Pourquoi l’identité numérique britannique nous concerne déjà
- Fabrice Epelboin
- 12 oct.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 oct.

Dans cet article:
L'argument démago de l'immigration
Le crédit social qui ne dit pas son nom
La monnaie numérique d'Etat
Alors que les Suisses viennent d’adopter l’identité numérique à travers une votation, les anglais, eux, ne passeront pas par un référendum – ils en gardent sans doute un mauvais souvenir. Le premier ministre Keir Starmer a été clair: l’identité numérique sera obligatoire pour quiconque prétend travailler en Grande-Bretagne, une mesure indispensable, selon lui, pour lutter contre l’immigration illégale. Un argument qui peut surprendre venant d’un travailliste, et qui fleure bon la démagogie. Ou pas.
Il est courant de justifier des mesures les plus liberticides avec les arguments les plus démagogiques, comme c’est le cas avec Chat Control: un projet de règlement européen imposant des mouchards dans toutes les messageries chiffrées utilisées dans l’UE afin de lutter – tenez-vous bien – contre la pédophilie. Par rigueur et par amusement, j’ai pris l’habitude depuis de nombreuses années de vérifier de façon systématique les arguments les plus démagogiques. Pour une fois, je n’ai pas été déçu du voyage.
Lorsqu'ils sont venus chercher les communistes
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas communiste.
Les migrants constituent, dans une Angleterre au bord de la guerre civile, une cible en passe de faire l’unanimité dont seule des ONG désormais inaudibles prendront la défense. Pratique – et démagogique – pour mettre en place un projet d’identité numérique sans soulever la moindre contestation populaire. Ni à droite, où on aura plutôt tendance à s’en réjouir, ni à gauche, où Gaza fait office de centre du monde en dehors duquel rien n’existe.
L’argument de surface, posé par le gouvernement de Keir Starmer, semble simple à première vue: sans identité numérique, pas moyen de travailler sur le sol britannique. Des expérimentations similaires, en Inde notamment, permettent de remettre en cause ce qui semble relever du bon sens. Mais on aurait tort de crier victoire face à une fake news aussi rapidement.
En fouillant les débats qui agitent la perfide Albion autour du sujet, on s’aperçoit vite qu’un secteur d’activité est tout particulièrement visé par cette mesure, du moins dans un premier temps. Celui de la «gig economy», cette partie de l’économie qui s’est uberisée ces dix dernières années, et dont les travailleurs – chauffeurs, livreurs, etc – représentent près de 10% de l’emploi en Angleterre. Des emplois où les migrants sont particulièrement représentés et où ils sont nombreux à travailler sans statut légal, tant il est aisé d’emprunter le compte Uber Pro d’une personne pour travailler à sa place. Et, on imagine, partager les revenus générés entre un migrant sans papiers, réduit à une forme moderne d’esclavage et un résident anglais possédant un statut légal et se livrant à ce qui s’apparente à de l’exploitation d’êtres humains.
«La domesticité dont profite la middle class des centre villes repose en partie sur ce qu’il convient de qualifier d’exploitation de la misère humaine»
Cette forme d’esclavagisme représenterait près d’un quart de la main d’œuvre de la gig economy, soit un peu plus de 2% des travailleurs en Angleterre, réduits à une forme moderne d’esclavage. On aurait tort de regarder avec mépris nos voisins anglais: les chiffres sur le continent européen ne sont sans doute pas plus glorieux. La domesticité dont profite la middle class déclassée des centre villes, qui lui permet bourgeoisement de profiter à la demande d’un chauffeur, d’un cuisinier, d’un livreur ou de personnel de maison, repose en partie sur ce qu’il convient de qualifier d’exploitation de la misère humaine. Le fait que cette même middle class urbaine vote majoritairement à gauche tient à cet égard d’un mélange flou de culpabilité refoulée, d’une bienséance bourgeoise honteusement héritée du XIXe siècle, et d’une hypocrisie solidement ancrée sur un aveuglement opportuniste.
Lorsqu’ils sont venus chercher les syndicalistes
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas syndicaliste.
Avec une identité numérique, cet esclavagisme moderne deviendrait compliqué, voire carrément impossible à mettre en œuvre. Surtout quand elle sera combinée à une autre technologie que les Anglais, comme les autres, préparent discrètement: les monnaies numériques d’État. L’équivalent en Livres sterling de l’Euro numérique promis par Christine Lagarde.
L’identité électronique deviendrait dès lors indispensable pour recevoir un paiement de la part des grandes plateformes de la gig economy – Uber, Deliveroo et consort – et permettrait de retenir au passage d’éventuelles cotisations. Ainsi, par la même occasion, que le paiement d’amendes et de taxes.
Les aides diverses versées aux migrants seraient, elles aussi, assujetties au même système: sans identité numérique, pas d’aides. Et elles pourraient être conditionnées à une multitude de facteurs propres à chaque individu.
Ce permis de travail que constitue l’identité numérique pourrait par ailleurs faire l’objet d’un geofencing. Entendez par là qu’il serait aisé d’attribuer à un migrant une autorisation de travail dans une zone géographique précise, afin de gérer leur répartition sur le territoire. Une possibilité que réfute le gouvernement Starmer, faisant mine d’oublier qu’il n’en a plus pour très longtemps à vivre et qu’il passera vite la main à une droite conservatrice qui n’aura pas la moindre difficulté à imposer une telle mesure.
Lorsqu’ils sont venus chercher les catholiques
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas catholique.
