Guerre en Europe: un nouvel espace belligène
- Bernard Wicht
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Ce texte, signé Bernard Wicht, est l'extrait introductif de son nouveau livre Guerre en Europe, Gangs contre milices privées, présenté ici
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, militaires, experts et journalistes parlent du grand retour de la guerre de haute intensité entre États en Europe. Le spectre d’une attaque de grande envergure de la Russie est devenu le mantra des ministres de la Défense de l’UE et de l’OTAN. Il s’agit de remonter en puissance et en équipements, de racheter du matériel lourd et, donc, de faire appel aux industries de défense. Le vocabulaire et les concepts de la technocratie militaire reviennent ainsi sur le devant de la scène: «rythme des opérations», «technologie duale», «manœuvres cognitives», «transition de l’Intelligence Artificielle (IA) symbolique à l’IA connexionniste», etc.
«Une grande offensive russe me semble très peu probable»
Sans prétendre que ce discours est complètement erroné ni que les termes utilisés ne sont point pertinents par rapport au développement des armes et des équipements, j’aurai cependant l’occasion au cours de cet essai d’examiner l’image de la menace et d’expliquer pour quelles raisons une grande offensive russe me semble très peu probable. Ne serait-ce que, parce qu’une des erreurs classiques en prospective militaire consiste à envisager la prochaine guerre dans les termes de la précédente, en l’occurrence un remake de la Guerre froide. Dans ce sens, le monde occidental reste, encore et toujours, profondément marqué par l’archétype de la guerre conventionnelle interétatique – «il faut se réarmer face à la Russie»! Cette tournure d’esprit empêche tant les politiques que les généraux de reconnaître toute autre forme de conflits en Europe: les affrontements entre narcogangs, les fusillades en pleine rue, les banlieues en révolte ne sont pas reconnues comme «guerre», mais sont assimilés à la criminalité, à des règlements de compte entre bandes adverses, à des désordres intérieurs du ressort des forces de police. Cependant, les cartels de la drogue sont devenus de véritables empires capables de dicter leur volonté aux États. À titre d’exemple, en Belgique et aux Pays-Bas, la Mocro maffia terrorise le gouvernement et les instances judiciaires. En d’autres termes, de nos jours, il peut y avoir des guerres sans États.
En conséquence, je reste convaincu que la transformation de l’art de la guerre, en cours depuis quelques décennies déjà, ne va pas dans le sens du retour de la guerre entre États, ni des forces matérielles (armement et technologie), mais dans celui des forces morales (identité, appartenance, cause pour laquelle on se bat, volonté de se défendre). À mi-mars 2025, un éditorialiste du journal Le Figaro relevait à cet égard le paradoxe entre réarmement extérieur et désarmement intérieur: «Face à la menace russe (qu’elle soit existentielle ou relative) et au désengagement américain, renforcer la souveraineté et les capacités militaires de la France et des vingt-sept est un objectif de bon sens. Mais à quoi bon investir 800 milliards d’euros dans notre défense si, dans le même temps, nous organisons méthodiquement notre propre désarmement juridique et moral? À quoi bon “réarmer l’Europe” si nous sommes incapables d’enrayer l’insécurité sur le plan intérieur?»(1.)
Comme j’ai déjà pu le dire dans de précédentes analyses, en ce premier quart de XXIe siècle, tout porte à penser que les acteurs de la guerre changent radicalement: c’est l’effacement des armées régulières au profit des différents types de combattants irréguliers et criminels, les deux dimensions (irrégulières et criminelles) se confondant souvent l’une l’autre. C’est une transformation majeure dont nous – les experts en stratégie – peinons encore à prendre conscience tant ce changement est profond, affectant non seulement les forces armées proprement dites, mais aussi les sociétés dans leur fondement ainsi que les États auxquels celles-ci se rattachent encore par leur mode de vie et leur conception de la sécurité. Cette réalité sous-jacente est d’autant plus difficile à cerner, à «reconnaître» dirait-on en prospective, que la plupart d’entre nous évoluent dans un environnement où le cadre étatique semble encore jouer le rôle principal. Il est donc difficile de s’en faire une représentation précise – à ce stade d’ailleurs, le cinéma et la littérature d’anticipation sont souvent meilleur guide que les analyses des instituts d’études stratégiques.
«L'État n’est plus l’acteur principal de la guerre»
Tentons néanmoins de définir les contours de cette rupture: on assiste, d’un côté, à l’obsolescence de l’outil militaire étatique, et de l’autre à l’affirmation toujours plus forte d’une nébuleuse de groupes armés, de narcogangs et d’unités mercenaires prêtes à se vendre au plus offrant. Dans cette optique, force est d’admettre que l’État est devenu une sorte de «village Potemkine», qu’il n’est plus l’acteur principal de la guerre comme le veut la doctrine clausewitzienne. Les gesticulations désordonnées des chefs d’État et des gouvernements européens dans le cadre de la guerre en Ukraine sont symptomatiques à ce propos.
