Protection de l’enfance: un système à bout de souffle face à la parole des enfants
- Malvina Veneziano

- il y a 2 jours
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La parole des enfants victimes reste fragilisée par un système judiciaire et de prise en charge défaillant. Entre experts contestés, formation insuffisante et décisions contradictoires, la justice peine encore à protéger ceux qu’elle prétend écouter.

«Quand on te tape, qu'on te met des vis dans les fesses, qu'on te fait subir de la torture...» Charly, 9 ans, attaque l'État français pour non-assistance à personne en danger à la suite de son placement auprès de l'Aide sociale à l'enfance. Placé de force après le divorce conflictuel de ses parents, le petit garçon a fait plusieurs signalements de mauvais traitements, mais ceux-ci sont restés sans suite.
Cette affaire illustre une réalité dramatique, car les chiffres interrogent la capacité réelle du système à protéger les mineurs. Chaque année, environ 160'000 enfants subissent des violences sexuelles. Pourtant, seules 3% de ces affaires aboutissent à une condamnation. Lorsqu’il s’agit d’inceste, ce taux chute à 1%.
Ces données, issues notamment du rapport 2023 de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), dessinent une réalité difficile à ignorer: malgré un dispositif censé protéger la parole des mineurs, très peu d’affaires trouvent une issue répressive. La justice semble protéger son autorité, ses habitudes et parfois ses experts favoris. Cela interroge la capacité du système à remplir pleinement sa mission.
Un dispositif institutionnel «à bout de souffle»
Dans une décision-cadre de janvier 2025, le Défenseur des droits rapporte les alertes des magistrats eux-mêmes: manque de moyens, retards chroniques, rupture de placements, absence de suivi psychologique et manque de formation. Il décrit un système «à bout de souffle», miné par des défaillances structurelles qui laissent les enfants en danger. Alors que 81% des violences se déroulent dans le cadre familial, la fragmentation entre services sociaux et professionnels de santé dilue la responsabilité et laisse des enfants dans des zones d’incertitudes prolongées. Les scandales d’Outreau avaient déjà mis en lumière certaines de ces défaillances; beaucoup restent d’actualité.
Une crise de confiance exprimée par les familles en France et en Suisse. Sur les réseaux sociaux, de nombreux groupes rassemblent parents et proches qui dénoncent une absence d’écoute ou des décisions incomprises.
Sur des groupes Facebook comme Les injustices de l’aide sociale à l’Enfance les parents se considèrent «victimes des services sociaux». Ils dénoncent une institution opaque, parfois arbitraire, où familles et enfants ne sont ni écoutés ni entendus. Plusieurs mères racontent l’indifférence des services sociaux et le déni de leur parole, souvent remplacée par celle du père, ce qui génère chez elles un sentiment d’incompréhension et d’impuissance, partagé avec leurs enfants.
Le phénomène ne s’arrête pas aux frontières françaises. Sur les réseaux sociaux et les blogs suisses francophones, la critique prend un ton plus direct. Des plateformes comme SPMi/TPAE – L'envers du décor ou Touche pas à mon enfant-CH recueillent les témoignages de parents contestataires. Des dizaines de témoignages reflètent les tensions entre institutions et familles.
«Dans votre vie, ne rencontrez jamais un monstre manipulateur. Et si vous en êtes victime, surtout ne vous plaignez pas aux institutions, notamment APEA et psys […] du statut de victime, ils vous feront endosser la tenue du bourreau», peut-on notamment y lire.
Bien que ces espaces soient émotionnels et non institutionnels, leur existence même témoigne d’une fracture, sentiment partagé d’un écart entre promesse de protection et réalité vécue par les familles.
La parole de l’enfant: fragile, malléable et souvent sacrifiée
Témoigner de l’impensable est un exercice extrêmement complexe. Un enfant victime de violence ne connait ni les codes du judiciaire, ni ceux du langage thérapeutique. Son récit dépend souvent de l’attitude de l’adulte et du cadre dans lequel il est entendu. Parfois, il croit que ce qu’il vit est normal ou qu’il ne doit pas s’en plaindre. Redonner la parole à un enfant victime demande temps, minutie et extrême précaution.
