Nouveaux tarifs de l’électricité: les inégalités derrière les promesses d'efficacité
- Invité de la rédaction
- il y a 4 jours
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Les fournisseurs d’électricité veulent passer au «temps réel»: des tarifs dynamiques où le kilowattheure grimpe ou baisse selon la charge du réseau. En théorie, on consomme quand ça déborde et on freine quand ça manque. En pratique, sans équipements connectés ni temps à y consacrer, l’avantage s’évapore… et l’équilibrage du système bascule sur chaque foyer. En 2026, la Suisse entre dans cette ère: derrière cette promesse d’efficacité se cache un véritable changement de paradigme.

Analyse de Laurent Guinnard*, ingénieur en énergie et explorateur technologique
Après la crise des prix, la Suisse adopte à son tour un modèle déjà répandu en Europe. En 2026, plusieurs distributeurs – Romande Énergie, Groupe E, CKW et EKZ – lanceront des offres de tarifs dynamiques optionnels. L’objectif: rendre le réseau plus flexible, sans surinvestir dans les infrastructures.
Derrière cette modernisation technique se cache pourtant une question politique: faut-il que le consommateur gère lui-même la stabilité du système? Celui qui n’a ni les bons appareils, ni le bon horaire, ni le bon portefeuille risque bien de payer la flexibilité des autres.
Cette évolution n’arrive pas par hasard. Depuis deux ans, la Suisse découvre un marché de l’électricité plus volatil que jamais: flambée des prix, menaces de délestage, incertitude hivernale. Les tarifs dynamiques apparaissent comme une réponse à cette instabilité, un moyen de responsabiliser les usagers tout en lissant les pointes de consommation.
Mais une question subsiste: les tarifs dynamiques sont-ils un outil intelligent de transition, ou un dispositif qui risque de désavantager les foyers aux usages peu flexibles?
Pourquoi maintenant?
En Suisse, l’électricité a longtemps été d’une ennuyeuse stabilité: un prix quasi plat, une facture prévisible, un service silencieux. Puis le choc: +27% en 2023, +18% en 2024. L’ElCom le note noir sur blanc: le ménage-type est passé de 26.95 ct/kWh en 2023 à 32.14 ct/kWh en 2024.
La cause? La tempête parfaite: flambée du gaz, indisponibilité nucléaire française, renchérissement du charbon et du CO₂. Résultat: un marché de gros en crise. En 2025, un léger répit (-10%), et 2026 s’annonce encore en baisse (-4%). Mais le palier reste haut – et surtout plus volatil.
Depuis l’hiver 2022-2023, le doute s’est installé: le Conseil fédéral reconnaissait que des pénuries hivernales «ne peuvent pas être exclues» et préparait des mesures de délestage. Il a même instauré une réserve d’hiver pour prévenir tout risque de blackout.
Sur ce terrain mouvant, les distributeurs testent une nouvelle voie: rendre la demande plus agile au lieu de renforcer le réseau à tout prix. Les tarifs dynamiques s’imposent comme la traduction concrète de cette stratégie: faire varier le prix au jour le jour pour inciter les ménages à consommer quand le courant abonde, et lever le pied quand il se raréfie. Autrement dit, l’électricité entre dans l’ère du temps réel; celui qui ne s’adapte pas, paie.

Comment ça marche, concrètement?
Les tarifs dynamiques, ce sont des prix de l’électricité qui changent toutes les heures, voire tous les quarts d’heure. À charge pour chacun d’adapter sa consommation: chauffer l’eau sanitaire à 3h, lancer la lessive à 13h, ou charger sa voiture électrique au moment où l’électricité est la moins chère. L’objectif technique: soulager le réseau en décalant les usages vers les périodes où l’électricité abonde.
Le principe est simple: consommer au bon moment, c’est économiser; consommer au mauvais, c’est payer plus.
Mais dans la pratique, tout le monde n’a pas la même capacité à jouer le jeu. Une expérimentation suisse l’a montré: de simples messages d’information n’ont pas suffi à modifier les habitudes. Ce n’est qu’avec des incitations monétaires claires que les consommateurs ont déplacé leur consommation vers le milieu de la journée – en réduisant celle du soir.
Autrement dit, sans automatisation, la flexibilité reste une promesse théorique. Peu de gens consulteront la courbe des prix avant de lancer leur lessive. Et sans appareils programmables ou pilotés, impossible d’optimiser ses usages sans y passer ses soirées. On le fait déjà difficilement avec les heures pleines ou creuses. L'expert indépendant Florent Jacqmin, explique, sur le blog de la Romande Énergie: «[…] un client qui consommerait essentiellement aux heures les plus chères verrait sa facture augmenter. À l’inverse, le même client qui dispose de moyens de flexibilité […] pourra en tirer un bénéfice intéressant».
Reste qu’on ne va quand même pas faire cuire ses pâtes à 3 heures du matin.
En 2025, ces offres étaient encore optionnelles, voire embryonnaires. Dès le 1ᵉʳ janvier 2026, le nouveau cadre légal reconnaît explicitement les tarifs dynamiques d’utilisation du réseau et en fixe des garde-fous. Les tarifs dynamiques sont encouragés pour l’efficacité du système, mais pas obligatoires: le tarif standard demeure disponible. Mais pour combien de temps?

