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Article rédigé par :

Abdoulaye Penda Ndiaye

De l’école à l’emploi, la mécanique discrète de l’exclusion des handicapés

Le parcours d'une femme handicapée titulaire de deux diplômes universitaires met en relief les obstacles qui jalonnent l'inclusion. De l'école au monde du travail, les personnes handicapées restent reléguées au second plan, malgré les discours et les lois.

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© Canva

«Bonne à rien.» Ces mots, prononcés par un enseignant face à elle, élève handicapée qui peinait à plier une feuille, ont marqué l’enfance d’Anissa Chanchah. Plus tard, un responsable de l’assurance-invalidité (AI) lui a assuré, avec une condescendance désarmante, qu’un CFC était hors de sa portée.


Atteinte d’une paralysie cérébrale affectant sa motricité, son équilibre et son élocution, Anissa a, avec patience et détermination, transformé ces jugements dégradants en moteur de résilience. Dès l’âge de 5-6 ans, alors que tous les enfants de son âge sont à l'aube de leur parcours scolaire, Anissa n'est pas dans les salles de classe, mais dans les cabinets médicaux.


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Anissa et Amélie Nothomb, au Livre sur les quais. © DR

Accompagnée de sa mère, la jeune Vaudoise effectuait des allers-retours vers Bâle et l’Allemagne pour recevoir des soins spécialisés. «À la naissance, j'avais les tissus déchirés. Elle a failli être asphyxiée par le sang. Durant son enfance, elle n’avait aucun réflexe de déglutition et souffrait d’aphtes dans la bouche», raconte sa mère. Malgré ces défis, Anissa, aujourd’hui une sémillante et élégante femme de 33 ans, a tracé sa voie avec une détermination sans faille.


Défiant les pronostics, Anissa Chanchah a obtenu un master en muséologie et un autre en histoire des religions, avec une option en études de genre à l’Université de Genève. Elle s’est également investie dans un stage à La Maison d’Ailleurs, un musée dédié à la science-fiction à Yverdon-les-Bains.


Pourtant, malgré ses qualifications, la quête d’un premier emploi dans le domaine culturel reste un combat. «Malheureusement, les institutions ne mettent pas en pratique des mesures d’inclusion significatives», déplore-t-elle. Multipliant les candidatures sans succès, elle se heurte à une réalité bien connue des personnes en situation de handicap en Suisse: l’accès à l’emploi reste un parcours parsemé d’obstacles.


Un «schéma habituel»


suisse

«Ce n’est absolument pas étonnant. C’est tout à fait habituel comme schéma, commente Malick Reinhard, journaliste atteint d'une forme rare de myopathie, interrogé sur ce cas plus représentatif que particulier. Là où le parcours d’Anissa détonne déjà quelque peu, c’est qu’elle a réussi à accéder à des études tertiaires, malgré une scolarité obligatoire effectuée en école spécialisée. C’est déjà singulier, mais visiblement pas suffisant pour 'dépasser' les préjugés liés au handicap dans le monde du travail. Bien sûr, l’Office fédéral de la statistique (OFS) nous dit, en 2023, que 73% des personnes en situation de handicap sont actives dans le monde du travail (contre 84% de la population sans handicap). Mais ce sont des chiffres qu’il faut absolument mettre en perspective. Parce qu’en réalité, on ne sait pas dans quelles conditions (ateliers protégés, personnel cadre, niveau hiérarchique, mesures de réinsertion sans rapport avec les diplômes, etc.). De plus, il y a en moyenne 80% des handicaps diagnostiqués qui sont «invisibles» (c’est-à-dire sans stigmates visibles), et ce n’est pas le cas d’Anissa, qui a un handicap moteur cérébral parfaitement visible. Il n’est donc pas exclu que les 73% de personnes en situation de handicap actives dans le monde du travail soient en grande majorité des personnes avec des handicaps invisibles.»


