top of page

Article rédigé par :

Elodie Hervé

Rechercher

Viols intrafamiliaux: destruction et recomposition des liens

Dernière mise à jour : 29 mars 2024

Lucy, 17 ans, sa mère et sa grand-mère ont accepté de témoigner pour raconter comment les viols intrafamiliaux avaient déstructuré leur famille.

Image prétexte. © Raul Lieberwirth


Un regard furtif sur Insta, un soupir et une colère qui monte. Sous sa photo, un like attire son regard. «C’est dingue qu’il recommence à aimer et à commenter mes stories», lâche Lucy, 17 ans. Lui, c’est son grand-père paternel. Celui contre qui elle a porté plainte pour viols, en 2019.

Un an plus tôt, ses souvenirs revenaient par bribes lors d’une séance d’acupuncture. «Elle a appuyé sur un point et j’ai explosé en sanglots, raconte Lucy. J’ai eu un flash-back d’un début de soirée, où je fermais la porte à clé alors que j’étais chez mes grands-parents.» Elle décrit un souvenir comme une remontée acide. Et une sensation de flou. «Je savais qu’il s’était passé quelque chose, mais j’arrivais pas à savoir précisément quoi.»


Lors de violences sexuelles dans l’enfance, l’amnésie est fréquente. Elle se produit au moment du traumatisme et peut durer plusieurs mois voire plusieurs années. «C’est un peu comme si le cerveau disjonctait», explique Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Lors d’un viol, les circuits émotionnels et ceux de la mémoire se déconnectent pour permettre à la victime de survivre. Cette dissociation va enfouir les faits dans une zone inaccessible du cerveau. Mais le traumatisme est lui toujours là.


Après cette séance d'acupuncture, Lucy ne comprend pas ce qui lui arrive. «Tous les endroits où je me souvenais qu’il m’avait touchée se sont mis à brûler d’un coup. Je n’arrivais même plus à mettre un tee-shirt tellement j’avais mal.» A qui en parler dans la famille? Que faire face à cette violence? Est-ce réel? Le souffle court, elle se tourne alors vers sa mère. «J’avais très peur d’oublier à nouveau et je me suis dit qu’avec son histoire à elle, elle allait me croire.»


Maryline, 46 ans, a elle aussi été victime de viols lorsqu’elle était enfant, par le mari d’une des sœurs de sa mère. «Voir ma fille dans cet état, c’est très compliqué. Son corps a gardé en mémoire les faits. Une odeur, un bruit ou une sensation et ça remonte. Elle se met alors à trembler, à vomir ou à pleurer sans comprendre d’où ça vient ni pourquoi.»


Dans ses cauchemars, Lucy se voit suivie dans la rue, détruite peu à peu par des hommes qu’elle ne connaît pas. Au réveil, sa mère ne sait plus comment réagir. Entre ses traumatismes personnels et la volonté de hurler avec sa fille, elle se sent impuissante. «Cette sensation de ne rien pouvoir faire pour elle est très difficile à vivre.»


Les deux femmes se tournent alors vers une association d’aide aux victimes. «Comme j’étais mineure, ils m’ont expliqué qu’ils devaient faire un signalement et que ma mère pouvait être poursuivie pour non dénonciation de crime.», raconte Lucy. Impensable. «Elle était tout ce qui me restait. Je fais quoi, moi, si ma mère va en prison alors qu’elle a la garde exclusive? Je vais où?»

Faire comme si de rien n’était

Le lendemain, elles se rendent au commissariat contraintes et forcées et déposent plainte. Commence alors un autre combat. «Les policiers m’ont demandé de faire comme si de rien n’était, raconte Lucy, de continuer à aller voir mes grands-parents parce qu’ils allaient faire une enquête et qu’il ne fallait pas qu’ils puissent se préparer.» Au début, Lucy refuse les dîners, les moments en famille avec eux. Un devoir à rendre, une urgence, n’importe quoi pour ne pas y retourner. Pour ne pas revenir à cette fausse normalité.


«Mais un jour, Lucy m’a dit ‘il va falloir qu’on y aille, que l’on joue la comédie, sinon ils vont se douter de quelque chose’, lance Maryline. Et on y est allées.» Sa mère raconte les angoisses de sa fille, les doutes aussi et ses phrases «pourquoi il veut me voir, qu’est-ce qu’il veut me faire?» À chaque rendez-vous, Maryline est là et ne lâche pas sa fille des yeux, même pour aller aux toilettes.

Les mois passent entre colère et attente d’une réponse de la police. Les cauchemars, les angoisses se font plus présentes. Pour avancer ensemble, Maryline et Lucy décident d’en parler à la grand-mère maternelle, Judith*, 69 ans. «Pour moi c’était trop, lâche Judith. J’ai l’impression que notre famille est maudite.» Plus jeune, Judith a, elle aussi, été violée. «Mon mari de l’époque a passé outre mon consentement. Mais nous ne parlions pas de viols conjugaux dans les années 1970. Tout le monde m’aurait traité de folle, si j’en avais parlé.»


Plus tard, Maryline, sa fille, lui racontera les violences sexuelles perpétrées par un de ses oncles. «On m’a accusé de vouloir tuer nos parents en racontant cette histoire. Mes sœurs disaient que je voulais détruire la famille, alors que je voulais juste protéger ma fille.»


D’une voix hachée, timide, elle raconte avoir l’impression de revivre cette période depuis que sa petite-fille lui a parlé. «Sur trois générations, quand même, ça fait beaucoup à encaisser!» D’autant plus qu’à chaque fois, la victime a été exclue du noyau familial. «Ma sœur est restée avec son mari, continue Judith. Et pendant longtemps ma fille et moi nous n’avons pas été les bienvenues dans les diners de famille alors qu’il avait reconnu les faits.»


