L’actu selon Dr media et Mister comm'
- Janus

- 2 nov.
- 10 min de lecture

«Il suffit de le lire 20 minutes pour aimer Blick». Cette publicité du titre de Ringier (on parle donc de Blick…) s’affiche depuis quelques semaines au format F12 sur les supports romands ad hoc. Un bon relecteur de presse aurait sans doute préféré que, dans pareille phrase, le chiffre soit écrit en toutes lettres? Oui, mais on est ici dans un autre usage de la langue, au demeurant pas moins subtil, et il n’est point ici d’entorse à l’orthodoxie typographique si l’on est attentif au fait que cette assertion pro domo de l’éditeur du Blick survient alors qu’un autre titre, celui de TX Group (on parle cette fois de 20 Minutes, avec le 20 en chiffres!) vient d’annoncer qu’il cessera bientôt de paraître sous sa forme papier.
Se fût-il agi de papier à musique que l’histoire aurait pu se chanter un peu sur l’air de: «Ami, entends-tu le vol noir des vautours sur l’info…» L’offensive commerciale est en effet d’autant plus cruelle qu’elle n’a pas vraiment laissé le temps du deuil, mais on ne va tout de même pas reprocher à un titre de presse d’être réactif! Tout au plus pourrait-on déplorer que les duels homériques d’entre les éditorialistes d’antan se soient effacés derrière une guerre de publicitaires… Les esthètes se consoleront un peu en convenant du fait que le slogan est particulièrement bien senti et que le talent de ses auteurs n’a pas grand-chose à envier à celui des meilleurs titreurs. C’est ici l’occasion de préciser, à titre liminaire, qu’aucune personne active dans l’un de ces métiers du journalisme ou de la communication n’y brille jamais en faisant l’économie du talent.
Les uns ont-ils contribué au déclin des autres?
Mais voilà donc que se dessine le sujet qui nous intéresse: professionnels des médias et professionnels de la communication (sous toutes ses formes) sont-ils les frères ennemis de l’information? Les uns ont-ils contribué au déclin des autres?
Admettons d’emblée comme un postulat que l’analyse des dynamiques actuellement à l’œuvre dans cet univers de la production d’information, avec leurs déclinaisons vertueuses autant que délétères, n’opposent pas une profession noble (celle de journaliste, pétrie de toutes ses règles éthiques et déontologiques) à une autre qui le serait moins (celle de communicant, caricaturalement envisagé comme un agent à la solde des objectifs interlopes de son employeur).
Bien davantage, il appert que l’irréductible fracture devant supposément opposer le journalisme à la communication résulte plus souvent des anicroches survenues dans ces situations au cours desquelles les meilleurs de l’une de ces professions ont été amenés à côtoyer les moins bons de l’autre… et nous aurons l’occasion de narrer ici des anecdotes qui ne manqueront pas pour démontrer que la pertinence, comme la médiocrité, s’épanouissent à l’envi et sans discrimination dans les deux univers...
Qu’en est-il alors vraiment de la cohabitation de ces deux mondes? C’est à cette question que Janus entend répondre, au fil des quelques chroniques consacrées à cette thématique qui suivront cette toute première du genre. Pourquoi Janus? Parce que, comme beaucoup d’autres, votre serviteur a connu une double carrière de journaliste et de professionnel de la communication et continue même à mener ces deux activités de front: la divinité mythologique romaine à deux têtes s’est alors imposée, moins pour illustrer la schizophrénie potentielle de ces professionnels hybrides de l’information que pour affirmer une volonté de porter un double regard sur ces deux professions et le rapprochement qu’elles connaissent parfois. Sans céder à la myopie d’une vision par trop unilatérale ni loucher sur son nombril.
Et pourquoi un pseudo? Pour dépersonnaliser les analyses qui seront partagées dans cet espace d’expression et qui devront dès lors être critiquées en tant que telles, davantage que sur la base de la personnalité qui les défend et de son parcours. À mes (quatre) yeux, l’ambition assignée à l’exercice gagne à faire l’économie de ce piège. Par ailleurs, la moitié journaliste de Janus entend préserver l’anonymat de sa source communicante: elle s’y est engagée auprès d’elle. Et cette moitié communicante ne boude pas cette coupable lâcheté de l’anonymat qui lui permettra de ne (presque) pas avoir honte des pires jeux de mots qui lui permettront par exemple d’affirmer que «Janus n’a jamais eu l’impression d’être entre deux chaises»: on se réjouit d’avance de ce genre de finesses, n’est-ce pas?