«Il y a factuellement une discrimination systémique et silencieuse dans le monde du travail envers les personnes en situation de handicap – particulièrement les personnes avec des handicaps de naissance, explique encore le jeune journaliste, qui relate ses propres difficultés dans une infolettre intitulée Sous les roues. Les personnes accidentées, en revanche, sont souvent mieux intégrées, car elles sont perçues comme des 'anciennes valides', qui ont donc déjà été 'normales' et qui ont déjà fait leurs preuves. Pour un ou une responsable des ressources humaines, c’est beaucoup plus facile de se mettre à la place d’une personne accidentée que d’une personne née avec un handicap – elles sont 'de la même espèce' et les accidents sont un risque naturel de la vie. En réalité, le handicap congénital l’est tout autant, mais il n’est pas perçu de cette façon dans notre société.»


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Malick Reinhard © DR


Discrimination systémique de l'école à l'emploi


L’expérience d’Anissa n’est pas un cas isolé. En Suisse, environ 1,8 million de personnes, soit 20% de la population, vivent avec un handicap, selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Ce chiffre inclut les handicaps physiques, sensoriels, intellectuels, psychiques ou multiples, ainsi que les limitations dans les activités quotidiennes. Parmi elles, environ 25'000 résident en institutions. Pourtant, l’inclusion reste un défi majeur, notamment sur le marché du travail.


«Les personnes en situation de handicap sont clairement défavorisées et subissent davantage de discriminations», explique Jonas Gerber, porte-parole d’Inclusion Handicap, la faîtière suisse des organisations de personnes handicapées. En 2019, seules 72% des personnes handicapées participaient au marché du travail, contre une proportion bien plus élevée pour les personnes sans handicap. De plus, leur qualité de vie au travail est moindre: 67% se disent satisfaites de leur emploi, contre 81% pour les autres, et 26% rapportent des expériences de violence ou de discrimination, contre 18% pour leurs collègues valides.


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Me Cyril Mizrahi, secrétaire général de la Fédération genevoise d’associations de personnes handicapées et de leurs proches, pointe du doigt une discrimination qui commence dès l’école. «Les élèves à besoins spécifiques sont souvent séparés des autres, ce qui limite leurs opportunités futures», explique cet avocat malvoyant. Il souligne également des disparités cantonales criantes: à Genève, pour 500'000 habitants, 1250 élèves relèvent de l’enseignement spécialisé, contre seulement 147 au Tessin pour 350'000 habitants.


Précarité structurelle


Le Rapport de la société civile de 2022, présenté à l’ONU dans le cadre de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, dresse un constat alarmant: les personnes handicapées sont souvent reléguées à un «marché du travail secondaire», comme les ateliers protégés, où les salaires sont dérisoires et les perspectives d’évolution inexistantes. Ce système, soutenu par les cantons, maintient une dépendance aux prestations sociales, comme les rentes de l’AI, qui concernent environ 254'200 personnes en 2024. Même avec ces aides, le revenu global des personnes handicapées reste souvent inférieure aux salaires minimaux, les enfermant dans une précarité structurelle.


La discrimination au travail liée à un handicap est une autre réalité tangible selon les données de l'Office fédéral de la statistique. Elle touche 9,8% des personnes handicapées contre 0,2% des travailleurs valides. Selon l'indice d'inclusion de Pro Infirmis, une personne handicapée sur deux déclare n'avoir pratiquement aucune chance d'entrer sur le marché du travail primaire. 


Malgré ce tableau peu glorieux, habituée à défier les obstacles, Anissa Chanchah ne baisse pas les bras. En attendant un premier saut dans l'emploi, elle milite au sein du comité citoyen de l’Initiative pour l’inclusion, visant à promouvoir une société plus équitable. La trentenaire vaudoise pratique également la boxe adaptée depuis deux ans et demi, après avoir été victime d'une tentative d'agression. Ce sport lui permet d’améliorer son équilibre et de briser les stéréotypes. «On m’avait déconseillé ça, mais je l’ai fait quand même», sourit Anissa avec fierté.


«Je ne comprends pas pourquoi elle ne trouve toujours pas d'emploi. Elle a quand même deux masters. Déjà petite, dépourvue des réflexes qui pouvaient lui permettre d'atténuer les effets de sa chute, elle se relevait et tentait de marcher, retombait et se relevait... Elle ne lâche jamais», lance, admirative, la maman de la trentenaire.

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