Pour, Véronique Le Goaziou, sociologue de la violence associée au CNRS et autrice du livre Le viol, aspects sociologiques d'un crime, la mise à l’écart de la victime est une réaction assez commune dans les familles. «Aucune famille n’est prête à un tel choc. Annoncer que l’on a été victime de viols c’est un peu comme placer un bâton de dynamite dans le salon de la maison. De fait, un mécanisme de rejet va se mettre en place. Que le violeur soit un membre de la famille ou non, la parole de la victime va souvent être mise en doute. Et souvent c’est la victime qui va être poussée à partir et à refaire sa vie loin du cercle familial»

Un an plus tard, et comme dans 76% des cas en France, la plainte de Lucy est classée sans suite. Pas une audition, pas un interrogatoire n’a été mené. Le dossier est vide. Contactée, la préfecture de police du département n’a pas souhaité s’exprimer.

«Ma fille est morte»

A cette période, Lucy commence aussi à réfléchir pour en parler à son père. Elle redoute sa réaction. Lui a été absent dans sa vie, la rejette et s’est remarié depuis. «Le jour où on lui a dit, il m’a expliqué qu’il me croyait mais ça n’a pas duré.» Très vite il met en doute la parole de sa fille et alterne entre paroles réconfortantes et reproches acerbes. «Mon père est incapable de faire ça, tu dis ça pour détruire la famille», lâche-t-il. Plus tard, il racontera à ses ami(e)s que sa fille est morte et accusera son ex-femme de lui avoir transféré son histoire. Là encore, pour Véronique Le Goaziou, la violence des réactions peut aussi s’expliquer par la culpabilité de ne pas avoir vu, de ne pas avoir réussi à protéger la victime. «Cette culpabilité va se muer en rejet. Il est souvent plus facile de mettre en doute une parole que de se confronter à ses propres angoisses.»

Une fois son bac en poche, Lucy et sa mère décident de quitter la ville, la maison et la famille. Direction la capitale pour un nouveau départ mais aussi pour mettre de la distance avec cette violence-là. «Personne ne l’a écoutée. Ni la police, ni son père, ni les grands-parents. Ce n’était plus possible, il fallait que je sauve ma fille.» Elle quitte son travail, prend un train et les voilà installées à Paris. Lucy commence des études en fac de théâtre. Sa mère retrouve un travail dans un hôpital. Les crises d’angoisse, les terreurs nocturnes et les rendez-vous chez les psys dictent leur quotidien.

Une lettre de 24 pages

Et puis en mars 2020, le confinement arrive. «On n’était que toutes les deux à Paris, et j’ai eu très peur, raconte Maryline. S’il m’arrivait quelque chose Lucy, qui était mineure, se serait retrouvée seule sans savoir que faire.» La décision est prise de retourner, le temps du confinement, chez la grand-mère maternelle. Les trois femmes jardinent et rient ensemble. Jusqu’au moment où Lucy attrape un stylo et commence à écrire. Sur 24 pages, elle va se raconter. «Je voulais que mes grands-parents paternels sachent toutes les démarches que je fais depuis. Les psys, les sophrologues, pourquoi j’ai porté plainte aussi. Comment. Ce que j’ai ressenti lors de ce dépôt de plainte.»


Dès lors, les questions de sa grand-mère maternelle deviennent pesantes. «T’es sûre de toi? Ce jour-là tu étais chez moi, pas chez eux. Et puis pourquoi tu veux écrire cette lettre, ça ne sert à rien.» Le climat devient lourd pour Lucy. Irrespirable même. Sa mère, Maryline, se retrouve dépassée par la situation et n’arrive plus à gérer. Alors, après une nouvelle dispute avec sa grand-mère, Lucy attrape ses affaires et retourne chez son père quelques semaines.


«Lui aussi à tout fait pour me dissuader d’écrire cette lettre.» Les jours passent, les propos se font plus agressifs et son père lâche «tes grands-parents doivent être bien seuls en ce moment, ça serait bien qu’on les invite ou qu’on aille les voir.» Lucy se fige. «Mais non, là c’était pas possible. Mon père savait et moi je pouvais pas dormir avec la menace de les voir à mon réveil.»


Elle accepte de les revoir une dernière fois, le temps d’un dîner et avec sa mère. Dans leur boîte aux lettres, elle laisse ses 24 pages. Et les informe qu’ils ont du courrier. «Ils n’ont jamais répondu. Pas un coup de fil, pas un mot. Rien». Cinq mois plus tard, ils recommencent à liker ces photos sur Instagram. «Comme si c’était fini. Comme si c’était juste une crise d’ado et que l’on pouvait reprendre où l’on s’était arrêté. Mais non! Ce n’est pas possible!»

A la fin du confinement, Lucy et sa mère reviennent à Paris. Depuis, elle s’est lancée dans un autre combat. Celui de changer de nom de famille. Mais là encore, comme elle est mineure, il faut l’accord de son père. Ce qu’il lui refuse. «A ma majorité, je pourrais ajouter le nom de la mère, mais il restera toujours celui de mon père que je ne peux enlever sans son accord. Jusqu’à la fin de ma vie j’aurai ce nom, celui de mon père mais aussi de mon grand-père accolé à mon prénom.»

Comments


Pop Up Trigger
L'Impertinent LOGO 24.jpg

Inscrivez-vous aux alertes de publication :

Merci pour votre envoi !

Faire un don

IBAN : CH52 0900 0000 1555 3871 0

Lausanne, VD

© 2020 L'Impertinent - L'information au service du public

bottom of page