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Article rédigé par :

Rachel Brunet, New York

Surveillance et influence: le milliardaire Larry Ellison, architecte d’un nouvel ordre numérique

Larry Ellison
© DR

Nous vivons dans un monde où la donnée n’est plus un simple résidu numérique, mais une matière première stratégique. Elle détermine des décisions politiques, alimente des modèles économiques et redessine les rapports de pouvoir. Au cœur de cette architecture mondiale du traitement de l’information, un nom revient: Larry Ellison. Fondateur d’Oracle, partenaire technologique de plusieurs agences fédérales américaines, hébergeur des données de TikTok aux États-Unis, et impliqué dans des projets d’intelligence artificielle d’envergure, Ellison ne fabrique pas seulement des logiciels: il construit l’infrastructure qui rend possible la surveillance et l’influence à grande échelle.

 

Vivant et travaillant aux États-Unis, je constate chaque jour que cette centralisation du pouvoir technologique ne relève plus d’un futur hypothétique. C’est déjà une mécanique en marche. La question n’est plus de savoir si nos vies numériques sont observées, analysées ou marchandisées, mais par qui, dans quel but et surtout, selon quelles limites démocratiques.

 

Données, puissance et opacité: un empire invisible

 

Larry Ellison a bâti sa fortune, et son influence, sur la gestion des bases de données, avant de s’étendre vers le cloud et les infrastructures critiques. Oracle est aujourd’hui partenaire technologique central de nombreuses agences fédérales américaines, incluant des systèmes sensibles de défense et de sécurité. Mais Ellison ne se limite plus à la technologie pure. Ses investissements le placent au cœur de l’écosystème numérique et médiatique américain, lui offrant un pouvoir inédit: il peut influencer la manière dont les données sont stockées, analysées et, potentiellement, utilisées. La convergence entre technologie, données et médias fait de lui un acteur que l’on peut qualifier d’architecte d’un nouvel ordre numérique, où chaque flux d’information peut être modulé par ceux qui contrôlent l’infrastructure.


La centralisation des données et des infrastructures critiques n’est pas un enjeu réservé aux experts: elle touche notre vie quotidienne, nos droits et notre liberté à chaque connexion, chaque recherche et chaque interaction en ligne.

 

Stargate: quand l’intelligence artificielle devient une stratégie géopolitique

 

En janvier 2025, l’administration Trump a annoncé le lancement du projet Stargate, une initiative visant à investir jusqu’à 500 milliards de dollars dans l’infrastructure d’intelligence artificielle aux États-Unis, d’ici 2029. Le projet regroupe un consortium d’acteurs majeurs: OpenAI, Oracle, SoftBank et l’investisseur MGX. Larry Ellison, en tant que cofondateur d’Oracle, joue un rôle central dans ce développement. Le projet Stargate prévoit la construction de centres de données massifs aux États-Unis, notamment au Texas, ainsi que des initiatives internationales, comme le projet Stargate Patagonia, en Argentine. L’objectif officiel est de renforcer la position stratégique des États-Unis dans la course mondiale à l’intelligence artificielle, en capitalisant sur l’infrastructure cloud et les algorithmes de pointe d’Oracle.



Mais, derrière l’ambition technologique se cache un enjeu plus large: la centralisation du pouvoir sur les flux d’information et sur les données critiques. La concentration de ressources entre quelques acteurs privés, en lien avec l’État, soulève des questions cruciales sur la souveraineté numérique, la protection des données et le contrôle des technologies qui façonnent nos sociétés.

 

Aussi doit-on s’interroger: que signifie concrètement cette course à l’IA pour la démocratie et la vie quotidienne des citoyens? Qui décide de ce qui sera automatisé, surveillé ou exploité à grande échelle? La technostructure qui se construit autour de Stargate dépasse le simple enjeu économique: elle est un levier d’influence stratégique et politique, dont les contours restent largement opaques.

 

Une vision techno-sécuritaire

 

Au-delà de la technologie, Larry Ellison porte une vision politique assumée. Il défend un modèle de capitalisme techno-sécuritaire où le pouvoir réel repose sur le contrôle des infrastructures numériques critiques. Sa proximité avec Donald Trump n’a rien d’un opportunisme ponctuel mais s’inscrit dans une stratégie d’influence durable. Il est aujourd’hui l’un des soutiens les plus puissants de Trump au sein de la tech américaine. En 2020, il a accepté d’accueillir une levée de fonds pour Trump dans son club privé de Rancho Mirage, et il a financé la droite américaine via des dons massifs, notamment 15 millions de dollars au sénateur républicain Tim Scott. Selon The Washington Post, Ellison a même participé à une conférence téléphonique avec les proches de Trump en novembre 2020 pour examiner des moyens juridiques de contester les résultats de l’élection présidentielle.

