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Article rédigé par :

Bernard Wicht

Guerre Israël-Hamas: quelles leçons pour la Suisse?

israel hamas
© DR

Une véritable cacophonie règne actuellement dans le débat sur la défense de notre pays. Parlementaires, experts, journalistes, chacun y va de ses commentaires et de sa solution: d'une turbo-adhésion à l'UE et à l'OTAN à l'annulation de l'achat des F-35, en passant par la délégation de notre défense à un État voisin, pour ne citer que les exemples les plus frappants. Le brouhaha est total, rendant très difficile toute appréciation sereine de la situation.

C'est pourquoi, dans ces conditions, il semble particulièrement approprié de rappeler le rôle joué pendant la guerre froide par le «modèle israélien» qui, dans les circonstances spécifiques de cette période, a servi de véritable fil rouge pour l'élaboration de la doctrine d'engagement de l'Armée suisse, ainsi que pour les choix en matière d'armement et de matériel. Précisons qu'il ne s'agit en aucune façon ici de se faire l'avocat de la politique génocidaire et annexionniste menée par cet État à l'heure actuelle. Il faut toutefois rappeler combien l'analyse approfondie d'un conflit présentant de fortes similitudes avec la situation géostratégique de la Suisse peut s'avérer décisive dans le développement d'une doctrine cohérente pour l'engagement de nos forces armées.

 

En effet, à partir des années 1960, tant pour le Département militaire fédéral (le DDPS de l'époque) que pour l'état-major général, la posture géostratégique de ce petit État du Proche-Orient confronté à ses puissants voisins égyptiens et syriens se révèle pleine d'enseignements pour notre pays. C'est en particulier le cas de la guerre israélo-arabe d'octobre 1973, qui fait l'objet d'une analyse très attentive, dont les conclusions ont ensuite une influence déterminante sur la conception de défense de notre pays.

 

I. Le modèle israélien de la guerre d'octobre 1973

 

En janvier 1976, la division renseignements de l'état-major général de l'Armée suisse publie un rapport non classifié et diffusé aux divers échelons de commandement, intitulé Enseignements de la guerre d'octobre 1973.

 

Le texte le montre bien: en Suisse, cette guerre sert de révélateur sur les enjeux de défense d'un petit État confronté à de puissants voisins. L'analyse présentée jette les bases du développement de la doctrine d'engagement de l'armée suisse et de l'acquisition de nouveaux matériels. Car le scénario de la guerre du Kippour (bien que se déroulant au Proche-Orient) présente une grande similarité avec les plans d'invasion de l'Europe de l'Ouest par le Pacte de Varsovie – nous étions alors en pleine guerre froide.


Pour mémoire, le 6 octobre 1973, jour du jeûne du Yom Kippour, l'armée israélienne est attaquée par surprise sur deux fronts par les colonnes blindées égyptiennes (sur le canal de Suez) et syriennes (sur le plateau du Golan). Passée la surprise initiale et l'échec des premières contre-attaques lancées dans l'urgence, Tsahal parvient ensuite à rétablir la situation, malgré l'important différentiel de puissance en termes d'effectifs et de matériels – les armées arabes bénéficiant d'une supériorité importante en la matière. La guerre se termine le 25 octobre par une large victoire militaire israélienne qui a reconduit ses agresseurs sur leur ligne de départ et même au-delà.


guerre de kippour
Carte présentant les mouvements d'unités autour du canal de Suez, entre le 6 et le 13 octobre 1973. © Wikipédia

À la lecture du rapport de la Division renseignements, on comprend que c'est de l'étude méticuleuse de ces combats que l'armée suisse peut ensuite élaborer sa doctrine de défense face à une possible offensive soviétique de grande envergure, notamment en se fondant sur les constats suivants:

 

  • Face à des attaques massives de blindés, le char reste la meilleure arme antichar; l'armée suisse va donc progressivement se doter de trois divisions blindées et de plusieurs bataillons de chars indépendants.

  • L'aviation israélienne montre que la maîtrise du ciel se gagne par le combat aérien et non par la DCA. Ceci conduit à l'achat par la Suisse d'une centaine de chasseurs Tiger F-5 E/F bien adaptés à la mission de supériorité aérienne.

  • L'artillerie voit sa mécanisation s'accélérer (achat supplémentaire d'obusiers M-109) parce que, là aussi, la mobilité des pièces permet de compenser la plus grande puissance de feu de l'adversaire. De plus, si l'armée israélienne a pu retourner la situation en sa faveur, c'est également grâce à sa maîtrise supérieure du combat interarme chars- grenadiers de char-artillerie mécanisée.

