La série «Adolescence»: fiction choc ou trouble réalité?
- Malvina Veneziano
- 29 juin
- 5 min de lecture
Ils fantasment sur le pouvoir, méprisent les femmes, et se retrouvent dans les coins sombres du web. Longtemps ignorée, la culture incel est désormais sur nos écrans grâce à la série Adolescence, jusque dans les salles de classe. Mais que révèle vraiment ce phénomène? La série de Netflix interroge sur une jeunesse en quête de repères et sur les dangers d’une radicalisation affective nourrie par l’isolement, le numérique et le vide émotionnel.

Après le Royaume-Uni et les Pays-Bas, la France a choisi de diffuser la série Adolescence, diffusée sur Netflix, dans ses établissements scolaires. La ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, a annoncé la mise en place de séances de sensibilisation au sexisme, à la cyberviolence et à la radicalisation, en lien avec la gendarmerie et l’association e-Enfance.
Une mesure inédite, qui confirme l’impact de cette fiction et soulève une question centrale: la série reflète-t-elle une réalité croissante, ou participe-t-elle à créer un phénomène par sa propre mise en scène?
Adolescence raconte le meurtre d'une lycéenne par un camarade de classe, un adolescent influencé par des discours misogynes circulant en ligne. Bien qu’il ne se soit pas identifié comme incel, ses propos s’en inspirent clairement: peur des femmes, frustration, ressentiment et volonté de domination. L’impact de la série a été tel que plusieurs pays, dont la France, ont décidé de l’intégrer dans des programmes de sensibilisation en milieu scolaire.
Le phénomène incel a pris de l’ampleur ces dernières années, notamment avec la pandémie de Covid-19. Isolement, temps d’écran prolongé, solitude affective: un terrain propice à la radicalisation en ligne. La culture incel se développe sur des forums comme 4chan, Reddit, Telegram ou encore le blog TheRedPill, où des hommes, sous couvert d’entraide, entretiennent des discours haineux envers les femmes et la société:

Le mot incel, contraction de involuntary celibate, a été inventé dans les années 1990 par une femme canadienne pour désigner les personnes en souffrance affective. L’idée initiale était de créer un espace de soutien bienveillant. Le terme a depuis été détourné pour désigner une communauté très active en ligne, où certains fantasment ouvertement sur des violences sexuelles et meurtrières. Urban Dictionary, dictionnaire collaboratif populaire, en donne un aperçu glaçant: un incel est décrit comme un homme frustré, misogyne, persuadé que les femmes lui doivent du sexe.
En fouillant les contenus incels présents sur le dark-web, nous sommes tombés sur des vidéos et des blogs hébergés sur des plateformes comme Rumble, un équivalent de YouTube apprécié dans ces sphères, où prennent la parole des figures anonymes telles que @DarkcellForever. Dans l’un de ses témoignages, il évoque son isolement, l’absence d’accès aux soins psychologiques, la pression des normes viriles et le repli sur les forums. Des espaces où, selon lui, les jeunes trouvent une forme d’écoute qui peut rapidement tourner à la radicalisation.
Et quand cette radicalisation franchit le seuil du fantasme, elle peut devenir meurtrière. Depuis 2014, plusieurs hommes se réclamant de la culture incel sont passés à l’acte. Elliot Rodger, devenu une figure centrale du mouvement, a tué six personnes en Californie avant de se suicider. D’autres ont suivi: à Toronto, Plymouth, Istanbul, et même en France, où un jeune homme a été interpellé pour avoir glorifié Rodger et préparé une attaque. En Suisse, le harceleur en série Freddy C. illustre une version plus insidieuse: celle du cyberharcèlement de masse des femmes, revendiquant les propos incels.
