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Quand la pauvreté du langage alimente la violence chez les jeunes

La baisse du niveau de langage et de vocabulaire chez les jeunes jouerait un rôle dans l’augmentation des comportements violents, selon certains spécialistes. Une parole appauvrie réduirait les capacités d’expression, de gestion des conflits et d’empathie. Enquête sur un lien aussi discret que déterminant.

jeunes en colère
© Flickr/Canva

Les cas de violence chez les jeunes sont en hausse en Suisse comme en France. Dans le même temps, dans les cours d’école comme sur les réseaux, un langage appauvri s’installe, court, haché, souvent brutal. Selon des spécialistes, le recul des compétences linguistiques pourrait nourrir l’agressivité. Faute de vocabulaire, comment dire sa colère, poser ses limites, ou simplement être entendu?

 

Déclin mesurable des compétences linguistiques

 

En France, près de 20% des élèves entrant en sixième présentent de graves lacunes en lecture et en compréhension, selon les évaluations nationales du ministère de l’Éducation nationale. L’INSEE estime qu’un adulte sur dix ayant suivi sa scolarité en France est en situation d’illettrisme.

 

En Suisse, les résultats PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) 2018 sont sans appel: 24% des élèves de 15 ans ne maîtrisent pas les compétences minimales en compréhension de l’écrit. En 2022, la même enquête établit à environ 25% les élèves suisses n’atteignant pas le niveau minimal de compétence en lecture défini par l’OCDE. D'autre part, une étude suisse de 2016 signale une baisse constante du niveau d’orthographe depuis les années 1950, avec une nette accélération au cours des deux dernières décennies – un constat particulièrement alarmant dans l’enseignement supérieur.

 

En 2021, en France, 9 élèves de CM2 sur 10 faisaient 15 fautes ou plus dans une dictée standard de 67 mots, contre 1 sur 3 en 1987. Selon une enquête de 2015, 10% de la population ne posséderait qu’un vocabulaire actif de 400 à 500 mots, contre 5000 mots en moyenne auparavant.

 

«Les élèves en conflit sont très vite bloqués par les mots qui leur manquent»

— Marie Pedroni, enseignante

 

encadré

En Suisse, une enseignante de français valaisanne dans le Secondaire I a tiré la sonnette d’alarme dans un livre intitulé Désolé pour l'orthografe, publié en 2023. Marie Pedroni constate des lacunes en vocabulaire, une difficulté à lire des phrases trop longues et une baisse de la syntaxe, notamment. Elle nous confie que des enseignants abandonnent parfois l'étude de certains textes, devenus trop difficiles.

 

L’enseignante qui précise qu’il s’agit d’une observation qui mérite des études plus poussées pour établir un lien de causalité, explique: «On remarque, quand on est témoin de conflits entre élèves, qu’ils sont très vite bloqués par les mots qui leur manquent. Quand on a des sentiments à exprimer sans pouvoir les extérioriser par les mots, cela peut devenir physique. À défaut d’avoir les mots à poser sur son ressenti et de comprendre ce que l’autre en face nous exprime.»


Plus de cours de français en apprentissage


Depuis la réforme fédérale de 2023, les personnes en formation dans les secteurs de la vente et du commerce n'ont plus de cours de français, en Suisse romande.


Une pétition nationale intitulée «Ne dévalorisons pas l’apprentissage! Ne privons pas les apprentis de l’étude de leur langue!» a été lancée en janvier dernier, afin d'instiller une réflexion et un retour en arrière. L'écrivain et enseignant de philosophie Quentin Mouron, signataire de la pétition, s'inquiète de voir les jeunes travailleurs privés de leur citoyenneté en étant dépossédés de leur habilité à communiquer et à comprendre convenablement ce qu'on leur demande.


«Il est normal que la langue évolue avec l'époque, le problème ne réside pas tant dans la matière que dans la pratique de la langue, nous explique-t-il. Elle s'enrichit à l'oral, mais s'appauvrit à l'écrit. Si la personne en formation ne comprend pas l'énoncé de ce qu'on lui demande, c'est problématique.»

 

Moins de mots, plus de violence?


Et si la montée des violences n’était pas seulement une question d’écrans, de démission parentale ou de TikTok ? Et si elle trouvait aussi racine dans une incapacité à s’exprimer?

 

Le célèbre linguiste Alain Bentolila travaille sur l’illettrisme des jeunes depuis de nombreuses années et autant d’ouvrages. Ancien professeur à l'université Paris-Descartes, ancien membre de l’Observatoire national de la lecture (1996-2008) et de l’agence nationale de lutte contre l'illettrisme, il est également officier de la Légion d'honneurofficier des Arts et lettres et officier de l'ordre national du Mérite. Il a obtenu, en 1997, le grand prix de l’Académie française pour son livre «De l’illettrisme en général et de l’école en particulier». Pour lui, le lien entre baisse du niveau de langage et augmentation de la violence chez les jeunes est évident.

 

Contacté par L’Impertinent, Alain Bentolila explique que les choses s’aggravent au niveau de l’impuissance linguistique: «Quand je ne peux pas laisser une trace de moi-même sur l’intelligence d’un autre, quand je ne peux pas exister de façon pacifique en ayant quelqu’un en face qui reçoit une part de mon esprit, cette incapacité-là va inciter un jeune – ou un moins jeune – à laisser d’autres traces, comme celles du vandalisme ou de la meurtrissure. Le propre de l’homme est de laisser une trace de lui-même dans ce monde qu’il sait devoir quitter un jour.

