Et si nous vivions la fameuse «crise finale du capitalisme»?
- Bernard Wicht

- il y a 5 jours
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Les événements ne sont que poussière et ils ne prennent sens que lorsqu’on les replace dans les rythmes et les cycles de la longue durée. C’est l’essence de l’approche de Fernand Braudel: mettre en lumière les ondes longues parce que ce sont elles qui façonnent la réalité dans laquelle nous vivons et non l’actualité immédiate (déclarations politiques, élections, changements de gouvernement, etc.). En d’autres termes et pour reprendre le leitmotiv de la série X-Files, «la vérité est ailleurs», c’est-à-dire dans le temps long historique et non pas dans l’histoire-bataille. En l’occurrence, les gesticulations trumpiennes sont cette poussière soulevée par les cycles du capitalisme et non le fruit d’un éventuel pouvoir du président américain: alors que nous révèle cette poussière replacée dans le cadre de la longue durée?
Quelques déclarations tonitruantes assorties de mesures tarifaires-douanières et Donald Trump fait, semble-t-il, trembler toute l’économie mondiale, ceci quelques mois à peine après son entrée en fonction. Derrière cette situation pour le moins ubuesque, ne se cache-t-il pas un phénomène beaucoup plus profond: le capitalisme ne serait-il pas entré, si ce n’est dans sa crise finale, du moins dans une crise macro-historique? Il ne faut en effet pas se leurrer, le président américain n’est pas soudain devenu si puissant qu’un seul de ses éternuements dans le bureau ovale suffise à provoquer un raz de marée en Europe et ailleurs.
Pour tenter de répondre à cette interrogation, on peut partir de cette image qui nous renvoie à la métaphore de l’«effet papillon»: le battement d’ailes d’un papillon sur les côtes de Californie provoque un tsunami dans l'océan Indien. Par cette figure, la théorie du chaos vise à expliquer qu’au-delà d’un certain seuil, l’accumulation de perturbations apparemment banales peut atteindre un tel niveau de sensibilité qu’une simple pichenette est susceptible de déclencher une catastrophe majeure.
Le capitalisme ne correspond pas à l’économie de marché, c'est l'inverse
Ce début d’explication (certes schématique) sur l’effet produit par les sautes d’humeur du locataire de la Maison Blanche permet de faire le lien avec les travaux de Fernand Braudel sur la dynamique du capitalisme[1]. Le grand historien met ainsi en lumière une caractéristique très importante: le capitalisme ne correspond pas à l’économie de marché. Il s’en distingue et fonctionne pour ainsi dire à l’inverse de cette dernière. Si le capitalisme se construit bel et bien au-dessus de celle-ci, il n’est pas fondé sur les échanges réciproques ouverts à tous, mais sur l’accumulation et la spéculation opaques limitées à quelques initiés disposant des informations stratégiques au bon moment. Braudel explique que le capitalisme se nourrit de l’économie de marché, qu’il la siphonne en visant systématiquement le seul profit financier au détriment de la production de biens et de l’industrialisation. C’est, par exemple, le cas après le premier choc pétrolier de 1973, lorsque Wall Street liquide le tissu industriel américain pour distribuer des dividendes aux actionnaires. Ou encore lorsque, sous l’ère Thatcher, la City de Londres fait de même avec l’industrie britannique.
Ceci éclaire l’attitude actuelle des élites MAGA (Make America Great Again): alors que leur pays est un navire en perdition complètement désindustrialisé (à titre d’exemple aucune pièce du fameux I-Phone n’est produite aux États-Unis), au bord du chaos social – voire de la guerre civile – et incapable de se régénérer compte tenu d’un système éducatif et de santé complètement défaillants, l’oligarchie actuellement aux commandes à Washington ne cherche pas à favoriser la création d’entreprises, ni la formation d’ingénieurs, mais à faire financer le désastre économique américain par ses alliés d'hier. Comme elle l’a fait de ses guerres dans les années 1990 (cf. ma chronique sur l’Amérique mercenaire). En ce sens, les MAGA sont en pleine logique de financiarisation à outrance et, par là, en parfaite adéquation avec l’explication braudélienne (accumulation et spéculation financière au détriment de l’économie de marché et de la production industrielle), en particulier par le recours aux contrats léonins en matière douanière (clause selon laquelle l’une des parties supporte toutes les charges et l’autre encaisse les bénéfices).
Poursuivons avec l'enseignement de Braudel. Outre la distinction fondamentale qu’il établit entre économie de marché et accumulation-spéculation financière, le grand historien introduit une autre caractéristique clef de la dynamique du capitalisme: sa structuration hiérarchique. Le capitalisme façonne l’économie-monde de manière pyramidale autour d’un centre et de ses périphéries successives: le centre décide et encaisse les bénéfices tandis que les périphéries subissent et s’appauvrissent. Jusqu’à maintenant le centre était toujours situé géographiquement au cœur de la puissance dominant le monde à une période donnée (Amsterdam, Londres puis New York).
La succession des différentes puissances à la tête du système-monde caractérisait aussi les différents cycles hégémoniques. Ainsi, dans la première moitié du XXᵉ siècle, l’Angleterre (et non le Royaume-Uni) cède sa place aux États-Unis à la faveur de la crise de 1929 et de la 2ᵉ Guerre mondiale. À partir de là, l’Amérique organise sa domination de l’économie-monde sur la base du libre-échange, en particulier grâce aux accords de Bretton Woods (1944) et de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT, 1947). S’appuyant également sur l’OTAN et l’ONU, cette pax americana se maintient bon an mal an jusque dans les années 1990. Les experts estiment généralement que le déclin américain se vérifie irrévocablement avec leur entrée en guerre en Irak (2003). Et la débandade militaire marquant l’abandon de Kaboul fin août 2021 en constitue l’acte final.