Le fait de renoncer à tout crin à leur rapprochement ponctuel peut parfois s’avérer suicidaire
Mais revenons à nos affiches! La confrontation de ces deux mondes des journalistes et des communicants n’a pas attendu la concurrence commerciale que se livrent deux titres appartenant à deux empires médiatiques, ni le déplacement de leurs forces de frappe respectives de l’étage de la rédaction à celui du marketing. La lutte entre ces deux logiques qui s’affrontent parfois dans l’espace public en placards de 2685×1280 mm se décline depuis toujours, et plus modestement au format A3, au sein même de chaque rédaction. On parle de ces affichettes qui flottent sous nos très helvétiques caissettes de journaux: ici déjà, l’information journalistique (celle contenue dans le «papier», au sens de l’article auquel elle fait référence) doit souvent s’effacer derrière le slogan, plus racoleur, grâce auquel l’éditeur veille à assurer la promotion de l’édition du jour aux fins d’en doper les ventes. Ainsi ces deux logiques du journalisme et de la communication cohabitent-elles souvent, s’affrontant parfois, se métissant, s’enrichissant ou s’appauvrissant. L’on verra même plus tard que le fait de renoncer à tout crin à leur rapprochement ponctuel peut parfois s’avérer suicidaire… Et que la stigmatisation d’un exercice au détriment de l’autre est rarement au bénéfice de ceux qui aspirent à instaurer une hiérarchie entre eux.
Je m’explique! Les malaises structurel et conjoncturel de la presse écrite en particulier et des médias en général se prêtent volontiers aux pleurnicheries sur la lente agonie de certains de nos titres et l’inexorable appauvrissement du paysage médiatique. Cette très factuelle observation est décrite comme une mise en danger de nos démocraties, au sein desquelles l’information, passant dorénavant par autant de nouveaux canaux, serait de moins en moins régie par des «professionnels de la profession» et pourrait, à ce titre, conforter des manipulations idéologiques de grande ampleur pensées dans le cerveau de marionnettistes ne craignant pas d’abrutir les masses. Et les regards journalistiques réprobateurs de converger vers ces nouveaux générateurs de contenus venus nombreux, à leurs yeux, aggraver ce mouvement, à moins qu’ils n’en soient même la cause.
Une analyse attentive de la quantité et de la qualité des éléments d’information et de désinformation ayant entouré quelques-uns des grands événements et autres faits de société majeurs au cours des dernières années rend difficile la remise en cause de ces craintes, fussent-elles parfois énoncées sans la nuance qu’apporterait un décryptage plus subtil de la situation.
Résumer la mauvaise santé de la presse au seul déplacement progressif du centre de gravité de l’information des médias traditionnels (soit des rédactions et de leurs journalistes) vers d’autres producteurs de contenus (services de communication, attachés de presse, agences…) procède en effet d’un raisonnement un peu court et fait la coupable économie de l’analyse de ses causes… L’on céderait ainsi à une facilité coupable si l’appréhension de ce mouvement complexe et de ses traductions protéiformes devait in fine se résumer à un bête renvoi, dos à dos, d’acteurs envisagés comme les deux faces opposées et irréconciliables d’un vieux vinyle. Pour filer la métaphore disquaire, une telle approche serait scientifiquement aussi pertinente que d’envisager la planète dans une supposée platitude et peuplée, sur la face A, de journalistes vertueux travaillant au sein de médias indépendants et mus par la seule obsession de livrer à la multitude une information objective, éclairée et édifiante, tandis que leurs avatars nourriraient quant à eux, depuis une sombre face B, des projets contre lesquels il conviendrait de se défendre.