«Je disparais, mais pas tout à fait, et je confie à d’autres le soin de savoir que j’ai été»

— Alain Bentolila, linguiste

 

Chacun a conscience de sa singularité. Celle-ci s’accompagne de la conscience qu’elle est éphémère et qu’elle disparaîtra un jour ou l’autre. C’est là qu’interviennent le langage et l’écriture. C’est la réponse que l’Homme a trouvée, il y a 2500 ans, pour apaiser cette horreur, cette absurdité de la conscience qu’un jour, il ne serait plus. L’Homme a inventé l’écriture pour répondre à sa condition très particulière qui est la conscience qu’il est mortel. Je disparais, mais pas tout à fait, et je confie à d’autres le soin de savoir que j’ai été.»

 

«La conscience de n’être rien est à la source de la violence»

— Alain Bentolila, linguiste

 

«Inscrire d’autres marques dans la chair d’un autre ne sont que des appels au secours de ceux qui ne savent pas, qui n’ont pas su apprendre que la langue était la meilleure voie pacifique pour exister et entrer en relation avec les autres», ajoute-t-il.

 

En parallèle à notre interview, le professeur Bentolila nous a fait parvenir un texte rédigé pour L’Impertinent dans le cadre de notre enquête. Le voici, ici, dans son intégralité:



Plusieurs études ont mis en lumière le lien entre difficultés langagières et comportements violents: une recherche publiée dans le Journal of Abnormal Child Psychology (2015) révèle que les enfants ayant un retard de langage sont plus souvent sujets à des comportements agressifs. Les chercheurs Amanda Rose et Steven Asher ont aussi démontré qu’une bonne compétence verbale favorise la résolution pacifique des conflits.

 

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Alarmisme et évolution naturelle?

 

En 2023, des linguistes francophones de plusieurs pays se sont insurgés, dans un tract, contre ce qu’ils considèrent comme «la diffusion massive d’idées fausses sur la langue française». À rebours des discours alarmistes, ils défendent l’idée que la langue évolue, que l’usage se mesure et s’étudie, et que le français n’est ni figé, ni propriété exclusive d’un pays. Dans Le français va très bien, merci, ceux qui se surnomment les «linguistes atterrés» nagent à contre-courant, avec des affirmations telles que: Le français n’est plus «la langue de Molière», Le français n’appartient pas à la France, Le français n’est pas «envahi» par l’anglais, L’écriture numérique n’@bime pas le français, ou encore Le français n’est pas «massacré» par les jeunes, etc. et Le français n’est pas en «péril» face à l’extension du féminin.

 

Contacté, ce collectif n’a pas répondu à nos sollicitations. Nous avons donc demandé à Alain Bentolila son opinion sur la thèse des linguistes atterrés, aux yeux desquels le professeur passe pour un «conservateur réactionnaire». Une étiquette abusive à ses yeux.

 

«La richesse d’une langue se mesure par le pouvoir d’argumentation et d’analyse qu’elle donne à chaque citoyen, répond-il. Or, ces gens – qui ne méritent pas le titre de linguistes – pensent qu’une langue est riche parce qu’on accumule, année après année, des mots nouveaux qui viennent s’ajouter aux autres. Mais une langue n’est pas un dictionnaire, c’est ce dont chaque citoyen dispose pour défendre son point de vue, et pour accepter avec vigilance le point de vue d’un autre et qui nous permet de vivre ensemble. Qui nous permet de comprendre, d’analyser et de dépasser nos différences. La langue est faite pour parler à celui qui ne me ressemble pas, pour lui dire des choses qui ne lui plairont pas.»


3 comentarios


ffk159
ffk159
il y a 9 heures

Merci pour votre article, je suis consterné de constater à quel point certains linguistes sont en-deçà de la réalité. On avait pu le constater durant la période covid, il y a des experts qui ont des intérêts particuliers à défendre certains arguments et d'autres sans conflits d'intérêts qui eux , sont ostracisés.

L'auteur du commentaire précédent (eric.videlier) met en évidence les sombres desseins du pouvoir en place : "Le meilleur moyen de détruire une démocratie, c'est de saper ses fondations même etc." Vous avez Michel Desmurget (La fabrique du crétin digital) qui fait vraiment une synthèse des études scientifiques sur le sujet. L'auteur : "Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute dans l'histoire de…

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eric.videlier
il y a un jour

Un très grand merci pour cette article qui met le doigt sur l'une des conséquences de l'appauvrissement de l'enseignement de la langue (parlée et écrite), appauvrissement sciemment voulu par la majorité des élus qui influencent, très souvent négativement, le travail des enseignants. J'ai été formateur pour adultes, et j'ai eu la tristesse de constater que le niveau baisse d'année en année, y compris dans des métiers pourtant qualifiés d'exigeants. Quant aux juniors de l'association dont je suis membre, cela devient affligeant, au point que parfois je me demande si on peut encore dire qu'ils parlent en français. À noter que cette chute accélérée de la maîtrise de la langue a ses corollaires: montée exponentielle du fascisme, perte d'intérêt pour une vie…

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tfarjon
tfarjon
il y a un jour

C'est normal, l'anglais envahit le paysage, le 90% des entreprises ont des slogans en anglais, avec l'anglais on peut s'exprimer avec 500 mots, même sur Youtube ou on voit ds vidéos aux tires en français qui sont en anglais... Perso je n'arrive plus du tout a communiquer, je suis totalement autarcique, mes rapports sociaux sont réduits a bonjour, au revoir merci. je n'ai aucun ami et sa ne me dérange même plus j'ai grandi dans la solitude, école primaire a la maison, De plus je suis bipolaire et autiste depuis 1972! Alors franchement je suis arrivé au point ou je suis indifférent a tout! Apathie totale!

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