Mais là où la complexité technologique permet de lever le voile sur l’aspect parfaitement dystopique de ce qui est en train de se construire, c’est quand on intègre pleinement les possibilités offertes par les monnaies numériques d’État. Contrairement à l’argent qui arrive et repart de votre compte en banque, celui-ci est programmable, ce qui nécessite quelques explications:
Un Euro numérique pourra être programmé de façon, par exemple, à n’être utilisable que pour acheter de l’alimentation, comme un ticket restaurant. Et il pourra être personnalisé lors du transfert à un individu précis en fonction de celui-ci, en interdisant par exemple son utilisation pour acheter du tabac, si vous présentez un tableau clinique qui déconseille le tabagisme. Tout est possible. L’imagination des politiques publiques sera riche en trouvailles programmatiques dans les années qui viennent, on peut lui faire confiance. Pour une fois.
«L’argent versé pourrait également avoir une date d’expiration, pour en empêcher la thésaurisation et obliger les bénéficiaires à le réinvestir rapidement dans l’économie locale»
Bien sûr, on pourrait soustraire aux fonds versés par un employeur les cotisations et assurances obligatoires et en profiter pour prélever un impôt. L’argent versé pourrait également avoir une date d’expiration, pour en empêcher la thésaurisation et obliger les bénéficiaires à le réinvestir rapidement dans l’économie locale. On pourrait également contingenter les fonds à un usage sur le territoire anglais, afin d'empêcher qu’ils soient transférés à l’étranger, voire même limiter leur utilisation à une zone particulière du territoire, afin de cantonner les migrants à un territoire précis.
Mais tout ceci n’est que la partie émergée de l’iceberg. Ces paiements en monnaie numérique d’État pourraient également être personnalisés à l’occasion de leur transfert, en appliquant, par exemple, des règles de geofencing, ou en se laissant la possibilité de bloquer les fonds en cas de problème: expiration d’un titre de séjour, problème administratif à régler, ou toute autre raison qui ne manquera pas de surgir à l’occasion d’un débat parlementaire à venir.
Lorsqu’ils sont venus chercher les Juifs
Je n’ai rien dit
Je n’étais pas Juif.
La surveillance accrue des migrants soumis à cette combinaison technologique que sont l’identité numérique et les monnaies numériques d’État permettrait également de mettre en place un scoring pour chaque migrant, afin d’exclure du monde du travail ceux qui ne donnent pas satisfaction, ou de bloquer, en guise de sanction, les fonds correspondant à des aides d’État qu’ils ont déjà perçues. Au-delà de ça, tous les mouvements financiers effectués avec ces monnaies numériques d’État seraient facilement traçables. Fini l’esclavagisme mis en place par cette traite d’être humains consistant à faire travailler à sa place des migrants sur des comptes pro Uber et Deliveroo, qui nécessitent de disposer d’un statut légal.
La plupart de ces mesures et de ces lois existent déjà, mais sous une forme administrative propre au XXe siècle qui engendre des frais colossaux, des usines à gaz administratives pachydermiques et une efficacité aléatoire, et là encore, l’identité électronique et les monnaies numériques d’Etat promettent un système fluide et peu coûteux, une promesse qu’il est difficile de réfuter, tant le poids de l’administration pour gérer une telle complexité grève les comptes publics.
Puis, ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour protester.
Les Anglais qui manifestent quotidiennement contre l’immigration auraient tort de se réjouir de l’arrivée d’un tel arsenal technologique, car ils feront sans doute partie de ceux qui seront visés rapidement par ces technologies. Dans un pays où l’on procède à plus de trente arrestations par jour suite à la publication d’un statut sur Facebook ou Twitter, et où l’on a introduit la vérification de majorité pour accéder à une multitude de contenus – en débordant de très loin les contenus jadis réservés aux adultes pour empiéter largement sur une quantité de choses qui relèvent de l’information politique – il est aisé d’imaginer, demain, d’avoir à justifier de son identité avant toute publication sur un réseau social.
«Les possibilités de contrôle social que l’on peut construire avec le dispositif technologique en passe d’être déployé au Royaume-Uni donnent le tournis»
À partir de là, pour toute infraction à l’Online Safety Act, un contenu jugé «haineux» pourrait facilement donner lieu à une amende, prélevée directement sur une aide de l’État, une subvention, ou tout simplement ajoutée aux prélèvements fiscaux. Là encore, les économies seraient colossales et l’efficacité décuplée. Vu le climat social actuel en Angleterre, on imagine facilement que le seuil des trente sanctions journalières exploserait d’autant plus rapidement que l’application de la loi deviendrait non plus un poste de dépense, mais une source de revenus pour l’État.
Les possibilités de contrôle social que l’on peut construire avec le dispositif technologique en passe d’être déployé au Royaume-Uni donnent le tournis. Et commencer discrètement par les migrants s’avère une stratégie des plus intelligentes. S’imaginer qu’ils seront les seuls impactés relève cependant de la bêtise ou de l’aveuglement (ou des deux). Tôt ou tard, nous y aurons tous droit, tôt ou tard le concept de liberté financière s’imposera à tous, tôt ou tard, nous nous retournerons sur nos errements en nous demandant comment nous avons pu en arriver là. Ça commence par l’identité électronique, que même les Suisses, qu’on aurait pu imaginer arcboutés sur de telles libertés, ont adopté nonchalamment début octobre. Ça continuera avec les monnaies numériques d’État, et à partir de là, tout ou presque devient possible.
Seriez-vous prêts à une identité numérique pour travailler? Pourquoi/Pourquoi pas?
Oui
Non




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