Les études en «journalisme et communication» ont contribué à institutionnaliser la porosité des formations en les labellisant sous une bannière commune
Ceci reviendrait d’abord notamment à ignorer le fait que de plus en plus d’organes et de groupes de presse sont en mains d’actionnaires dont les motivations dépassent clairement l’amour de l’information et la volonté d’exercer un journalisme de qualité… Et ceci contribuerait également à nier le fait que la perméabilité de ces univers a largement été cautionnée par les journalistes eux-mêmes – à commencer par ceux qui enseignent dans ces universités, ces écoles et ces centres de formation en «journalisme et communication» et qui ont contribué à institutionnaliser la porosité des formations en les labellisant sous une bannière commune, sans craindre d’ailleurs d’avouer qu’ils le faisaient pour des raisons économiques!
Dans le milieu médiatique comme dans d’autres domaines économiquement et idéologiquement sinistrés, la crise et ses répercussions économiques, sociales et humaines catalysent des questionnements anxiogènes de divers ordres auxquels on ne craint pas d’apporter des réponses simplistes. Or, lorsqu’elle est envisagée par le seul prisme desdits journalistes (ils sont plus nombreux que les communicants à vouloir exorciser leur dépit par cette presque théorie décliniste), la thématique se résume trop souvent à cette crispation aussi clanique que stérile. Ce raccourci rend mal compte des changements profonds qui sont bel et bien intervenus au fil des dernières décennies sur la planète info et ne procède finalement que d’une forme d’autocélébration de journalistes avides de ressusciter le souvenir de la grandeur perdue de cette profession qu’on ne leur permettrait plus de servir comme elle le mériterait…
À ceux-là, et à ce stade, on se doit de rappeler que certains des titres dont ils rappellent la récente disparition ou prédisent la mort prochaine, comme pour conférer une intensité plus dramatique à leur propos, sont tout de même souvent morts des suites de toute une kyrielle de maladies honteuses: citons ici, pour faire simple nous aussi, la médiocrité de certains d’entre eux (ben si, il faut quand même le dire!) et leurs modèles d’affaires déontologiquement plus que questionnables, qui faisaient de ces journaux des supports de publicité les liant de facto à leurs annonceurs. Ceci ne doit toutefois pas nous faire renoncer à toute expression empathique à l’endroit des journalistes qui y ont perdu leur emploi: la perspective d’être privé de la déclinaison papier de son média n’est-elle pas d’autant plus douloureuse que l’on y a parfois pratiqué… un journalisme de merde? (note de la moitié communicante de Janus: c’est pas de la punchline, ça?).
Celui-ci les inféode aux plus bas instincts d’une opinion publique qui ne se singularise pas majoritairement par la hauteur de ses exigences
Pour parler encore de cette analyse résignée de la terrible pandémie qui décimerait tous ces médias et qui devrait nous faire porter un regard nostalgique sur l’époque de la «grande presse», il pourrait se révéler opportun de ressusciter une vingtaine de secondes (les minutes sont parfois inutilement longues!) le souvenir de ce temps glorieux des duels éditorialistes flamboyants. À cette époque, les meilleures plumes journalistiques ne craignaient pas de se réclamer d’une presse d’opinion pour deux raisons principales. La première, c’est qu’ils en avaient une (d’opinion), qui primait sur le néant de ceux qui les pleurent aujourd’hui et à laquelle ils ont préféré la facilité du sensationnalisme. Or, celui-ci les inféode aux plus bas instincts d’une opinion publique qui ne se singularise pas majoritairement par la hauteur de ses exigences. La deuxième (à l’époque, ils auraient même dit: la seconde, à cause qu’ils avaient fait latin à l’école, les pédants…), c’est qu’ils avaient appris (dans les mêmes écoles, si ça se trouve?) à séparer le fait du commentaire, ce qui correspond à ne pas imposer une lecture de l’actualité et prévient sa manipulation. Libre ensuite à chacun d’adhérer ou non à sa mise en abîme affirmée parallèlement par voie éditoriale.