 

Le magazine Wired le décrit comme un acteur de pouvoir discret mais décisif dans l’entourage de Trump, un «shadow power» qui consolide son influence non pas via des discours politiques, mais via le contrôle des données et des réseaux d’information. Sa vision politique est claire: la technologie n’est pas seulement un outil, elle est l’infrastructure du pouvoir. Ellison ne se contente pas de bâtir des systèmes: il façonne les conditions mêmes de l’action politique, dans une logique où la souveraineté passe désormais par la maîtrise des données, des réseaux et des plateformes privées.

 

Cette stratégie d’emprise par l’infrastructure se déploie aujourd’hui dans plusieurs domaines clés de la vie publique américaine. Après avoir verrouillé le terrain technologique et institutionnel, Larry Ellison avance désormais sur un autre champ d’influence stratégique: celui de la perception. Et dans cette bataille culturelle, l’une des armes les plus puissantes n’est pas un logiciel ou un serveur… mais une application utilisée par des millions d’adolescents.

 

Oracle et TikTok: l’arme d’influence qui cible nos enfants

 

En effet, Oracle a été désigné comme hébergeur des données des utilisateurs américains de TikTok. Cette décision place Larry Ellison au centre d’une plateforme suivie par des centaines de millions de personnes, principalement des adolescents et jeunes adultes. Selon une enquête du Pew Research Center, 57% des adolescents américains âgés de 13 à 17 ans déclarent utiliser TikTok quotidiennement, ce qui en fait l’une des plateformes les plus populaires auprès des jeunes, juste derrière YouTube. Cette exposition massive des adolescents à une plateforme de laquelle Oracle contrôle l’infrastructure et l’accès aux données ouvre un champ de réflexion inquiétant.


En tant que mère et journaliste vivant à New York, je ne peux m’empêcher de m’interroger: que se passerait-il si Ellison devenait le «patron» de TikTok aux États-Unis? Quels contenus seraient mis en avant? Quels comportements observés? Quelles données utilisées pour façonner des habitudes, des opinions ou même des croyances? La question dépasse le cadre de la vie privée, elle touche la formation des jeunes esprits, l’orientation des opinions et l’influence éducative.


Cette situation soulève aussi une interrogation plus large: comment garantir que les décisions sur ce que voient ou partagent nos enfants ne soient pas orientées par des intérêts non plus commerciaux, mais idéologiques? La centralisation des données et la capacité à moduler l’expérience utilisateur donnent un pouvoir immense, qui dépasse largement le cadre économique et touche au cœur de la sphère sociale et morale.

 

Contrôler l’information: la stratégie Ellison s’étend aux médias

 

L’influence d’Ellison s’étend également au paysage médiatique. Son fils, David Ellison, PDG de Paramount Skydance, a acquis CBS News le 7 août 2025, à la suite de la fusion de Skydance Media et Paramount Global, formant ainsi Paramount Skydance Corporation. Quelques mois plus tard, le 6 octobre 2025, David Ellison a racheté le média indépendant The Free Press pour 150 millions de dollars. Dans le cadre de cette double opération, il a nommé sa fondatrice, Bari Weiss, au poste de directrice de CBS News, renforçant ainsi leur influence sur l’information et la formation de l’opinion publique. Âgée de 41 ans, l’ancienne journaliste du New York Times est connue pour ses positions iconoclastes et centrées.


Cette concentration des médias, couplée au contrôle des infrastructures numériques et des données (Oracle, TikTok), confère à Ellison un pouvoir inédit sur l’accès à l’information et la formation de l’opinion publique.

 

La privatisation du contrôle social?

 

L’assemblage Stargate + TikTok + médias crée un écosystème considérable: un acteur privé, doté d’infrastructures critiques, peut observer, influencer et orienter comportements, opinions et flux d’information. La société américaine se trouve confrontée à une dynamique nouvelle: la privatisation du contrôle social, où le pouvoir technologique et médiatique converge dans les mains de quelques individus ou consortiums. Dans ce contexte, chaque décision technique devient un levier stratégique, et chaque donnée, un outil de pouvoir. La dystopie imaginée par Orwell n’est plus un simple récit, elle s’intègre déjà dans le quotidien, à travers la surveillance, l’analyse des données et l’influence médiatique.

 

Il appartient aux citoyens de comprendre qui détient ces clés, selon quels mécanismes et dans quelles intentions, pour préserver la démocratie et garantir que nos enfants grandissent dans un environnement où l’information reste diversifiée et libre. Sommes-nous encore capables de résister à cette concentration du pouvoir, ou expérimentons-nous un modèle où chaque geste, chaque choix et chaque flux d’information est intégré dans un système dont nous n’avons qu’une vision partielle?

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