Aujourd’hui, il n'y a plus de puissance à la tête du système-monde
Aujourd’hui, les États-Unis ne dominent plus l’économie mondiale. Ils n’en sont plus le centre. Ils n’en assument plus la gouvernance comme ils ont pu le faire jusqu’à la fin de la guerre froide. Or, c’est bien là le problème aujourd’hui; il n'y a plus de puissance à la tête du système-monde. Il n’y a plus de leader, comme ce fut le cas jusqu’au XXᵉ siècle. Il n’y a plus que trois challengers affaiblis – les États-Unis, la Chine et l'Union européenne – en concurrence acérée et prêts à se replier sur des contrats léonins (comme l’administration Trump) pour conserver leurs maigres avantages. Ou, comme c’est le cas de l’Union européenne, à se lancer dans une coûteuse fuite en avant dans son soutien à l’Ukraine (cf. les récentes annonces de Mme von der Leyen sur le pharaonique crédit qu’elle veut accorder à ce pays).
C’est une situation totalement inédite dans l’histoire du capitalisme: le centre n’est plus gouverné par un État, mais seulement par une monnaie qui, elle-même, n’est plus gouvernée par un État – le dollar. C’est pourquoi l’économie-monde est livrée à l’incertitude et au désordre: d’où la fragilité de l’ordre économique international, le fait que le battement d’ailes du papillon trumpien provoque d’aussi grandes vagues.
Sans leader pour garantir sa cohérence et livrée à la compétition erratique des trois challengers, l’économie-monde est en proie au désordre et à l’incertitude qui devraient s’accroître rapidement. En suivant cette approche «à la Braudel», il est possible d’identifier les grandes tendances suivantes sous le signe du repli général des États-Unis et de la vacance du centre.
➡️ Abandonnant l’Europe, leur rôle central dans l'OTAN et leur fonction de gendarme du monde, les États-Unis se replient sur leur environnement proche, montrant désormais leurs muscles face aux petits pays d’Amérique latine (Vénézuela en tête): quelle régression!
➡️ C’est pourquoi, au niveau régional, certains États ont compris qu’ils pouvaient tirer parti de cette absence de leader mondial en jouant la carte de la prédation dans leur sphère d’influence respective: Turquie, Israël, Arabie saoudite notamment (mais gageons qu’il ne s’agit pour eux que d’un court moment, tant ils se sont vidés de leur substance).
➡️ L’effondrement des États-Unis va provoquer celui de l’OTAN et de l’UE. Ces deux derniers ont fusionné dans un grand acte d’obédience atlantiste lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, qui soudain leur donnait l’impression d’exister à nouveau, d’incarner la liberté face à la dictature (triste chimère). D’où la fuite en avant de l’UE à l’heure actuelle.
➡️ Le redressement de la Russie depuis l’implosion de l’URSS s’inscrit dans la même logique de vacance du centre. Aujourd’hui, ce pays est en train d’imposer ses buts de guerre à l’Europe.
➡️ Enfin, dans la masse continentale eurasiatique, un pôle de stabilité géopolitique est en train d’émerger autour de trois puissances: la Russie, la Chine et l'Inde – associées à quelques États situés à proximité (l'Iran, la Corée du Nord et le Vietnam, notamment).
Pour l’Europe occidentale, tout cela n’augure rien de bon. La guerre en Ukraine a montré qu’elle ne constitue plus un système d'États stables et souverains, mais un assemblage supraétatique fragile, ployant sous la charge bureaucratique. Elle devrait donc régresser du point de vue géopolitique et retrouver sa position de «promontoire de l'Eurasie», rejoignant, de la sorte, ce que Braudel dénomme la «zone des désordres prolongés», dans laquelle, comme il le décrit, «la vie des hommes évoque souvent le Purgatoire ou même l’Enfer».
Or, on peut d’ores et déjà observer, sans trop risquer de se tromper, que cette période a déjà commencé avec la défaillance des économies nationales, les violences urbaines ainsi que la montée en force de l’économie grise et des acteurs qui l’accompagnent.
Et la Suisse, me direz-vous? Quelle est sa position dans cette situation peu reluisante? Ce sera l’objet de ma prochaine chronique, dont l’optimisme risque de vous surprendre.
À bientôt donc!










Très intéressant article, comme d'habitude.
Je vous propose cette définition du capitalisme que je trouve pertinente : " Le capitalisme est un système inventé pour que les gens sans talent puisse gagner de l'argent." Eric Lesaint, historien.
Le capitalisme est (devenu ?) un système de connivence qui n'a rien à voir avec les théories de l'économie de marché et du libéralisme; tout comme le partenariat public-privé, comprenez : les risques et pertes au public, les bénéfices au privé. Rien de nouveau sous le soleil.
Quant à la prétendue "information", elle ne peut qu'être ce qu'elle a toujours été, au mieux un échantillon de réalité factuelle, reflété par un éclat de miroir brisé qui prétend offrir à son spectateur la vision…