La mutation des protagonistes de la guerre et son impact sur les formes d’organisation étatique sont très probablement une des illustrations les plus radicales de cet effacement de l’État en tant que sujet de la guerre. Elle constitue ici l’hypothèse de travail autour de laquelle s’articule cette étude. De nos jours, il faut considérer très sérieusement que l’affrontement n’est plus principalement le fait de forces armées régulières, mais celui de combattants irréguliers, une réalité que souligne également l’essayiste indien Pankaj Mishra: «Les guerres conventionnelles entre États sont éclipsées par les guerres entre terroristes et contre-terroristes, insurgés et contre-insurgés (…) et des guerres entre milices urbaines et groupes mafieux»(2.) En ce sens, le sous-titre choisi pour ce petit essai, Gangs contre milices privées, n’est pas une simple formule à vocation éditoriale, mais la précision d’un tournant majeur – la «guerre sans États».
Ces nouveaux acteurs règnent dorénavant sur le champ de bataille. Mishra va plus loin considérant que cette faillite de l’État débouche sur la création d’un nouvel espace propre à ce type d’organisations: «les gouvernements incapables de protéger leurs citoyens (…) perdent leur légitimité morale et idéologique, créant un espace pour des acteurs non étatiques tels que gangs armés, mafias, milices, seigneurs de la guerre…». C’est une observation très importante, car qui dit «nouvel espace» dit nouvelle stratégie et nouvelle manœuvre. Il n’y a donc pas simplement substitution de certains protagonistes par d’autres, mais cela signifie que la confrontation se modifie en profondeur. En stratégie, en effet, l’apparition de tels espaces est synonyme de rupture, et de là l’émergence non seulement d’une conflictualité nouvelle, mais d’une nouvelle marge d’initiative à l’échelle macro-stratégique. André Beaufre le signalait déjà concernant le développement de la guerre révolutionnaire dans l’après-guerre alors dominée par la nucléarisation de l’Est et de l’Ouest: «L’art de savoir exploiter au mieux la marge étroite de liberté d’action échappant à la dissuasion par les armes atomiques et d’y remporter des succès décisifs importants malgré la limitation parfois extrême des moyens militaires qui peuvent y être employés»(3.) En outre, dans les conflits de basse intensité qui s’enlisent dans la durée, on parle de plus en plus d’une zone grise (de violence) existant entre guerre et paix.
Dans ce nouvel espace, à l’échelle européenne, on peut identifier trois types d’«intervenants» évoluant en parallèle: les prédateurs des marges violentes (banlieues anarchiques); les citoyens en révolte (Gilets jaunes et autres); une nébuleuse de groupes armés à la fois mercenaires et religieusement orientés.
À ce sujet, une décennie après la chevauchée de Daech de 2014, le récent effondrement syrien nous offre un exemple de guerre sans État. Il apporte un éclairage très intéressant sur la déconfiture de ce dernier, celle-ci nous permet d’esquisser une première représentation (certes incomplète) de la morphologie actuelle des conflits: en l’occurrence, le canevas d’un effondrement étatique. Sans entrer dans une analyse géopolitique détaillée des tenants et aboutissants d’un tel événement pour la région proche et moyen-orientale, observons en revanche les acteurs en présence d’un point de vue politologique et polémologique. S’agissant de l’État syrien, il est vermoulu, vidé de sa substance, sa propre population s’en méfie et ses forces de sécurité n’ont plus la volonté de le défendre. C’est une coquille vide qui ne doit son existence qu’au régime autoritaire en place – Bachar-al-Assad et son clan. La chute de celui-ci entraîne la chute de l’État. En face se trouve une coalition hétéroclite de groupes armés qui sont parvenus à se fédérer sous le commandement d’un chef de guerre, soutenue par des parrains et bénéficiant d’une connaissance approfondie des territoires et des populations qu’ils veulent conquérir. L’opération militaire qu’ils lancent n’est pas une grande offensive dévastatrice comme celles caractéristiques des guerres du XXe siècle, mais un raid éclair provoquant la fuite du gouvernement en place et l’affaissement de l’État. Martin Van Creveld le relevait déjà en 1991: «Le conflit de basse intensité prendra alors le relais, avec son cortège d’embuscades, d’escarmouches, de bombardements et de massacres. Les lignes de communication seront détruites par des coups de main rapides, les bases remplacées par des caches et des dépôts, les vastes objectifs géographiques par une prise en main des populations au moyen de la propagande et de la terreur.»(4.)
