Twitter Files France: comment l’État aurait bâti un «complexe industriel de censure»
- Amèle Debey

- 7 sept.
- 6 min de lecture
Appuyé sur des documents internes de Twitter, un rapport paru le 3 septembre 2025 accuse l’État français et des ONG «affiliées» d’avoir fait basculer la modération de la plateforme dans un mode plus intrusif: demandes de données, procédures en rafale et export du Digital Service Act (DSA) au-delà de l’UE. La période Covid y est vue comme le cheval de Troie d’un dispositif désormais justifié au nom de la «sécurité cognitive».

Fin 2022, après son rachat du réseau social Twitter, Elon Musk a dévoilé des documents internes qui démontrent l’influence et les pressions du gouvernement Biden sur le débat public pendant la crise Covid.
Désormais, plusieurs journalistes et chercheurs, dont ceux réunis au sein de l’organisation libérale de recherche Civilization Works, ont révélé le volet français de ce qu’on appelle désormais les Twitter Files. Un rapport a été publié le 3 septembre dernier.
(Re)lire notre article sur les Twitter Files: Comment les réseaux sociaux ont aidé à piloter la doxa du Covid
Signé par Pascal Clérotte (analyste) et Thomas Fazi (journaliste indépendant), le texte se présente comme une étude de communications internes à Twitter, «dont l’authenticité est établie». Les Twitter Files France déroulent, au-delà des révélations brutes, un récit historique des lois, acteurs et institutions qui structurent la parole publique à l’ère numérique.
Pressions au sommet de l’État
Exemple emblématique: le 14 octobre 2020, l’équipe numérique de l’Élysée tente d’obtenir le numéro de Jack Dorsey, fondateur et PDG de Twitter, pour un message «personnel» d’Emmanuel Macron. La chose n'était pas aisée et on ne sait comment l'histoire s'est terminée, mais la séquence illustre la volonté d’un contact direct du Président français avec les dirigeants de plateformes.

Les ONG comme «parquets non gouvernementaux»
Le rapport décrit des associations (L'Union des étudiants juifs de France (UEJF), SOS Racisme, SOS Homophobie, la Licra, etc.) menant une guerre judiciaire afin d’obtenir transparence et modération proactive, alors que la Loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) n’impose pas de recherche active des contenus illicites. «Si la loi interdit à l'État de censurer, rien n'empêche les ONG affiliées à l'État d'intenter des actions en justice. Notre rapport souligne que certaines de ces organisations sont omniprésentes en matière de censure depuis plus de 50 ans, servant d'instruments politiques aux mains de l'establishment et de supplétifs de l'État», peut-on lire dans le rapport.
«L’action publique est enclenchée par des ONG accréditées par l'Etat, agissant de jure et de facto comme autant de procureurs privés»
Extrait du rapport
Point culminant: une décision du 6 juillet 2021, confirmée ensuite, oblige Twitter à livrer des informations détaillées, comme des ressources de modération par langue, les volumes de signalements et de retraits et les transmissions aux autorités. En mars 2023, la Cour de cassation juge les données fournies par Twitter «générales» et «imprécises».