 

On pourrait allonger encore la liste des leçons apprises, mais là n'est pas le but de ce rappel historique. Comme je l'ai dit précédemment, il s'agit bien plutôt de redécouvrir et de souligner combien l'analyse approfondie d'un conflit présentant de fortes similitudes avec la situation géostratégique de notre pays peut s'avérer décisive pour le développement d'une doctrine pertinente pour l'engagement de nos forces armées.

 

Et c'est bien là que je veux en venir!

 

II. 50 ans après: la guerre Israël-Hamas

 

Aujourd'hui, tant le Conseil fédéral, le DDPS que le commandement de l'armée sont, comme on dit, «dans la panade»: une politique de sécurité en lambeaux; aucune doctrine d'engagement de l'armée; des achats d'armes et de matériels dont personne ne sait s'ils fonctionnent (les drones) ni s'ils seront livrés (les F-35 et les missiles Patriot).


Demandons-nous donc quel peut être, de nos jours, le conflit-matrice susceptible de jouer le même rôle que celui de la guerre d'octobre 1973 pour l'élaboration d'une vision plus cohérente de la réalité stratégique contemporaine?

 

Or, vis-à-vis de cette dernière question, j'en reviens à Israël et à sa confrontation (depuis octobre 2023) avec le Hamas et, au-delà, avec le Hezbollah, les Houthis et l'Iran. Cette fois cependant, la victoire ne semble pas au rendez-vous pour l'État hébreu, malgré les succès tactiques. Pire encore, cette confrontation pourrait signifier sa disparition!


«Le modeste analyste que je suis ne peut pas se taire lorsqu'il détecte des scénarios emplis d'enseignements importants»

 

Avant d'entrer dans le vif du sujet, soulignons combien il est délicat de vouloir aborder les leçons de ce conflit alors que l'armée israélienne est en train de commettre un génocide à Gaza, que le Premier ministre Netanyahou fait l'objet d'un mandat d'arrêt international et que la surenchère de son gouvernement a mis le feu à tout le Proche-Orient tandis que, chez nous, notre Conseil fédéral se tait. La Suisse est pourtant dépositaire des conventions de Genève et a placé la promotion de la paix comme objectif central de sa politique étrangère. C'est pourquoi, en tentant de tirer les premières leçons de la guerre Israël-Hamas, je suis parfaitement conscient que je marche sur des œufs et que je m'expose à de vives critiques de part et d'autre.


Cependant, même le modeste analyste que je suis ne peut pas se taire lorsqu'il détecte des scénarios qui, bien que not politically correct, sont néanmoins emplis d'enseignements importants permettant d'appréhender la réalité stratégique contemporaine sous un angle plus adapté que celui du simple remake de la guerre froide.

 

Dans cette perspective, commençons par lister brièvement les changements géopolitiques et stratégiques majeurs intervenus entre octobre 1973 et octobre 2023, c'est-à-dire dans le laps de temps d'un demi-siècle:

 

  • la fin précipitée du leadership états-unien et, de manière concomitante, celle de son bras armé, l'OTAN

  • la fin des armées régulières comme outil militaire principal

  • l'irruption au sein de la plupart des sociétés d'une violence anarchique de niveau stratégique

  • cette violence s'appuie sur l'essor de la guerre irrégulière-criminelle nourrie et alimentée par l'économie grise (trafic d'êtres humains, trafic de drogue, etc.)

  • ces tendances lourdes touchent le monde entier; en Europe, une telle évolution prend toutefois une dimension spécifique caractérisée par la dialectique marges violentes et en révolte vs masses pacifiées et désarmées[1].

 

En ce qui nous concerne, c'est dans l'optique de cette «dialectique meurtrière» que la guerre entre le Hamas et Israël peut servir de guide pour mieux saisir la dynamique polémologène à l'œuvre aujourd'hui. Celle de cette violence anarchique de portée stratégique ne se résumant ni au vocable «attaque terroriste», ni aux seuls brigandages, émeutes, fusillades, carjacking et homejacking. C'est d'une guerre sans État dont il s'agit.