«Face à un agresseur qui banalise les violences dans son discours, et à des tiers qui ferment les yeux, l’enfant ne sait pas toujours ce qu’il doit révéler, peut-on encore lire dans le rapport de la CIIVISE. Il n’a pas forcément les mots pour comprendre les violences subies et adapte souvent son récit aux réactions des adultes auxquels il se confie. Leur attitude est donc décisive et doit être strictement encadrée.»
Dans les faits, 60% des auditions seraient conduites par des enquêteurs non formés. Cela signifie que, dans de nombreux cas, l’enfant est entendu par des professionnels qui ne disposent pas de la formation spécifique requise.
Le modèle NICHD, référence mondiale pour l'entretien cognitif, devrait être un standard obligatoire. L’absence d'uniformisation ouvre la voie à des interprétations divergentes et fragilise la prise en compte du récit de l’enfant.
L’expertise psychiatrique: un rôle déterminant, parfois contesté
C’est dans ce contexte déjà chaotique qu’émerge un personnage central: le Dr Paul Bensussan. Psychiatre omniprésent dans les affaires familiales sensibles, cité dans de nombreux dossiers, et aujourd’hui au cœur d’une véritable tempête.
En avril 2025: neuf dossiers ont été signalés au Conseil de l’Ordre des médecins par plusieurs associations, qui reprochent au psychiatre de conclure à des «aliénations parentales» (SAP) là où d’autres voient des signaux d’alerte d’inceste ou de violence. Alors que l’aliénation parentale n’a aucune reconnaissance scientifique, cela n’empêche pas ce concept d’être mobilisé dans certains dossiers, avec des effets juridiques importants.
(Re)lire notre article: Le terme «aliénation parentale» bientôt biffé des procédures judiciaires
Maître Paul Cussigh, avocat des plaignants, évoque la demande du Dr Bensussan auprès de l’American Psychiatric Association (APA) pour que le SAP soit intégré au DSM-5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques. L’APA a refusé, information que le praticien n’aurait pas mentionnée dans ses interventions.
Il insiste sur la nécessité d’une formation au trauma et au recueil de la parole d'un enfant, ce que le Dr Bensussan ne possède pas:
«Entendre un enfant victime de violences sexuelles avec stress post-traumatique sans être formé au trauma, c’est interpréter mal son récit et ses troubles.» Faute de cela, la lecture des symptômes se biaisera, et la qualification des faits sera fragilisée.
Comme nous l’a rappelé lors de notre interview le pédopsychiatre Jean-Louis Goeb: sans formation spécifique du développement des enfants et adolescents, sans compréhension du trauma, un psychiatre n’est pas un expert fiable sur un enfant.
«Les références des pédopsychiatres sont encore très empreintes de psychodynamique et moins soumises aux classifications internationales». Il insiste également sur le fait que: «les magistrats doivent gérer la pénurie de psychiatres et de pédopsychiatres agréés.»
Mais le Dr Bensussan revendique sa légitimité, appuyé par les institutions judiciaires. Lors d’une conférence de presse le 17 avril 2025, il déclarait:
«Les affaires les plus sensibles et les plus complexes me sont toujours confiées»
Dr Bensussan
Alors que le psychiatre prétend défendre une méthode «probabiliste centrée sur la fiabilité du témoignage», il cite, dans son ouvrage Inceste: le piège du soupçon, des associations comme SOS Papa ou la Fédération de la condition parentale. Un choix qui soulève des interrogations sur la perception d’impartialité de son approche.