Toutes les disparitions de journaux ne font pas forcément de mal à la presse
S’il en est à ce stade des qui ne voient pas là où c’est que je pourrais vouloir en venir avec ça que je dis, je vais tenter d’être plus clair: certains de ces médias que l’on pleure sont morts d’ennui et de fadaise, quand ce n’est pas de ce poison que les journalistes ont eux-mêmes contribué à diluer dans l’encre pâlotte d’un journalisme sans plus de squelette ni de tripe, servi par une langue pauvre, sorte de potage que même leurs coquilles ne parvenaient pas à pimenter. Bref, toutes les disparitions de journaux ne font pas forcément de mal à la presse. Ça aussi, c’est dit…
Par ailleurs, un certain nombre de journalistes ont commis cette autre erreur de croire que la préservation de leur autonomie et de la grande idée qu’ils se faisaient de leur profession passeraient par sa «bunkerisation», c’est-à-dire par une forme de muséification de postures et de principes grandiloquents. Cette attitude leur a surtout fait rater l’évolution des attentes de leurs lecteurs et lectrices, de leurs auditeurs et auditrices. A se refuser de ne jamais envisager leur public comme un client, précisément parce qu’ils étaient des journalistes et pas de vils communicants, ils ont ainsi organisé le divorce entre l’émetteur et le récepteur. Ils ont commencé à ne plus écrire que pour eux-mêmes, comme s’ils avaient cherché à faire la démonstration que des médias sans audience peinent à garantir leur survie économique. C’est gagné. Mais c’est ballot! Il ne s’agissait certes pas de ne donner à manger à leurs invités que ce qu’ils aiment, en renonçant à les surprendre et à découvrir de nouvelles saveurs. Juste, peut-être, eût-il été utile de vérifier sporadiquement qu’ils avaient faim ou qu’ils étaient bien à table…
Mais assez de ce strabisme qui nous ferait nous focaliser trop sur les journalistes et encourir le risque de renoncer à autopsier les pratiques de ces communicants qui se sont en effet imposés comme des producteurs de contenus, à un moment où de (nouveaux) consommateurs d’information devenaient effectivement moins attentifs sur son origine, sa source, sa vérification ou son traitement. Le concept de la «conférence de presse» et du «communiqué de presse» a ainsi ouvert les colonnes des médias à des «attachés de presse» dont les meilleurs sont parvenus à estomper la frontière entre leurs messages et le traitement médiatique qui en découlerait, dictant même l’agenda des rédactions en décidant à leur place des sujets à traiter. Ces communicants y sont parvenus d’autant plus facilement qu’ils étaient souvent des transfuges, soit d’anciens journalistes reconvertis dans la communication pour toute une série de raisons que nous aurons l’occasion de recenser. Ils connaissaient les codes du journalisme, la réalité des conditions de travail des journalistes et ont su leur livrer, clé en mains, des éléments sur mesure préformatés, quand ils n’ont pas nourri quelques-unes de ces proximités incestueuses qui ont pu, parfois, contribuer à abâtardir la belle profession de journaliste en lui faisant faire le lit (ou faire lit commun) avec la leur.
Le manque de scrupules des uns a rencontré le manque de résistance ou la paresse intellectuelle des autres
Les plus cyniques de ceux-là ont en effet su s’appuyer sur leurs anciens grands principes jusqu’à ce que ces derniers cèdent et que les digues se rompent. Le manque de scrupules des uns a rencontré le manque de résistance ou la paresse intellectuelle des autres. Et pendant que, dans les rédactions des quotidiens de presse écrite, les journalistes s’organisaient pour lutter contre la volonté de leurs éditeurs qui exigeaient d’eux de nourrir des sites internet, de faire une capsule vidéo ou un podcast audio en sus de leur article, les communicants les abreuvaient d’une information multimédia qu’ils produisaient eux-mêmes en accompagnant, voire en précédant les attentes des nouveaux consommateurs d’information.
Voici qui justifie donc de ne pas confronter l’univers des journalistes à celui des communicants, mais de plus opportunément envisager ces deux mondes sous l'angle culturel, sociologique et historique de leurs évolutions récentes et de leurs ambivalences, voire de leur complémentarité. Pour cela, l’analyse du déplacement des frontières mouvantes qui les séparent commande de s’éloigner des postures de façades qui ravalent l’analyse au rang de la diatribe, mélangeant le statutaire au statuesque dans ces postures frôlant l’imposture. C’est ce que nous vous proposerons de faire tout au long des chroniques suivantes.




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