 

À ce stade, la situation géostratégique d'Israël devient très intéressante et permet de repositionner notre regard (comme auparavant avec la guerre du Kippour). Souvenons-nous à ce propos de la fameuse formule de l'économiste autrichien Friedrich Hayek, «sans la théorie les faits restent muets». En l’occurrence, lorsque l'analyse repose sur les méthodes et les concepts d'avant-hier, elle ne peut pas appréhender correctement les enjeux d'aujourd'hui et de demain.


À cet égard, l'affrontement entre l'État hébreu et les groupes armés du Hamas, du Hezbollah ainsi que les Houthis s'avère particulièrement représentatif des guerres actuelles: un État faisant face à des organisations militaires irrégulières qu'il a lui-même partiellement contribué à créer, qui sont financées par l'économie grise et sont positionnées dans son environnement immédiat. Or, ces dernières, grâce à l'utilisation d'une technologie low-tech et relativement bon marché, sont en train d'étouffer l'économie israélienne et de fatiguer les habitants de ce pays qui, peu à peu, choisissent le chemin de l'exil.

 

Car, et les médias mainstream l'ont tu, les très nombreux tirs de roquettes, de drones et de missiles partis d'Iran, des Houthis et accessoirement du Hezbollah ont provoqué de gros dégâts aux infrastructures d'Israël: d'abord, le Dôme de fer a montré ses limites face à ces attaques de saturation (faute semble-t-il d’un stock suffisant de munitions). Les projectiles qui n'ont pas été interceptés ont été suffisamment nombreux et efficaces pour rendre momentanément inutilisables le port israélien de Haïfa (sur la Méditerranée) et la principale raffinerie qui s’y trouve. De même, le port d'Eilat (sur la mer Rouge) est non seulement fermé mais en faillite pour les mêmes raisons. L’aéroport Ben Gurion à Tel-Aviv ne fonctionne plus que par intermittence (or c'est presque le seul point d'entrée en Israël pour le trafic commercial).


«L’affrontement Israël-Hamas est beaucoup plus représentatif du schéma belligène actuel que la guerre russo-ukrainienne»

Enfin, ces bombardements ont contraint les civils à vivre une grande partie du temps dans les abris antiaériens, ralentissant de ce fait considérablement l'activité économique du pays. De son côté, l'armée de l'air israélienne (principale garante de la souveraineté du pays) a dû transférer sa flotte stratégique d'avions F-35 à Chypre de peur de les voir se faire détruire au sol par les salves de drones et de missiles.

 

Si l’on en revient maintenant à la fonction matricielle de ce conflit, quels sont les enseignements que l’on peut retenir, à ce stade, du point de vue israélien.

 

En maîtrisant la technologie low-tech/low-cost des drones et des missiles, les forces irrégulières (avec l’appui de l’Iran) opposées à Israël sont parvenues à saturer les défenses et l’espace aérien de ce pays. Ceci conduisant à:


  • La destruction partielle des infrastructures portuaires et énergétiques.

  • Le ralentissement, voire l’arrêt provisoire de la production économique.

  • L’exode d’une partie de la population, en particulier celles et ceux au bénéfice d’une formation supérieure.

  • Ajoutons encore l’échec du target killing (ou décapitation) opéré systématiquement par le Mossad aboutissant à une impasse stratégique, à savoir l’élimination des interlocuteurs susceptibles d’une négociation sur un éventuel cessez-le-feu.

 

III.  Quelles leçons en tirer?

 

Du point de vue stratégique, on peut dire que l’Europe occidentale est déjà touchée par cette guerre sans État, par cette dialectique marges en révolte/masse pacifiée-désarmée. C’est pourquoi je considère que l’affrontement Israël-Hamas est sans aucun doute beaucoup plus représentatif du schéma belligène actuel que la guerre russo-ukrainienne: c’est-à-dire la confrontation entre un État et un ou plusieurs acteurs non étatiques. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le penser. Récemment, un expert militaire français, Robert Jordan, concluait son analyse de la guerre par procuration menée par le Rwanda en République démocratique du Congo (RDC) par le commentaire suivant:

 

«Le cas rwandais illustre la forme probable de nos futurs adversaires: des groupes irréguliers soutenus et encadrés par des États capables de contester notre supériorité technique. Les scénarios crédibles ne manquent pas […] Alors que l’administration américaine acte une reconfiguration des dynamiques de sécurité en Europe, l’hypothèse d’une défaite de l’Ukraine se précise. Une telle issue encouragerait, sans l’ombre d’un doute, nos adversaires à nous infliger un revers militaire majeur»[2].


