Smart city ou société contrôlée? Anatomie d’une métropole sous algorithmes
- Martin Delavenne, Normandie

- il y a 1 jour
- 9 min de lecture
Alors que le cinéma met en scène une capitale quadrillée par l’IA, Dijon expérimente déjà, grandeur nature, la métropole sous algorithmes: capteurs, caméras, services pilotés en temps réel depuis un centre unique, contrats partiellement opaques. Au nord des Alpes, la Suisse suit la même voie: Zurich, vitrine des smart cities, multiplie capteurs, feux intelligents, plateformes de données et gestion en temps réel, tandis que Genève, Lausanne ou Bâle avancent leurs propres pilotes. Entre promesse d’efficacité et privatisation silencieuse des leviers techniques, enquête au cœur d’OnDijon, avec une question en toile de fond: demain, la ville sera-t-elle gouvernée par les élus… ou par le code?

Alors que sort sur nos écrans Chien 51, le film réalisé par Rémy Gimenes dans lequel, en plein cœur d'un Paris 2045 ravagé par les inégalités sociales, règne une surveillance omniprésente orchestrée par l’intelligence artificielle ALMA, créée pour assister la police et contrôler la population. Focus sur Dijon; métropole intelligente et connectée où s'élabore, grâce à la réunion des idées et des forces créatives des habitants des 23 communes, une des premières villes connectées d’Europe. Sous le nom de OnDijon.
Les écrans du pouvoir
Il est six heures du matin au quai Nicolas Rolin. Le jour n’est pas encore levé sur Dijon, mais le CIVO (le Centre d’Information et de Veille Opérationnelle), est déjà éveillé. Dans la pénombre bleutée, une quinzaine d’écrans tapissent le mur d’une salle où l’on parle à voix basse. Un technicien fait glisser du bout des doigts les caméras de la place de la République, un autre affiche les données de circulation en temps réel. Chaque signal, chaque incident, chaque ampoule grillée remonte ici, dans cette pièce discrète où se concentre désormais la respiration de toute une ville.
Bienvenue dans la métropole sous algorithmes, laboratoire français de la smart city. Depuis 2019, le projet OnDijon incarne le rêve ou le cauchemar d’une ville pilotée comme un tableau de bord.
Un système nerveux urbain
Sous la houlette d’un consortium privé réunissant Bouygues Énergies & Services, Suez, Capgemini et Citelum (groupe EDF), Dijon est devenue la première ville française à centraliser ses infrastructures publiques. Le contrat, signé pour 105 millions d’euros sur douze ans, confie à ce groupement la conception, la réalisation, l’exploitation et la maintenance de tous les services connectés de la métropole, de la gestion de l’eau en passant par la collecte des déchets ou le stationnement.
Officiellement, l’ambition est claire: réduire les coûts, mutualiser les interventions, et rendre la ville plus fluide. En pratique, c’est une gouvernance algorithmique qui s’est installée, silencieusement. Depuis le CIVO, les agents municipaux pilotent les feux tricolores, la propreté urbaine, les dépannages d’urgence, la voirie, et même l’éclairage public. Tout y est intégré dans un même système, «du trottoir à la donnée». Mais derrière la promesse d’efficacité se profile une question plus vertigineuse: à qui appartient la ville quand ses capteurs, ses réseaux et ses logiciels dépendent d’entreprises privées?
Naissance de la première administration publique numérique
Convaincue que la gestion des données est au cœur des nouvelles missions de service public, Dijon Métropole mène une politique volontariste en matière d’open data. À travers OnDijon, la métropole facilite l’accès aux données numériques tout en revendiquant la maîtrise totale de leur traitement. «La collectivité reste la seule propriétaire des données produites ou collectées dans le cadre du projet, garantissant qu’aucune donnée personnelle ne puisse être vendue ou exploitée à des fins commerciales.» Dans les discours officiels, la donnée devient ainsi une mission de service public à part entière: un patrimoine dont la ville assure la protection, avec un comité d’éthique de la donnée.
Mais, cette «administration numérique» interroge: ouvrir les données, oui mais à quelles conditions et sous quelle surveillance? C’est tout le paradoxe de OnDijon, vitrine d’un pouvoir municipal modernisé, où la promesse de transparence se heurte parfois à l’opacité du code et des contrats.
Un comité métropolitain de la donnée, présidé par Bernard Savonnet, veille sur ce nouvel or numérique, car «tout le monde s'intéresse aux données. C'est normal vu qu'elles valent énormément d'argent, explique-t-il. Là où il faut être vigilant, c'est en faisant en sorte que des données collectées pour une finalité bien précise ne soient pas détournées pour des finalités douteuses et non prévues».
Un contrat sous haute confidentialité
Une part importante des annexes du marché public est classée «confidentielle». Les élus d’opposition n’ont jamais eu accès à la totalité des clauses. Cette opacité alimente les soupçons. Le socialiste Denis Hameau, adjoint au maire chargé du numérique, s’en défend: «Nous ne sommes ni Shenzhen ni Dubaï. L’objectif est d’envoyer les secours à temps, de réduire la facture énergétique et d’améliorer le service public.»
Les résultats avancés sont réels: 45% d’économies d’énergie sur l’éclairage, 30% de réduction des délais d’intervention et un suivi des incidents en temps réel, comme lors de la crise Covid. À ce moment-là, une personne âgée ne consommant plus d’eau depuis plus de 24 heures a vu débarquer la police municipale à son domicile pour s’assurer que tout allait bien.

