Amèle Debey

8 juil. 20219 Min

«Il y a toujours eu conflit entre démocratie directe et situation extraordinaire»

Mis à jour : mars 29

Olivier Meuwly est docteur en droit de l’Université de Lausanne. Auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'histoire suisse, l'histoire des partis politiques et l'histoire des idées, c'est un fin connaisseur de la scène politique de notre pays. A ce titre, L’Impertinent s’est entretenu avec lui au sujet, notamment, de la loi Covid-19, attaquée pour la seconde fois par des opposants qui craignent pour l’avenir de la démocratie directe.

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Amèle Debey, pour L'Impertinent: récolter 60’000 signatures en six semaines, un record?


 
Olivier Meuwly: C’est un nombre considérable en effet. Mais on est quasiment à la fin du délai référendaire. Néanmoins, si le nombre de signatures approche des 100’000 à la fin, ce sera un bon résultat pour les opposants à la loi.


 
Un de leurs arguments est que cette loi confère les pleins pouvoirs au Conseil fédéral, ce qui représente un risque pour la démocratie directe. Est-il crédible, selon vous?


 
On peut le trouver crédible, jusqu’à un certain point. Mais il faut se souvenir que la Constitution a prévu des modalités d’action en cas de circonstance extraordinaire pouvant déroger aux mécanismes démocratiques, par le droit d’urgence, largement utilisé en 1914 et en 1939. La loi sur les épidémies prévoit également un volet d’intervention par-delà les règles usuelles. Et cette loi n’a pas fait l’objet d’un référendum. Donc l’idée a été reconnue assez vite.


 
Il n’empêche qu'en soi, on peut se poser la question. D’ailleurs, en 1914, l’usage des pleins pouvoirs par le Conseil fédéral, que le Parlement lui avait accordés, avait déclenché pas mal de polémiques. On disait que le Conseil fédéral avait exagéré. Il y avait eu, je crois, pas loin de 8000 arrêtés, ordonnances ou autres, réglant fort loin la vie des Helvètes. Mais c’était en temps de guerre.


 
Il y a donc toujours eu conflit entre démocratie directe et situation extraordinaire. Durant la guerre de 14, certains, notamment chez les conservateurs, se sont demandé si la démocratie directe n’était là qu’en période de beau temps. Sans aller dans le droit d’urgence, durant la même guerre 14-18, il y avait des sujets qui devaient être validés. Alors que le Conseil fédéral avait largement les moyens de court-circuiter les procédures de démocratie directe, il a malgré tout accepté de d’y soumettre, parfois contre l’avis du Parti radical alors dominant. Il avait bien fait, car le peuple lui avait donné raison.


 
Ainsi, le fait d’interroger cette organisation particulière, extraordinaire, qu’est le droit d’urgence et qui ne peut se mettre en place qu’en opposition à la démocratie directe en tant que telle, est légitime. Je pense que les opposants vont trop loin dans leur argumentation, mais la question est réelle.


 
Que voulez-vous dire par «ils vont trop loin»?


 
La première fois déjà, on ne savait pas très bien ce qu’ils voulaient ou ne voulaient pas. L’argumentaire des référendaires n’était pas toujours très clair à mon avis. Mais, sur le fond, la question, elle, est légitime.

«Le Conseil fédéral aura toujours tendance à dire que la situation n’est pas encore réglée»


 
On pourrait aussi se demander si ça n’est pas un peu tard pour promulguer cette loi, alors qu’on est à près de deux ans du début de l’épidémie?


 
Si on revient sur le cas spécifique de la loi, je suis entièrement d’accord avec vous. Le référendum pose plus de problèmes qu’il n’en résout. En 45, après la guerre, le Conseil fédéral avait continué à utiliser les pleins pouvoirs qu’il avait reçus, sous prétexte qu’il y avait encore beaucoup de choses à mettre en place, à résoudre. Qu’on ne pouvait pas perdre son temps avec les procédures usuelles au Parlement et devant le peuple. Et c’est une initiative populaire, lancée en 49 par la Ligue vaudoise, qui intima l’ordre au Conseil fédéral de revenir à la vie politique normale.


 
Il y a donc toujours une tension. Même sans accuser le Conseil fédéral de mauvaises intentions, il aura toujours tendance à dire que la situation n’est pas encore réglée. C’est naturel.


 
On a l’impression que cette loi vient polariser encore plus un débat qui l’était déjà gravement...


 
Je suis entièrement d’accord. Je crois qu’il faut distinguer les questions de fond que vous abordiez au début de notre conversation et ces deux référendums, qui me paraissent peu adéquats. Le premier baignait dans un grand mélange, puisqu’il laissait entendre que la loi aurait permis de décréter la vaccination obligatoire, ce qui était faux. Cela ne rendait pas le référendum très crédible.