«Une fois la guerre avec la Russie arrivée à son terme, l'Ukraine constituera une véritable tumeur aux portes de l’Union Européenne»

 

Le scénario dangereusement crédible, esquissé par Robert Jordan, laisse ainsi apparaître le spectre de la guerre par procuration. D’ailleurs, dans un ouvrage intitulé Surrogate Warfare: The Transformation of War in The Twenty-First Century, deux chercheurs du King’s College remettent à jour ce concept en lui intégrant les nouvelles dimensions technologiques[3].

 

Dans le cas de l’Europe, le scénario d’une guerre par procuration apparaît parfaitement plausible, le futur État failli ukrainien tenant le rôle de la RDC. Car, une fois la guerre avec la Russie arrivée à son terme (cessez-le-feu; effondrement ou chaos généralisé de la société ukrainienne; paix éventuelle, etc.), ce pays constituera une véritable tumeur aux portes de l’Union Européenne: un immense espace géopolitique à la dérive, dominé par des factions rivales, des mafias et des groupes paramilitaires, rempli de combattants entrainés, de mercenaires prêts à se vendre au plus offrant et d’armes livrées par l’Occident depuis 2022[4]. C’est Le bel avenir de la guerre thématisé par Philippe Delmas[5]: celle-ci ne naissant plus de la trop grande puissance des États mais de leur trop grande faiblesse! Dans ce sens, ayons à l’esprit l’effet profondément déstabilisateur de la guerre civile libanaise (1975-1990: d’où provient le terme libanisation) pour le Proche-Orient – le Liban ne représentant pourtant qu’un tout petit pays dans cette zone, tandis que l’Ukraine occupe un vaste territoire en Europe centrale et orientale.

 

À cette perspective d’un failed state ukrainien à la frontière orientale de l’UE, il importe d’ajouter la présence dans nos sociétés de groupes armés irréguliers-criminels – les narco-gangs – qui sont parvenus, aujourd’hui déjà, à imposer leur loi dans certaines régions d’Europe occidentale. Nous retrouvons donc l’archétype Israël vs Hamas, respectivement État vs groupes armés. Combinées aux marges ukrainiennes, ces narco-bandes organisées sont pleinement capables de paralyser un pays ou, tout au moins, de faire pression sur un gouvernement et une population:

 

  • par des attaques de drones et autres projectiles guidés low cost/low tech (sur le modèle Hamas-Israël)

  • par le déchaînement d’une violence anarchique de niveau stratégique rendant les espaces urbains invivables[6].

 

Le rôle des drones et autres munitions guidées à bas coût mérite encore quelques explications complémentaires. Car leur emploi par des narco-guérillas, des narco-terroristes et autres acteurs irréguliers et criminels a été mis en évidence dès la fin des années 1990[7]. Dans un article traduit et publié en français en 1997 (c’est-à-dire il y a plus de 25 ans), un universitaire américain, haut fonctionnaire du département de la Défense à Washington, Jacques S. Gansler observe les développements suivants:

 

« … à l’avenir, la capacité militaire de l’ennemi (parmi les petits pays du tiers monde) comprendra – et très souvent comprends déjà – les éléments suivants:


  • des armes de destruction massive… et leurs vecteurs;

  • des milliers de missiles de croisières;

  • des mines sophistiquées (terrestres et maritimes);

  • des installations souterraines (pour le commandement et le contrôle, le stockage d’armes, des installations industrielles);

  • des installations militaires et des armements situés en pleine ville;

  • une capacité militaro-informationnelle offensive;

  • la capacité à reconnaître et surveiller des cibles».

 

Et Gansler ajoute en guise d’avertissement: «Il est très important de souligner que la possession d’une telle capacité militaire ne nécessite pas un grand nombre d’avions, de navires, ni de véhicules blindés chers. Il s’agit plutôt d’abandonner complètement l’équipement militaire du XXᵉ siècle et d’acheter sur le marché commercial les moyens de faire la guerre au XXIᵉ siècle»[8].

 

Venons-en maintenant aux conséquences pour la Suisse et sa défense.

 

VI.  Menace stratégique pour la Suisse

 

Dans l’environnement géostratégique actuel et compte tenu des enseignements qui précèdent, l’archétype Israël vs Hamas semble bien adapté pour appréhender la position de notre pays – un État avec des marges en révolte dans son voisinage immédiat, en l’occurrence, celles situées dans le proche voisinage français.