«L’ombre d’un scénario «à la syrienne» plane en Europe»
Relevons deux corrélations par rapport à cet abrégé d’effondrement survenu en Syrie. La première concerne la correspondance avec la définition de la guerre hybride(5.) c’est-à-dire la poursuite d’un but politique (le renversement d’un gouvernement) par des unités irrégulières (le groupe HTS) utilisant des voies et moyens criminels (intimidation et économie grise) pour y parvenir. Car, un groupe armé «ne fait pas la guerre» comme une armée régulière. Il la fait «à sa façon», que ce soit le recrutement des combattants, l’acquisition des armes et équipements et son mode opératoire est beaucoup plus brutal et plus rapide: d’où tout l’intérêt de la notion de guerre hybride pour s’en faire une idée plus précise.
La seconde corrélation renvoie au constat fait par Alain Minc en 1995, concernant la dialectique instance/substance se mettant en place dans nos sociétés, avec des institutions formelles se vidant de leur contenu tandis que des réseaux sans tête «montent en puissance: «des réalités informelles s’affirment et des organisations ayant pignon sur rue se vident de toute substance»(6.) Il mettait ainsi en évidence le divorce entre rapports de droit et rapports de fait, les premiers touchant les institutions et les seconds le contenu de celles-ci: d’où, par conséquent, la montée d’une réalité informe, juridiquement peu visible et difficilement saisissable. C’est un état de fait que les pays d’Europe connaissent désormais; pensons notamment à ces villes grandes et moyennes qui ont d’ores et déjà passé sous le contrôle des narcotrafiquants – l’ombre d’un scénario «à la syrienne» plane… Les paramètres bougent en profondeur vis-à-vis de l’ancien modèle westphalien.
Précisons que, dans ce petit essai, il ne s’agit pas tant d’étudier ces différents cas de figure ni d’en faire une typologie, mais de considérer plus fondamentalement les paramètres et les caractéristiques de cette mutation de l’art de la guerre – la guerre sans États. Car, il n’est plus pertinent désormais de raisonner dans la perspective clausewitzienne de la guerre comme continuation de la politique de l’État par d’autres moyens, ni en fonction de la distinction trinitaire gouvernement/armée/population. D’où la question centrale: si ce n’est plus l’État, «qui est désormais le sujet de la guerre?» Il n’existe que très peu d’analyses sur cette question à l’heure actuelle. On peut néanmoins commencer par dire que la guerre vit une transformation ontologique: son but et son objectif ne sont plus de soumettre l’adversaire à sa volonté (Zweck), ni de le rendre sans défense (Ziel), mais bel et bien de l’anéantir au sens d’une extermination visant à l’«éradiquer de la surface de la Terre» comme le montre très distinctement les interminables conflits du Proche-Orient que ce soit en Syrie-Irak, au Liban et plus récemment à Gaza (ce n’est plus le Hamas qui est visé, mais les Gazaouis en tant qu’êtres humains, que groupe ethnique et culturel). Il n’est plus question d’un Souverain, d’un Léviathan cherchant à en dominer un autre, mais de cibler l’existence de l’être humain en tant que tel; l’homo sacer, le proscrit. C’est la vie nue qui est visée, son extinction. Mais, on the other side of the hill, c’est aussi le rebelle, le résistant, le combattant de la liberté, c’est-à-dire celui qui n’accepte pas, qui refuse de disparaître – «no pasaràn»! C’est une réalité dans laquelle la survie de l’individu dépend non seulement de sa volonté propre, mais aussi de son intégration dans un groupe organisé, discipliné et du capital guerrier que ce dernier peut lui procurer: à savoir la dimension agonistique et tellurique, la distinction ami/ennemi et l’autodéfense.