 
Les réseaux sociaux ont modifié la façon de faire de la politique. Notre système ne devrait-il pas être adapté en conséquence?


 
Ce sera sans aucun doute un grand débat. Mais adapté à quoi, comment?


 
Par exemple: le nombre de signatures nécessaires à un référendum devrait-il être revu à la hausse? Puisqu’aujourd’hui il est devenu plus facile, grâce aux réseaux, de mener le projet à bien?


 
Récolter des signatures n’est pas aussi facile qu’on le croit. Ceci dit, concernant les signatures, il y a un élément qui pour moi devrait obligatoirement entraîner une hausse du nombre de signatures: ce ne sont pas tant les réseaux sociaux eux-mêmes que le fait de pouvoir signer par voie électronique. Au niveau du nombre, c’est là que je vois le problème principal.


 
Toute initiative est pour moi est légitime. S’il y a un nombre conséquent de personnes qui décident de soutenir telle ou telle idée, ce n’est pas innocent. En revanche, si on facilite l’accès à la signature, alors là oui, le nombre de signatures devrait être relevé.


 
Et, plus globalement, pensez-vous qu’il faille changer notre façon de faire sur le plan politique?


 
Je ne pense pas. Les réseaux sociaux sont des amplificateurs. Les polémiques existent depuis le début. C’est l’amplification de ces polémiques sur la base de détails et d’éléments plus ou moins insignifiants qui perturbe les esprits, à juste titre.

«Si on interdit les fake news, autant interdire la politique... »


 
C’est un sujet délicat, qui nous ramène, par exemple, à l’idée émise un fois par Macron de proposer un loi interdisant les fake news. Si on interdit les fake news, autant interdire la politique, ce sera plus simple... Parce que, pour chacun, ce que dit son adversaire est faux, évidemment. Après, pour savoir où est la vérité absolue, ce sera aux historiens, aux journalistes, aux juristes, dans leurs métiers respectifs, de pouvoir peut-être éclaircir la chose.


 
Il est délicat de vouloir imposer des règles pour adapter la vie politique et démocratique à un effet, aussi important soit-il, que le phénomène des réseaux sociaux. On voit les problèmes de la liberté d’expression dans le cadre de la cancel culture et les débats que cela pose.

Quelles règles pourrait-on établir pour invalider les réseaux sociaux? Comment prouver qu’il y est dit des bêtises? Les journalistes, les historiens et les juristes savent très bien que si la vérité était limpide, il n’y aurait pas de procès, ni d’histoire.


 
Pour revenir au référendum: cette période est fascinante en cela qu’elle démontre l’étendue des possibilités de notre système démocratique. Est-ce que cela ne va pas à l’encontre des arguments des opposants qui dénoncent parfois une manipulation de l’Etat?


 
Oui, clairement!


 
C’est une des raisons qui m’inspire de profonds doutes quant aux motivations des opposants. Je vois surtout un grand nombre de contradictions. C’est très conforme à l’air du temps, à l’individu très paradoxal qui parcourt nos villes et nos campagnes. Ce référendum me semble incarner le phénomène des gens qui veulent tout et son contraire.


 
Il est toujours gênant de recourir au terme «complotiste», mis à toutes les sauces. Comme tous ces mots utilisés à tort et à travers, il finit par perdre toute sa signification, parce que finalement tout le monde peut être complotiste aux yeux d’un autre. Mais il n’empêche que je trouve, à titre personnel, que leurs arguments sont fortement exagérés.


 
C’est plutôt sain de voir la population utiliser les outils qu’on lui met à disposition pour faire entendre sa voix...


 
Ah oui, clairement! C’est pour cette raison que je ne suis pas partisan d’augmenter le nombre de signatures nécessaires à une votation, sous réserve de l’exception que je mentionnais tout à l’heure. Lorsqu’il y a 50’000 à 100’000 personnes pour lancer un référendum ou une initiative – même pour les vaches à cornes – cela signifie quelque chose. Ce n’est pas un hasard. Et je pense que la Suisse peut se féliciter d’avoir pu résoudre la question des minarets par cette voie-là, alors que les autres pays ne savent pas comment empoigner les questions que pose l’islam dans nos sociétés occidentales. Ce sujet appartient souvent à ceux que l’on souhaite cacher sous le tapis. Nous, on n’a pas de tapis. Le tapis est sur la table, si j’ose dire! Le sujet est clair, qu’on le veuille ou non.


 
Les vaches à cornes, on en a rigolé, mais à tort selon moi. J’étais contre cette initiative, mais elle était inscrite dans l’air du temps par rapport au bien-être animal, par rapport au lien entre l’homme à la nature. C’était un sujet éminemment actuel, qu’on le veuille ou non. C’était inévitable qu’un de ces grands débats actuels se cristallise par une initiative.