 

En effet, notre frontière occidentale est désormais enserrée dans une zone chaotique, occupée par des gangs et des bandes armées et bientôt complètement hors de contrôle. Celle-ci s’étend grosso modo de Grenoble à Mulhouse en passant par Lyon et Annemasse. En termes stratégiques, c’est une pince prête à se refermer sur l’espace s’étendant de Genève à Bâle. Pour mémoire, rappelons les séries d’attaques contre les bancomats, les bijouteries, les armureries, les vols de voitures de luxe, les home-jacking, sans oublier les récentes émeutes urbaines en ville de Lausanne et ailleurs. Cet espace peut être ainsi aisément paralysé selon les modalités décrites plus haut.

 

Dès lors, avec la combinaison d’un déchainement de violence de niveau stratégique et d’attaques massives de drones, le tout déclenché par des acteurs non étatiques, on peut avancer sans trop de risque d’erreur que la principale menace pesant sur la Suisse est, ce qu’on appelle en termes militaires, «l’interdiction du champ de bataille»: à savoir, une action aérienne ou terrestre visant à rendre impossible, de façon temporaire, toute activité sur une zone donnée afin d’empêcher l’adversaire de déplacer ses propres forces et de rompre ses flux logistiques. En l’espèce, l’objectif visé est la paralysie, c’est-à-dire empêcher tout mouvement civil, militaire, de police et de secours sur un territoire précis.

 

C’est la conjonction des deux réalités caractérisant les conflits actuels qui rend une telle action très vraisemblable. La première est d’ordre polémologique et concerne cette violence de niveau stratégique capable de rendre impraticable certains espaces urbains: c’est ce que j’appelle «l’ensauvagement des villes et de leurs abords». Il faut ainsi envisager que les rues, les routes et les autoroutes commencent à ressembler à la fiction cinématographique, Mad Max. La seconde réalité est d’ordre technologique avec l’avènement du drone bon marché susceptible d’être produit en masse par des imprimantes 3D et apte, de ce fait, à saturer l’espace aérien et ses défenses. En termes d’équipement et de matériel, on rejoint donc le constat de Gansler,  «il s’agit... d’abandonner complètement l’équipement militaire du XXᵉ siècle et d’acheter sur le marché commercial les moyens de faire la guerre au XXIᵉ siècle».

 

Quels en sont les implications pour la doctrine militaire suisse?

 

Rappelons-le, «sans la théorie les faits restent muets». En effet, dans la perspective qui vient d’être esquissée, la menace principale n’apparaît pas tant comme celle d’une attaque conventionnelle sur nos frontières nécessitant la mobilisation d’un nombre suffisant de blindés, d’antichars et de pièces d’artillerie. En revanche, deux priorités, deux urgences défensives ressortent de plus en plus clairement: la sanctuarisation de la basse altitude et un système d’autodéfense au plus près du citoyen.

 

Concernant la première, outre la solution du Dôme de fer mentionné précédemment et les autres innovations technologiques en cours de développement, il ne faut pas oublier l’expérience de la DCA serbe pendant la guerre du Kosovo (1999). Grâce à la densité de ses feux antiaériens (missiles + canons), celle-ci a réussi à interdire aux avions de l’OTAN de descendre en dessous de 4500 mètres, gênant ainsi considérablement la précision des bombardements: c’est ce qu’on appelle désormais la «sanctuarisation de la basse altitude». Il existe encore d’autres exemples en la matière, notamment la DCA Nord-Vietnamienne qui par des tactiques assez similaires à celle de l’armée serbe (doublée d’une grande inventivité) a réalisé un véritable «déni de supériorité aérienne», face à la toute-puissante US Air Force.

 

La seconde priorité n’est pas d’ordre strictement militaire. Elle est beaucoup plus large, de nature civique et socio-économique. Il s’agit de la création de véritables zones-refuge où les citoyens peuvent poursuivre leurs activités à l’abri de la violence anarchique et de l’insécurité endémique.


Pour bien saisir de quoi il s’agit et ne pas se limiter à la seule idée des abris antiaériens et antiatomiques de la guerre froide, il importe de remonter dans le temps et de faire un détour par le Moyen-Âge. À cette période, pour se protéger des raids des Vikings et des Sarrasins puis, plus tard, des chevauchées et rançonnements des Routiers, des Ecorcheurs et jusqu’aux guerres de religions, les populations se dotent de fortifications locales. C’est le temps long des mottes castrales suivi de celui des châteaux forts, celui des souterrains-refuge, celui aussi des bourgs et autres centres de commerce et d’échanges s’entourant de remparts et organisant le guet pour surveiller les allées et venues.