Pour confronter la fiction de la série Adolescence à la réalité, on a interrogé des experts du terrain. Ueli Mäder, professeur émérite de sociologie à l'Université de Bâle et à la Haute École de travail social, est spécialiste des inégalités sociales. Selon lui, la série reflète bien une réalité existante, mais au risque de la simplifier. Les jeunes, dit-il, ne créent pas ces discours, ils reproduisent ce que valorise la société: pouvoir, compétition, domination. Le manque de modèles masculins positifs et l’effet polarisant des réseaux sociaux alimentent une crise identitaire. Pour lui, l’école a un rôle à jouer, en renforçant les liens sociaux et en développant la pensée critique. Il met en garde contre une médiatisation sensationnaliste, qui peut transformer ces discours en objets de fascination.
«Les jeunes sont des enfants de leur temps. Ils imitent les conditions existantes et réagissent à ce qu'on leur montre. Cela inclut la misogynie et la haine»
Pr. Ueli Mäder
Lors d’une discussion avec la proviseure du collège Liberté de Drancy, elle nous a confirmé que si le harcèlement scolaire reste une réalité, aucun incident lié à la culture incel n’a été constaté dans son établissement, ni dans les collèges voisins. Elle considère que la série ne reflète pas la réalité quotidienne de son lycée, mais reconnaît l’influence croissante des réseaux sociaux sur la construction affective des adolescents. Suite aux inquiétudes de plusieurs parents après la diffusion de la série, des séances de sensibilisation ont été organisées avec l’association e-Enfance et la gendarmerie. Elle insiste sur l’importance du rôle de l’école, mais aussi des familles, pour encourager les interactions sociales réelles et encadrer l’usage du numérique.
En échangeant avec l'association e-Enfance, nous avons discuté de diverses actions dans les collèges et lycées visant à protéger les jeunes dans le domaine numérique, ainsi que de formations destinées aux enseignants et aux parents. Ces formations avaient été mises en place bien avant la diffusion de la série Adolescence. Il est vrai que le harcèlement, en particulier envers les jeunes filles, était déjà un problème prévalent avant que n'apparaisse le show de Netflix. Toutefois, l'association a constaté qu'aucun cas de passage à l'acte ou de violence physique n’a encore été enregistré. Le sujet central demeure l'accès et l'utilisation de la pornographie, ainsi que l'importance de sensibiliser les jeunes à la sexualité dans le cadre de leur vie en ligne.
«De nombreux jeunes ont le sentiment de ne pas être recherchés. La dépression est fréquente chez les 15-24 ans. Et le renforcement militaire propage de nouveaux mythes héroïques»
Pr. Ueli Mäder
À Nogent-sur-Oise en France, le 10 juin 2025, un collégien de 14 ans a poignardé à mort une surveillante dans la cour de son établissement. D’après les informations publiées par Le Figaro, l’adolescent aurait déclaré avoir voulu tuer «une surveillante, n’importe laquelle». Le jeune a été décrit comme étant sans compassion, fasciné par la violence, en perte de repères. Aucun lien avec la culture incel n’a été établi à ce stade, ni même évoqué. Mais certains éléments résonnent malgré tout avec les constats des spécialistes interrogés dans cette enquête concernant le jeune protagoniste d'Adolescence: une froideur émotionnelle, un vide affectif, une difficulté à exprimer autrement qu’à travers l’acte extrême.
J'avais visionné cette série peu après sa sortie sur Netflix et j'avais été très impressionnée par la justesse des acteurs et actrices. Le réalisateur a également fait preuve de beaucoup de sensibilité et de finesse car il s'agit d'un thème très difficile à appréhender. Toutefois, je trouve regrettable que beaucoup d'observateurs et notamment d'observatrices n'aient retenu que le thème du masculinisme à l'instar de Mme Ann-Sophie Jahn qui avait réalisé un documentaire sur Bertrand Cantat. Je regrette qu'elle ait comparé les deux affaires. L'une, la série étant une fiction et l'autre un fait divers sordide. Cette série pourtant n'a pas manqué de mettre en avant le harcèlement dont le garçon était une victime. Hélas, certains et certaines ont quelque …