Déplacer la consommation vers les creux peut réduire – ou au moins retarder – certains renforcements de réseau. «Notre démarche s’inscrit dans le moyen-long terme. […] D’ici 2030 nous souhaitons qu’une partie non-négligeable de la flexibilité sur notre réseau de distribution soit optimisée en fonction du tarif Vario et que la rémunération de cette flexibilité (économies de ces clients) soit inférieure aux coûts de renforcements économisés», a expliqué Peter Cuony, Responsable Produits du Groupe E. Romande Énergie de son côté parle d’un «art du juste prix». Encore faut-il avoir les instruments – et le temps – pour pratiquer son art.
L’idée est pertinente mais elle risque de troquer des investissements collectifs contre des contraintes pour chacun: comprendre la tarification, adapter ses usages, et peut-être acquérir des appareils.
En parallèle, certains fournisseurs ajustent leurs plages d’heures creuses pour qu’elles correspondent davantage à la charge réelle du réseau – un mouvement qui tend à rapprocher les tarifs usuels de la nouvelle tarification dynamique (p. ex. Romande Énergie, Groupe E).
Pour certains, le déploiement massif des compteurs «intelligents» (mal nommés, ces compteurs sont surtout «communicants») suggère qu’il existe peu de marge pour infléchir la révolution qui est en marche.
Quelles implications pour les ménages?
Certains ménages peuvent y gagner. Ceux qui disposent d’un véhicule électrique, d’un chauffe-eau piloté, d’appareils programmables, d’une installation solaire avec batterie, et d’une certaine flexibilité (télétravail) partent avec un net avantage et contribueront à contenir les coûts du système.

En évitant des achats de pointe très chers, ces décalages soulagent les congestions locales, facilitent l’intégration du solaire et contribuent à stabiliser les prix de gros. La flexibilité individuelle crée un gain collectif – à condition qu’elle reste accessible à tous.
Quand la flexibilité manque, l’asymétrie apparaît: beaucoup à perdre, peu à gagner – pour la majorité sans flexibilité. Une part des foyers – notamment les locataires – qui ne peuvent ni décaler, ni stocker, encaissent la variabilité des prix sans pouvoir la compenser.
À l’inverse, une minorité équipée capte l’essentiel des bénéfices. Le jeu semble délicat et potentiellement déséquilibré.
Comment s’en sortir?
Débrancher les appareils en veille ne suffira pas. Avec des tarifs dynamiques, l’enjeu est de déplacer et piloter les usages pour profiter des creux et éviter les pointes – sans (trop) sacrifier le confort.
Adapter sa routine à la courbe des prix devient un geste du quotidien: charger la voiture ou chauffer l’eau quand l’électricité est bon marché, reporter la lessive ou la cuisson quand elle augmente, et laisser la technologie gérer le reste.
En résumé, il faut convertir la flexibilité en francs: chaque usage capable d’attendre quelques heures devient un amortisseur face à la volatilité des prix.

Reste la réalité pratique: tant que l’installation n’est pas aisée et que l’information demeure incomplète, l’essentiel de l’effort revient aux ménages. À part le compteur communicant installé par le fournisseur, les équipements modernes restent à leur charge – un investissement non négligeable.
L’essor du solaire rend l’électricité plus propre mais aussi plus variable: comme les prix s’effondrent à midi quand tout le monde produit, seuls l’autoconsommation et le pilotage des usages permettent d’en tirer pleinement profit.
Moderniser le marché, sans creuser les inégalités?
En tarification dynamique, l’usager pilote sa facture: décaler, éteindre… ou payer. Le tarif linéaire existe toujours, mais une part de la volatilité est désormais exposée au client. Pour s’y retrouver, un garde-fou de transparence s’impose: «Dans le cas d’un tarif dynamique, le tarif moyen doit être indiqué sur la facture; les détails du tarif doivent être visibles dans le portail client», déclare Antonia Adam, responsable médias et communications d'ElCom.
Reste que la transparence n’efface pas les écarts de capacité à s’adapter. Dans ce nouveau jeu, le propriétaire d’une villa équipée (panneaux solaires, domotique, batterie) part avec une longueur d’avance; le locataire, avec une vieille cuisinière électrique et des horaires contraints, dispose de peu de leviers. Le risque, c’est que la facture d’électricité devienne un indicateur social de plus.
On entre dans une ère où chaque kilowattheure aura son heure. Reste à savoir si tout le monde pourra vivre à ce rythme.

Conclusion
En 2026, les tarifs dynamiques restent optionnels. S’ils constituent un progrès technique, ils exposent le quotidien des clients à davantage de volatilité. Les ménages moins équipés ou contraints financièrement en pâtissent. Ce choix substitue, en partie, des investissements collectifs à une charge accrue pour les foyers: on transfère au citoyen la charge de compenser des fragilités du système électrique.
Plutôt que d’investir dans des infrastructures solides, les fournisseurs – sous l’égide du législateur – délèguent une partie de la responsabilité – et des coûts – aux ménages.
Les tarifs dynamiques ne sont pas qu’un outil de transition: ils impliquent un transfert de risque. En clair: celui qui n’a pas les bons appareils, le bon horaire ou le bon portefeuille risque de payer la facture de la flexibilité des autres. Et si on l’accepte sans débat, demain l’électricité sera pour le ménage comme l'assurance maladie pour l’assuré: un système où le choix affiché n’est qu’une illusion, et où la facture grimpe pour ceux qui n’ont pas la flexibilité requise.
Loin de rejeter la tarification dynamique, il s’agit d’en garantir l’équité. Sans accompagnement technique et social, la transition risque de fracturer au lieu de créer de la cohésion.
La flexibilité peut être un bien commun – à condition qu’elle ne devienne pas un privilège individuel.
Guidé par le regard curieux de ses enfants, *Laurent Guinnard transforme chaque sujet en terrain d’exploration. Informaticien précoce – il comptait ses LEGO en hexadécimal –, il suit un parcours jalonné de défis: ingénieur dans un labo d’optique quantique, cofondateur d’une entreprise d’électronique, puis spécialiste des bâtiments à très haute performance énergétique. Ingénieur électricien de formation et autodidacte obstiné, il aborde technique, écologie et informatique sans dogme: démêler, vérifier, expliquer.