«Ce sont les forces morales, les formes d’organisation militaire irrégulières ainsi que les modalités de la guerre hybride qui dominent»
Pour en revenir à l’interrogation, «qui est désormais le sujet de la guerre», on peut suivre le raisonnement du sociologue Alain Joxe. Celui-ci avance que, dans les contextes similaires au nôtre, lorsque l’État se délite, c’est l’unité militaire qui devient le sujet de la guerre: «La naissance ou la décomposition de l’État admet l’action légitime d’acteurs qui ne sont pas l’État, mais des guerriers organisés en unités»(7.) Selon lui, ce sont celles-ci, ces unités militaires, et non les États qui deviennent alors les vrais sujets de la stratégie parce qu’elles peuvent s’appuyer sur une clôture, une frontière séparant l’intérieur de l’extérieur, le «nous» des «autres», l’ami de l’ennemi. Cette membrane recrée la cohésion que la faillite de l’État avait oblitérée: «Les acteurs de la guerre, en effet, ne sont pas les États-nations, mais les unités combattantes. (…) La stratégie critique nous oblige à considérer, si possible scientifiquement, le moment de l’agrégation ou de la désagrégation sous menace de mort d’unités sociopolitiques d’échelles fort diverses, mais qui, toutes, ont pour caractéristiques de se définir dans la lutte à mort, par leurs unités combattantes». Et Joxe précise encore: «Seules les unités militaires constituées comme corps délimités par l’incorporation sont des éléments fermés, peut-être hétérogènes l’un à l’autre, mais pouvant opérer une fermeture homogène par conglomération, comme les pierres de taille peuvent faire un mur». Relevons qu’en mettant ainsi en évidence la fermeture homogène dont sont capables les unités militaires, l’auteur réintroduit la distinction ami/ennemi qui est à la base de toute communauté politique. En d’autres termes, l’auteur reformule et explicite le principe, connu dans l’Antiquité grecque, selon lequel une armée peut reconstituer la cité – la discipline des combattants remplaçant le lien social distendu.
Il faut ainsi en revenir aux concepts premiers: notamment la recomposition du capital guerrier et son influence sur les schémas belligènes en cours, de même que ces nouvelles formes d’organisation militaire – les «machines de guerre» précitées – qui adoptent une approche inédite de la conduite de la guerre, ainsi que l’indique le cas syrien. Rappelons encore une fois qu’il ne s’agit pas d’établir une casuistique – de la Syrie aux banlieues en révolte des métropoles européennes. Il s’agit en revanche de dégager les caractéristiques de ce nouvel espace belligène décrit plus haut, où ce ne sont plus les forces matérielles, ni les armées régulières et leurs manières de faire la guerre qui dominent, mais bel et bien les forces morales, les formes d’organisation militaire irrégulières ainsi que les modalités de la guerre hybride.
Je m’efforce de décliner tout ceci dans les pages qui suivent en commençant par examiner, au chapitre I (Embrasement & effondrement) ces longues périodes d’effondrement au cours desquelles la guerre change complètement de visage. Au chapitre II (Le retour du guerrier), j’aborde la question trop souvent ignorée de la dialectique meurtrière marges violentes/masse désarmée qui s’est mise en place en Europe suite à la recomposition du capital guerrier. Dans le prolongement, le chapitre III traite de L’essor d’un mercenariat anarchique qui échappe aux États et rejoint la longue liste des acteurs non étatiques de la guerre et de la violence. Au chapitre IV (L’individu devient le sujet de la guerre), je reviens sur la dimension tellurique qui demeure encore et toujours au sein des classes moyennes et populaires en Europe qui, selon la formule en vogue dans les médias, refusent définitivement de «disparaître», pour y déceler le capital guerrier encore mobilisable dans nos sociétés. Enfin, au chapitre V (L’image de la menace) j’essaie de mieux cerner celle-ci ainsi que les scénarios que l’on peut en dégager.
1. Alexandre Devecchio, Réarmement extérieur, désarmement intérieur, Le Figaro Magazine, 14 mars 2025, p. 40.
2. Pankaj Mishra, L’âge de la colère: une histoire du présent, trad., Paris, éditions Zulma, 2022.
3. André Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Armand Colin, 1963 (Hachette Pluriel; 902).
4. Martin Van Creveld, La transformation de la guerre, trad., Paris, éditions du Rocher, 1998 (l’édition originale en anglais date de 1991).
5. C’est le lieutenant-colonel Frank G. Hoffman, qui a particulièrement mis en évidence le concept dans ses travaux et qu’il a largement construit: il s’agit de caractériser une «guerre irrégulière complexe» avant d’évoquer une guerre mêlant acteurs étatiques et sub-étatiques; et des formes régulières et irrégulières de guerre. En 2009, il indiquera que «je définis une menace hybride ainsi: tout adversaire qui emploie simultanément et de façon adaptative un mixte d’armes conventionnelles, de tactiques irrégulières, de terrorisme et de comportements criminels dans l’espace de bataille afin d’atteindre ses objectifs politiques». Tiré de Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride: le pire des deux mondes, Paris, Nuvis, 2014.
6. Alain Minc, Le nouveau Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1995 (Folio Actuel; 256).
7. Alain Joxe, Voyage aux sources de la guerre, Paris, PUF, 1991.

Le livre est disponible dès maintenant à la librairie «Le Valentin» à Lausanne (Rue Pré-du-Marché 2) et peut être commandé en ligne à l’adresse suivante:
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