Pour la majorité municipale, OnDijon illustre la modernisation raisonnée d’une métropole de taille moyenne. Pour Bernard Savonnet, «il faut assurer une sûreté de tous les systèmes à tous les niveaux, aussi bien au niveau physique qu'au niveau logiciel, stockage et ainsi de suite». Néanmoins, le président de cet organe consultatif ne se fait pas d’illusion: «Quand vous passez un contrat avec quelqu'un, vous pouvez estimer qu’il va en respecter les termes, mais bien sûr vous n'en êtes jamais certain». Une notion de confiance entre donc en jeu pour ce qui est de l'accès aux données, leur traitement, ou leur stockage.
Le numérique, ici, «verdit» le discours plus qu’il ne décarbone la ville
Comme le stipule la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, la collecte des données doit se faire de manière loyale et licite, au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées. Un changement de paradigme, puisque «le pouvoir municipal s’est déplacé du conseil vers le code source», résume un ancien ingénieur de la ville.
Les verts dénoncent une écologie de façade
L’opposition écologiste pointe la contradiction d’une ville «connectée» au nom de la sobriété. Olivier Muller dénonce «un gadget très cher, un outil puissant mais discutable», tandis que Stéphanie Modde évoque «une dérive inquiétante». Aucune consultation citoyenne n’a précédé le lancement du projet en 2018. Aurore Lagneau, conseillère régionale écologiste, s’interroge: «Il faudrait une étude d’impact environnemental complète. Les économies locales doivent être comparées au bilan carbone global de la fabrication et de l’entretien des capteurs.» Chaque lampadaire remplacé par une LED «intelligente» économise certes de l’énergie, mais les serveurs hébergeant les données consomment massivement et les capteurs, importés d’Asie, ont une empreinte écologique souvent supérieure aux anciens équipements. Le numérique, ici, «verdit» le discours plus qu’il ne décarbone la ville.
CNIL: un contrôle partiel, des outils dormants
En avril 2024, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a inspecté le dispositif dijonnais. Résultat: tout va bien. Aucun dispositif de reconnaissance faciale, aucun dispositif de lecture automatique des plaques. Tout semble en règle. Mais plusieurs agents et élus parlent d’outils dormants: des logiciels installés, mais non activés, capables d’analyser des comportements «anormaux». Des logiciels qui – grâce à la loi JO 2024, qui a autorisé temporairement la vidéosurveillance algorithmique – ont été installés dans la plupart des commissariats de France. Un technicien confie sous couvert d’anonymat qu’il est possible de détecter des attroupements «anormaux» ou de suivre un individu au comportement suspect en activant une simple fonction. Techniquement, tout est prêt.
(Re)lire notre interview: «Les JO étaient l’occasion de promouvoir la surveillance algorithmique»
Qui plus est, les personnes filmées par des caméras «augmentées» disposent théoriquement d’un droit d’opposition au traitement de leurs données (RGPD). Mais en pratique, ce droit est quasiment impossible à exercer: il faudrait manifester son refus par un geste, se placer dans une zone spécifique ou scanner un QR code. Des démarches irréalistes au quotidien.
Là où le cadre juridique se veut protecteur, la technique avance plus vite que la loi. Si, à Dijon, les fonctions d’analyse comportementale dorment dans les logiciels, le simple fait qu’elles existent interroge. Une analyse comportementale qui, rappelons-le, précède, dans les États policiers, la reconnaissance faciale.

