Huchon.

Série Conspirations? diffusée sur la chaîne LCP.


Il n’est d’ailleurs pas nouveau que les deux hommes s’associent autour de projets communs. Outre sa participation régulière à l’émission Les déconspirateurs, Thomas Huchon est notamment le réalisateur de Infodemic: comment le covid19 est devenu la machine à conspis, un documentaire de 29 minutes principalement composé de l’entretien avec deux «experts» de l’anti-complotisme: Gérald Bronner, et surtout, Rudy Reichstadt. Or, il se trouve que l’entreprise à l’origine de sa production, la plateforme de streaming Spicee, figure aussi – quelle heureuse coïncidence! – parmi la liste des bénéficiaires du Fonds Marianne, dont elle reçut la modeste somme de 70'000 euros.

Image extraite de Infodemic: Comment le covid19 est devenu la machine à conspi, réalisé par Thomas Huchon et diffusé sur Spicee.


Spicee Educ


Toujours selon Check-News, cette subvention aurait servi à la création de «Spicee Educ», d’un modèle très similaire au projet «Sapio» avec des contenus à vocation «pédagogique» davantage centrés sur le thème du «complotisme» et de la désinformation. A la différence notable que les «ressources» présentées ici n’ont rien de productions originales: il s’agit, en majorité, de vidéos divisées en formats courts, dont une partie étaient produites bien avant 2021. Si certaines étaient disponibles en accès libre via d’autre médias (on y trouve, par exemple, la série Oh My Fake du quotidien 20minutes, l’Escape News présenté par Thomas Soto sur la chaîne France 4, ou encore la série Mytho pour laquelle une autre association bénéficiaire (Lumière sur Info) a reçu 50'000 euros) elles sont pour la plupart tirées de documentaires produits et diffusés par Spicee. Et là aussi, on peut dire que Rudy Reichstadt bénéficie d’une présence de choix. Parmi ces contenus, on retrouve le fameux Infodemic dans lequel le «complotologue» est co-exclusivement interviewé, découpé en 6 vidéos dans le parcours «Théorie du complot», 11 vidéos de Covid19: Fantasmes et mensonges (formant l’essentiel du ce parcours), et 6 vidéos dans celui intitulé Le cerveau: ami ou ennemi?.

Reichstadt semble être aussi le seul sujet filmé de la série Le petit dico des conspis (du moins, d’après l’extrait que nous avait pu retrouver sur Youtube) intégré dans le premier parcours (9 vidéos) et le troisième baptisé Educations aux médias (8 vidéos). Quant à Thomas Huchon, il est tout simplement partout. Outre cette distribution d’Infodemic, ses autres réalisations Conspi Hunter: comment nous avons piégé les complotistes, Conspi Hunter: spécial 11 septembre, Unfair Game, comment Trump a manipulé l’Amérique, la Nouvelle fabrique de l’opinion, L’homme qui murmurait à l’oreille de Trump et Scandale Cambridge Analytica, nouvelles révélations – bref, autant dire l’intégralité de sa filmographie se retrouve sous forme décomposée ou non(5). On y découvre même la capsule qu’il avait faite pour le média Konbini sur l’effet «Dunning-Kruger» par au moins deux fois. C’est dire si «Spicee Educ» ressemble tout simplement à une plateforme promotionnelle pour le journaliste «ami» et contributeur de Conspiracy Watch.

Notons au passage que, pour ce qui est de la pertinence de ces «ressources» en matière de lutte contre les fake-news, on repassera. Dans le cas de Infodemic, c’est près d’un quart du documentaire qui est consacré au sondage mené par la fondation Jean Jaurès (en partenariat avec Conspiracy Watch), censé montrer que l’idée que le virus Sars-Cov-2 a été fabriqué en laboratoire serait non seulement fausse mais surtout essentiellement partagée par des partisans de l’extrême-droite. Une sorte de minable déshonneur par association pour une hypothèse qui, comme on le sait, est désormais considérée comme la plus plausible par bon nombre de scientifiques et admise par l’OMS elle-même. Cette réfutation erronée, largement propagée par les «fact-checkeurs» avant de devoir faire volte-face dès 2021, se retrouve dans la séance 3 du programme «Covid, Fantasme et Mensonges» de Spicee Educ.