 
Un jour, je suis sûr qu’on aura un débat sur la largeur des étables en Suisse.


 
Si un référendum dit toujours quelque chose, qu’est-ce que cette mobilisation dit, selon vous?


 
Que c’est un problème actuel. La société, ou une partie de la société, attend des réponses. D’ordinaire, ces sujets-là parvenaient par capillarité au sommet de l’Etat par les strates politiques naturelles, dont le Parlement reste quand même un échelon important. La Suisse avait renforcé cette transmission des problèmes par la démocratie directe. Les Parlements à l’étranger font moins ce travail et surtout moins bien.


 
La démocratie directe permet de contourner la lenteur éventuelle des Parlements et d’obliger le monde politique, et donc la société, à prendre position. A s’interroger, même sur des questions très pointues: avions, OGM, vaches à cornes, accords internationaux, etc... La démocratie directe modèle l’ordre du jour politique et la droite, la gauche, tout le monde doit s’exprimer. Souvent, de ces rencontres émergent des solutions innovantes. Le monde politique et le gouvernement sont obligés de prendre en compte les problèmes que le peuple soulève, d’une façon ou d’une autre.


 
Est-ce que le fait qu’il n’y ait pas eu de votation sur l’accord-cadre signifie qu’il ne s’agissait pas d’une problématique dans l’air du temps?


 
Si. Mais la problématique n’a pas de rapport direct avec la démocratie directe. Même si tout le monde a poussé des cris d’orfraie, à droite comme à gauche, le Conseil fédéral n’a fait qu’anticiper un échec programmé. Il faut être logique.


 
La démocratie directe – certains le lui reprochent, mais je trouve que c’est une qualité – oblige à une discussion en amont entre tous les acteurs: politiques, associatifs, société civile... Le fait que ces outils déclenchent des processus de discussion permet aux uns et aux autres de pouvoir revoir leurs positions. Et là, en effet, le Conseil fédéral n’a pas voulu – peut-être a-t-il eu raison – aller au clash.


 
D’ailleurs, la décision du Conseil fédéral ouvre paradoxalement plus de portes qu’elle n’en referme. Peut-être que si le Conseil fédéral avait laissé faire, il y aurait eu une votation qui nous aurait bloqués. Là, les Conseillers fédéraux, au risque de se faire reprocher un certain manque d’énergie, ont peut-être rendu service à la vie politique suisse en rendant possibles d’autres combinaisons à l’avenir. Mais c’est une hypothèse.


 
Parce que chez nous, le gouvernement n’a pas le dernier mot. Il peut y avoir d’autres mouvements qui peuvent corriger ceci, impulser cela et faire avancer malgré tout les réformes par le biais de compromis et d’arrangements entre les différents acteurs.


 
Pour en revenir à la loi Covid-19: si elle passe, y aura-t-il un moyen de contrôler le Conseil fédéral?


 
La Constitution permet, quoi qu’il en soit, au Conseil fédéral de prendre des mesures en cas de guerre, en cas de menaces, en cas de nécessité, en cas d’urgence. C’est quelque chose qui existe et qui n’est pas contredit. Le référendum attaque des mesures spécifiques.


 
Peut-être que, si la loi est refusée, cela aboutira à une modification de la Constitution. Ou à une adaptation du droit d’urgence. Ce n’est pas impossible. Si cela débouche sur des restrictions au droit d’urgence, la démocratie directe aura joué son rôle en obligeant le pouvoir fédéral à organiser différemment le droit d’urgence, à appliquer différemment la Constitution.


 
On a toujours dit, lorsqu’un objet pouvait sembler malheureux, que la démocratie directe était en danger. Mais je ne le crois pas. Lorsqu’il a fallu voter sur les vaches à cornes, pour reprendre cet exemple, certains ont prétendu que le système était malade. Or non, il n’est pas malade du tout. Au contraire!
 

Ça vous a marqué, cette histoire de vaches à cornes...


 
Mais oui! Parce qu’on l’a tellement critiqué à tort et à travers, et j’admets que c’est assez pittoresque, à priori. Quand on veut montrer les excès apparents de la démocratie directe, mais aussi sa nécessité, je crois que c’est l’exemple le plus fabuleux que nous ayons sous la main pour montrer en quoi elle peut surprendre, mais aussi toute sa richesse.


 
La démocratie directe peut permettre des choses étonnantes, mais ce n’est pas un signe de mauvaise santé, au contraire.


 
Quels sont vos pronostics pour les prochaines votations: la loi Covid sera-t-elle à nouveau acceptée?


 
Je pense a priori que le peuple suisse confirmera le premier vote, mais il faut rester vigilant: cela dépendra beaucoup de l’évolution de la lutte contre la pandémie.


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