Dans le documentaire d’ARTE sur l’usage d’un logiciel de reconnaissance faciale dans un régime autoritaire, la surveillance s’assume, politique et répressive. Or, Dijon incarne une version douce, «civique» et contractualisée du même mouvement, celui d’une société dans laquelle la donnée devient l’un des principaux leviers de gestion urbaine. La frontière entre assistance technologique et contrôle social s’effacera progressivement. À Dijon, la centralisation des services publics, le «contrat de gestion connectée de l’espace public» à des groupes privés (Bouygues, Suez, Capgemini, Citelum) et l’opacité contractuelle rappellent que la dépendance technologique peut aussi être une dépendance politique. La différence tient moins à la nature des outils capteurs, caméras, algorithmes qu’à leur activation, à la gouvernance des données et à la transparence de leur usage.
Le parallèle est saisissant. Sans que OnDijon n’ait rien d’un régime autoritaire, les outils technologiques sont similaires: caméras haute définition, interconnexion des données, apprentissage automatique.
Dijon aurait servi de terrain d’expérimentation pour la surveillance politique
Les enquêtes de Disclose sur le logiciel Briefcam, utilisé en France pour analyser les vidéos de sécurité, renforcent cette inquiétude. «Ce logiciel a été employé 563 fois de 2015 à 2023. Certaines activations illégales de la fonction de reconnaissance faciale ont été opérées», rapportait alors Disclose. La Quadrature du Net a dénoncé un glissement du civique vers le sécuritaire: «Plutôt que de reconnaître l’usage hors-la-loi, les services d’inspection multiplient les pirouettes juridiques pour mieux légitimer ces pratiques.» À Dijon, la même mécanique s’installe: la technologie est déployée avant un réel débat.
Dans les quartiers: l’œil dans la rue
Aux Tanneries et aux Lentillères, bastions militants dijonnais, la méfiance vire à la colère. En 2019, puis en 2022, des habitants découvrent des caméras dissimulées sur des poteaux électriques. «Ces boîtiers faisaient partie du décor. Pendant des années, ils ont scruté nos vies et surveillé nos événements», raconte un usager du tiers-lieu. La préfecture ne confirme pas, mais la rumeur persiste: Dijon aurait servi de terrain d’expérimentation pour la surveillance politique. Les médias militants comme Dijoncter.info parlent de «technopolice bourguignonne» et de «caméras barbouzes». Une vidéosurveillance qui ne recueille aucune approbation «aux Tanneries» si ce n’est pour la collecte des déchets.
Les associations: un contre-pouvoir sous tension
Le tissu associatif local s’est structuré pour faire contrepoids. Malgré la dénonciation d'une «privatisation rampante de la donnée publique». Sous-Surveillance.net et son antenne DijonSousSurveillance, cartographient les caméras une à une, comme un jeu de piste civique. Pour beaucoup d’habitants, OnDijon est une fierté: «Nous sommes une ville pilote, une vitrine nationale.» Mais d’autres parlent de société sous observation. Un commerçant résume: «C’est pratique quand il y a un accident, mais angoissant de savoir qu’on est filmés partout.» Le quotidien s’est peu à peu adapté à ce regard permanent. Dans le tramway, les voyageurs plaisantent: «On sourit, la mairie regarde.»
Un laboratoire national
Au-delà de Dijon, l’État français observe. Le programme «Action Cœur de Ville» et l’appel à projets «Territoires intelligents» encouragent la duplication du modèle OnDijon à Angers, Nice, Nantes ou Paris-Saclay. Mais les régulations ne suivent pas.
Le chercheur Antoine Courmont, spécialiste des données urbaines, définit l’enjeu d’une surveillance sans les garde-fous suffisants et nécessaires. Dans Quand la donnée arrive en ville (Edition PUG), l'auteur montre comment la captation, la circulation et la mise en réseau des données transforment en profondeur la gouvernance urbaine. Loin d’être de simples outils techniques, les données deviennent un instrument de pouvoir: elles produisent une représentation du territoire et par là, conditionnent la manière dont il est administré. Ce que le chercheur observe à Lyon se rejoue à Dijon, sous une autre forme: celle d’une ville gouvernée par ses algorithmes, où les données ne sont plus seulement ouvertes, mais intégrées, croisées, et pilotées en temps réel depuis un centre de contrôle.
La donnée urbaine devient le langage même de la gouvernance
La donnée n’est jamais neutre. Elle est une construction politique, un instrument de légitimation, de négociation et de pouvoir. À Dijon, cette logique atteint un degré inédit: la donnée urbaine devient le langage même de la gouvernance. Ce que le chercheur appelle «le pouvoir sémantique de dire ce qui est» s’incarne ici dans le CIVO, centre nerveux où se décident les priorités, les urgences, les flux. Le CIVO, qu'il ne nous a pas été permis de visiter malgré nos demandes, est le lieu où la ville se gouverne par écrans interposés. Les consortiums privés qui conçoivent et opèrent ces systèmes (Bouygues, Suez, Capgemini, Citelum) façonnent désormais la manière dont la ville pense et agit. Les élus parlent d’ «efficacité», les écologistes de «gadget», les chercheurs, eux, d’un glissement du pouvoir municipal vers le code source.
Smart city ou société sous contrôle?
OnDijon se présente comme une vitrine technologique, mais ses critiques y voient un cheval de Troie sécuritaire. Les élus de la majorité vantent la modernisation et la sobriété énergétique; les écologistes dénoncent un «système énergivore déguisé»; les juristes redoutent une dérive démocratique. Le projet cristallise une tension française: celle d’un pays qui rêve d’efficacité sans toujours mesurer les risques du contrôle. La «ville connectée» devient la métaphore d’une République en mutation: fluide, rapide, mais de plus en plus illisible pour ses citoyens.
OnDijon n’est ni dystopie ni miracle. C’est une expérience politique grandeur nature. Elle interroge la gouvernance à l’ère du code: qui détient la clé des serveurs? Qui fixe les limites éthiques? Et surtout, qui surveille les surveillants?
Entre les promesses et les révélations, une même vérité s’impose: dans le monde des capteurs, la transparence n’est pas un luxe, mais une condition de légitimité. Si la ville de demain doit être intelligente, qu’elle le soit d’abord par la clarté de ses règles, non par l’opacité de ses algorithmes. À Dijon, comme ailleurs, l’enjeu est de savoir si la ville est smart avec nous ou si elle est smart pour nous.




Commentaires