Sous la partie intitulée «Les personnalités n’ont pas toujours raison!», l’éducateur est invité à présenter aux élèves le cas suivant: «Le professeur Montagnier, prix Nobel de Médecine, affirme que le Covid19 a été fabriqué en laboratoire. Quelle peut-être la conséquence de cette affirmation sur le grand public? Pourquoi?». L’idée est de montrer qu’il faut se méfier de la «crédibilité» que nous donnons à une personne de par son statut. Il y est également proposé un «atelier» pour montrer comment les «complotistes» utilisent une rhétorique opposant «un héros à la solution miracle» contre un «ennemi commun diabolisé au maximum». À la lecture des trois exemples proposés (Pr Montagnier/Didier Raoult/Bill Gates), on se doute qui sont censés être des héros fantasmés et le pauvre ennemi «diabolisé»… Si la logique de «fabrication de l’ennemi» est légitime pour comprendre les discours fallacieux, les exemples choisis non sans hasard ont de quoi donner à ces «fiches» un caractère ironique.

On résume. Rudy Reichstadt qui a déjà reçu 60'000 euros du Fonds Marianne pour le média qu’il a fondé, doublant au passage sa subvention annuelle du CIPDR, est particulièrement présent dans les contenus de 3 autres bénéficiaires: la Licra, AP2L et Spicee. Tandis que deux de ses plus proches collaborateurs, Tristan Mendès France et Thomas Huchon y illustrent pour chacun une contribution essentielle. Est-ce à dire que les acteurs de Conspiracy Watch auraient plusieurs fois bénéficié du Fonds Marianne, sous 4 relais différents? Si on ne peut faire de conclusions hâtives en spéculant sur l’idée qu’ils en auraient tiré à chaque fois une rémunération, reste que cette «similarité» de contenus et d’experts interroge sur un rôle potentiellement influent dans le choix des projets sélectionnés.


Un projet déjà financé?


Mais au fait, quel était ce fameux projet «RiPOST» pour lequel Conspiracy Watch a reçu cette subvention du fonds créé en l’honneur de Samuel Paty? Et bien, il se trouve qu’il s’agissait d’un projet mené en collaboration avec l’organisme «UE Disinfo Lab» qui date de juillet 2020, soit plus d’un an avant le terrible assassinat du professeur d’histoire géographie et la création du fonds censé lui rendre hommage. Cette subvention n’a donc absolument pas servi à soutenir la création d’un nouveau projet qui justifierait son financement. Et surtout, il était déjà financé par le CIPDR (donc l’Etat), en outre d’un partenariat avec Google et Bing (qui ne manque pas d’argent), ainsi que… l’Institute For Strategic Dialogue. Un autre bénéficiaire du Fonds Marianne qui semblerait avoir un rôle particulièrement intriguant dans le choix des lauréats: c’est ce que nous verrons dans les prochaines parties de cette enquête à suivre…

 
(1) Voir à ce sujet, la debunking de Pierre Chaillot sur sa chaîne Décoder l’eco: https://www.youtube.com/watch?v=G0OjIB2NeSU&t=98s

(2) La rumeur de collusion entre Donald Trump et le Kremlin dans l’élection américaine de 2016. Rumeur qui s’est avéré infondée et fabriqué par un faux dossier («le dossier Steel»), dont le rapporteur sera inculpé pour mensonges par la justice américaine.

(3) Dans le communiqué sur l’Appel à projets national 2021 « Fonds Marianne », y est stipulé dans les «1. Critères d’éligibilité» que «Cet appel à projets a pour but de soutenir des actions en ligne, à portée nationale, destinées aux jeunes de 12 à 25 ans exposés aux idéologies séparatistes qui fracturent la cohésion nationale et abiment la citoyenneté.»


(5) Voir la rubrique «Documentaire à regarder en classe» sur Spicee Educ.
 

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