«Les documents que nous avons pu examiner, écrivent les auteurs, révèlent des attaques coordonnées visant non seulement à faire respecter la modération du contenu au-delà des dispositions légales, mais également à façonner la perception du public et à influencer les résultats législatifs. Les poursuites répétées illustrent comment les ONG ont mené une guerre juridique pour faire pression sur les plateformes afin qu'elles adoptent des pratiques de modération plus strictes et proactives, allant au-delà des exigences légales.»
Étude de cas: «Miss France»
Après la vague de tweets antisémites visant April Benayoum, la justice rejette l’essentiel des demandes dirigées contre Twitter France – une entité marketing sans relation contractuelle avec les utilisateurs – mais retient une obligation d’information aux autorités. Les échanges internes font ensuite état d’un règlement amiable et du retrait des demandes par la plaignante, Twitter conservant ses arguments sur l’absence de base légale pour exiger des informations de signalement.
Covid, accélérateur de la modération
Le rapport traite explicitement la période Covid comme un moment de durcissement de la censure présentée comme de la modération:
Il affirme que la gestion de la pandémie a bafoué les libertés individuelles et que les efforts pour restreindre la liberté d’expression en ligne se sont accentués.
Il décrit comment, au printemps 2020, des ONG (l'UEJF, SOS Racisme et SOS Homopobie) ont lancé un «test» sur 1100 tweets pour pousser Twitter à retirer davantage de contenus, au lendemain d’une annonce de Twitter indiquant des délais de traitement allongés à cause du Covid.
Il cite un dossier pénal visant l’ex-DG de Twitter France lié à un tweet préfectoral sur le contrôle du confinement Covid, pour illustrer l’instrumentalisation de la justice pénale durant cette période.
Le Digital Service Act (DSA) et la portée extra-territoriale
Selon les auteurs, la combinaison des instruments français et du Digital Services Act contribuerait à exporter des standards européens au-delà de l’UE, au point d’entrer dans les discussions commerciales avec Washington. Le texte avance que cette «censure européenne» pourrait affecter des utilisateurs américains, les plateformes tendant à appliquer globalement des réglages conçus pour l’Europe.
«L'État s'abstient de faire procéder à des perquisitions et des interpellations parce que la loi ne l’y autorise pas. Il actionne en revanche un système subtil de pressions sociales, médiatiques, administratives et judiciaires exercées sur les citoyens et les plateformes»
Extrait du rapport
Selon le rapport, dès 2012 la France était déjà à l’origine d’environ 62% des demandes adressées à Twitter pour faire retirer des contenus. À cette époque, les autorités incitaient les plateformes à mettre en place des systèmes d’alerte et de prévention afin de bloquer en amont ce qu’elles qualifiaient de propos haineux (point relevé par Glenn Greenwald dans The Guardian en 2012).
Depuis, la plupart des textes visant la régulation d’Internet s’adossent à la loi sur l’économie numérique (LCEN) et reproduisent la même mécanique: sous couvert de contrôle judiciaire et de lutte contre l’illégal, des pouvoirs administratifs élargis servent à faire pression sur les plateformes. Parallèlement, l’État cherche à neutraliser le principe du «pays d’origine», pour que tout contenu accessible depuis la France tombe sous droit français. Une orientation qui inspire aussi la philosophie du DSA.
«Sécurité cognitive» et architecture médiatique
Le rapport relie ces dynamiques à un discours présidentiel (veille du 14 juillet 2025) appelant à une «sécurité cognitive», interprétée comme «l’extension de sécurité nationale à l'esprit des citoyens. L'aboutissement d'une longue évolution de contrôle du discours et du récit coordonné par l'État». Il note aussi la dépendance d’une partie du système médiatique français aux financements publics, ce qui réduirait, selon lui, les contre-pouvoirs sur la parole réglementaire. On peut y lire: «L'audiovisuel public français est à ce jour le plus grand groupe médiatique du pays. L’écrasante majorité des médias privés grand public appartiennent à des oligarques qui doivent une part importante de leur fortune à l'État – par le biais de marchés publics, de licences d'exploitation, ou de financements publics. La presse est subventionnée par l'État à hauteur d'un tiers de son chiffre d’affaires.»
«En France, la liberté d'expression est étroitement encadrée, tout comme l’est la démocratie»
Extrait du rapport
«80 à 90% des médias privés français grand public sont contrôlés par huit milliardaires, précise le rapport. Parmi eux, seul Vincent Bolloré est à la tête d'une entreprise, Vivendi, dont le cœur de métier est l'édition, les médias et la communication. Autre exception: le groupe allemand Bertelsman, actif uniquement dans les médias audiovisuels. Pour les autres – Bernard Arnault (LVMH: luxe); Xavier Niel (Altice: télécommunications); Rodolphe Saadé (CMA-CGM, deuxième armateur mondial de porte-conteneurs); Daniel Kretinski (Tchèque, actif dans les mines de charbon et l'énergie); Martin Bouygues (construction et télécommunications), la famille Dassault (aéronautique et défense), François Pinault (Kering, luxe) – posséder des médias est clairement un moyen d'assurer son influence.
La plupart de ces oligarques dépendent fortement des contrats gouvernementaux et des licences d'exploitation, et tous doivent au moins une partie de leur fortune à l'État. Il n'est donc pas exagéré d'affirmer que, si les médias grand public français sont formellement libres, ils restent profondément influencés par des propriétaires dont les intérêts sont étroitement liés à ceux de l'establishment – et, surtout, à ceux de l'État lui-même.»
Ce qu’il faut retenir
Au-delà des polémiques, le document soutient qu’un écosystème politico-associatif et juridico-réglementaire a poussé Twitter/X à aller au-delà du minimum légal (en France puis, par capillarité, ailleurs), au nom de la lutte contre la haine et la désinformation – avec, en miroir, le risque d’un rétrécissement durable de la liberté d’expression en ligne. Comme le résume notre chroniqueur numérique, Fabrice Epelboin, sur Twitter:
«La liberté d'expression est un privilège accordé à ceux qui adhèrent aux récits officiels»
«Les révélations des Twitter Files France mettent en évidence une tendance croissante de l'État français et des élites à tenter de contrôler le discours en ligne. Motivées par la peur du populisme et des 'désordres informationnels' suite à des événements comme le Brexit et l'élection de Donald Trump, ces actions visent à préserver le pouvoir et les privilèges de l'établissement. La multiplication des lois 'liberticides', le recours à des ONG comme proxies, la politisation de la justice, et l'ambition de réglementer les algorithmes jusqu'à un niveau granulaire, sont autant de signes que la liberté d'expression en France, et par extension en Europe, est 'réduite à l'ombre d'elle-même' et est de plus en plus considérée comme un privilège accordé à ceux qui adhèrent aux récits officiels. Cette situation est d'autant plus préoccupante que la confiance du public envers les médias et l'État est historiquement basse.»
Ce qui se décide à Paris et à Bruxelles rejaillit sur vos fils d’actualité en ligne: vitesse de retrait, visibilité d’un hashtag, compte suspendu, accès aux chiffres de modération… Le débat ne se limite plus aux conditions d’utilisation d’une plateforme: il touche à qui définit le vrai, qui tranche, et jusqu’où l’État peut aller pour «protéger» l’espace public.









La fracture entre les dirigeants de nos pays et la population semble s'élargir. Il est d'autant plus nécessaire de soutenir des hebdo comme l'Impertinent pour accéder à une info non manipulée. Merci Amèle