Dans une décision reproduite en annexe du dossier de presse transmis par son avocat, Maître Liger, la chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des médecins d’Île-de-France a rendu, le 18 février 2025, une décision confiant une enfant à son père, après que l’expertise du Dr Bensussan a conclu à une aliénation parentale. Le médecin avait été sollicité pour une expertise privée demandée par le père. La mère conteste la fiabilité de son avis, affirmant qu’il s’est fondé sur des éléments partiels et contestables, soulevant une interrogation importante: dans quelle mesure une expertise commandée par l’une des parties peut-elle rester véritablement objective et protéger les intérêts de l’enfant ?
Le loup blanc
Ses confrères, pour la plupart, choisissent de ne pas se prononcer sur son travail. Le Dr Jacques Bertrand, pédopsychiatre, préfère évoquer ses méthodes d’audition, en insistant sur l’importance d’instaurer un climat de confiance.
«Même petit, un enfant a toujours un ressenti et une opinion.» S’il reconnaît que les enfants peuvent mentir et être sous emprise, il estime essentiel «d’écouter jusqu’au bout» et de retranscrire l’intégralité des propos afin de permettre, le cas échéant, une seconde lecture de l’entretien.
Autour de ces affaires, le débat public se polarise et glisse souvent vers l’idéologie. D’un côté, des associations féministes plaident pour une meilleure écoute des enfants et des mères victimes; de l’autre, des collectifs de pères alertent sur le risque d’exclusion paternelle. Cette opposition, plus politique que juridique, fait de la protection de l’enfance un terrain de confrontation entre deux visions irréconciliables de la parentalité.
Pourquoi ce chaos n'est pas un accident mais une culture
Faute de croire que tout cela ne tient qu’à un manque de moyens, le cœur du problème est une culture judiciaire profondément ancrée. Celle qui préfère protéger l’équilibre institutionnel que la sécurité des enfants.
S’il suscite de nombreux détracteurs, le Dr Bensussan conserve aussi des soutiens. Un membre d’une association suisse pour les droits des pères avance que la reconnaissance du SAP pourrait rééquilibrer des rapports parentaux jugés déséquilibrés depuis l’instauration, en 2014 (en Suisse), de l’autorité parentale conjointe. «Les pères revendiquent davantage leurs droits, explique-t-il, et certaines mères cherchent à les en écarter.» Tout en reconnaissant que le SAP puisse être invoqué abusivement, il conclut: «il serait injuste de nier totalement le phénomène d’aliénation parentale.»
C’est une culture qui sacralise la coparentalité même quand elle met un enfant en danger. Où la parole des mères peut être interprétée à travers des stéréotypes anciens, notamment lorsqu’elles signalent des violences.
En mars 2025, le rapport Un crime d’État – Inceste paternel et torture institutionnelle en France, rédigé par Christophe Peschoux, Alix Moreau, Moussia Peresse et Sihem Ghars avec le soutien du CIDE (Comité international pour la dignité de l’enfant), a été soumis au Comité contre la torture de l’ONU. Il y dénonce un système dans lequel des enfants victimes d’inceste ne sont pas protégés, où des mères protectrices sont poursuivies, enfermées et réduites au silence, et où des institutions participent à une violence systémique assimilable à de la torture. En mai 2025, l’ONU a pris acte de ces constats dans ses observations officielles, exprimant sa préoccupation face aux remises d’enfants à leurs pères abuseurs, à la revictimisation des mères protectrices et à la quasi-impunité judiciaire des auteurs d’inceste.
Une constante: l'enfant au second plan des priorités institutionnelles
Pris ensemble, ces éléments forment une toile cohérente: la lourdeur administrative, la fragmentation des services, l’insuffisance de formation, la surcharge des magistrats, la pénurie d’experts spécialisés, les controverses idéologiques…
Tous ces facteurs, indépendants les uns des autres, convergent vers le même résultat: la parole de l’enfant, pourtant centrale en théorie, se retrouve fragile, peu encadrée, et souvent reléguée derrière des considérations organisationnelles ou institutionnelles. La crédibilité du système, censé garantir la sécurité des enfants, s’effrite à vue d’œil.




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