De nos jours, les sociétés connaissant insécurité et violence pandémiques retrouvent cette fonction de garde et de veille non plus pour se protéger des Vikings, mais contre les gangs et les trafiquants de drogue, comme c’est d'ores et déjà le cas au Mexique – autre temps, autres mœurs mais le principe de base demeure. Certes, d'aucuns objecteront que c’est la tâche de la police. Mais, dans la nuit du 7 octobre 2023, ce ne sont pas les policiers israéliens qui ont résisté, ce sont les habitants des kibboutz dont les sentinelles ont donné l’alerte à temps. La question se pose donc: comment organiser l’autodéfense d’un quartier urbain, d’une zone résidentielle ou d’un village? En la matière tout reste à faire.

 

Pour conclure, revenons maintenant à la doctrine d’engagement de l’armée suisse dans un tel contexte et essayons de formuler quelques lignes directrices. En partant du niveau tactique, j’en esquisse cinq jusqu’à l’échelon sociétal pour tenter de faire pièce à ce que j’ai appelé l’interdiction du champ de bataille:

 

  • Sanctuariser la basse altitude selon les leçons tirées dans ce domaine en Israël et ailleurs

  • Retrouver la masse grâce à la robotique low tech comme le propose Jacques S. Gansler et comme le montre la guerre en Ukraine

  • Défendre le territoire qui compte en termes de lieux de vie et de commerce.

  • Combiner défense et autodéfense.

  • Faire appel aux sociétés militaires privées pour des réactions rapides en complément des unités de citoyens-soldats et pallier aux lourdeurs administratives publiques.

 

Mais, en définitive, tout ceci restera vain si on ne reconquiert pas les cœurs, comme le dit Machiavel lorsqu’il parle des murs d’enceinte: «Si tu as les pierres sans avoir les cœurs, elles ne suffiront point à te protéger... ». Dans le même sens et plus près de nous, Ernst Jünger ne dit pas autre chose: «Réorganiser vraiment l’armée, ce n’est pas l’adapter à la stratégie aérienne ou atomique. Il importe bien plutôt qu’une notion nouvelle de la liberté prenne force et corps»!

[1] Cf. à ce sujet, mon petit ouvrage, Guerre en Europe: gangs contre milices privées, Paris, éd. Jean Cyrille Godefroy, 2025.

[2] Robert Jordan, Les opérations du Rwanda en RDC, DSI no 179, septembre-octobre 2025, p. 59.

[3] Andreas Krieg/Jean-Marc Rickli, Georgetown University Press, 2019: «[Krieg and Rickli]  have created a framework for considering ways that nations may ease the burden of warfare by constructing “security assemblages” of irregular forces, both human and machine, that afford strategic leaders the ability to coerce adversaries overseas while avoiding political upheaval at home. [...] The authors attempt to broaden the scope of surrogates in warfare by examining an evolving array of entities, from privateers to modern mercenaries and contractors. Technological surrogates, however, remain a central focus».

[4] Dans un article intitulé, What happens when Ukraine stops fighting? Rival forces will battle it out, l’historien ukrainien Yaroslav Hrytsak relève ce danger des factions qui, une fois la guerre terminée, pourraient s’affronter et conduire à une libanisation du pays: «Ukraine’s muscular version of democracy has served it well during times of war but leaves it vulnerable in times of peace. So there are plenty of risks. The country’s most effective units are semi-autonomous armies with their own financial, media and political resources and loyalties. In time of war these are aligned in fighting the enemy. But once the fighting stops, and in the absence of a well-functioning political process, they might revert to pursuing their own interests. The feeling of being let down by allies is already fuelling resentment towards the West. Disagreements over language and identity could fuel nationalism. Questions over the conduct of war, corruption and inequality could lead to score-settling. The hard work of real reform, Mr Hrytsak says, lies ahead.» The Economist, 24.9.2025, en ligne.

[5] Philippe Delmas, Le bel avenir de la guerre, Paris, Gallimard, 1997.

[8] Jacques S. Gansler, Restructurations industrielles de défense et ambitions géoéconomiques, Revue française de géoéconomie, no 2, été 1997, p. 120s. C’est nous qui soulignons.

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