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Article rédigé par :

Damien Lefauconnier, Paris

Syrie post-Assad: le nouveau régime fait déjà taire les voix dissidentes

Alors que les premières élections depuis la chute d’Assad ont eu lieu et que le nouveau président par intérim multiplie les rencontres diplomatiques, des journalistes et activistes en exil dénoncent un climat de répression, en Syrie et à l’étranger, à l’encontre des personnes qui critiquent le nouveau gouvernement. L’un d’eux a fui le pays, début novembre, après avoir été sévèrement battu et emprisonné. L'Impertinent a pu s'entretenir avec lui.

Al-Sharaa
© DR

La journée du 10 novembre 2025 restera dans l’Histoire comme celle qui a vu un président syrien accueilli à la Maison Blanche. Barbe taillée, l’œil vif, sourire aux lèvres, l’homme qui a mis fin à la dynastie des Assad a reçu des honneurs jamais prodigués à un dirigeant du pays.


Un an s’est écoulé depuis la chute du régime, tenu d’une main de fer par la même famille depuis plus de cinq décennies. Et, à l’international du moins, le mythe du djihadiste devenu libérateur, espoir d’une stabilisation du pouvoir après quatorze ans de guerre civile, s’enracine un peu plus à chaque rencontre diplomatique.

 

Si personne n’imagine que la Syrie changera d’un coup de baguette magique, les attentes sont bien présentes: celle que le pays deviendra fréquentable, que les relations entre communautés pourront s’apaiser, que la venue d’investisseurs étrangers permettra la relance d’une économie exsangue. Et, que tout du moins, Ahmed Al-Sharaa, qui promet la tenue d’une élection présidentielle d’ici quelques années, ne reproduira pas le régime de terreur imposé durant des décennies par le clan Assad.

 

Les témoignages de trois journalistes et activistes pour la liberté d’expression viennent assombrir cet horizon des possibles.


«Al-Sharaa considère que ceux qui croient en la démocratie sont des infidèles»

 

21 novembre dernier. Laith al-Zoubi, figure de l’opposition anti-Assad et journaliste (médias syriens, saoudiens et égyptiens notamment), partage une courte vidéo du logement où il vient de trouver refuge, après avoir été exfiltré de Syrie quelques jours plus tôt. Un canapé, un lit, les volets semblent fermés. Pour sa sécurité, son nouveau pays d’accueil ne peut être mentionné. Expulsé d'Égypte en janvier dernier après avoir exigé que le consul syrien au Caire remplace le drapeau baasiste par celui de la révolution syrienne, l’homme n’aura passé que huit mois dans son pays, après douze ans d’exil forcé.

 

D’après ses dires, Laith Al-Zoubi a été arrêté le 21 septembre à son domicile familial de la ville de Sahnaya (proximité de Damas), pour avoir publiquement critiqué le nouveau pouvoir en place. «Je ne pensais pas qu’ils viendraient me chercher chez moi. Ils m’ont juste dit: «prends ton passeport et ta carte d’identité». C’est la nouvelle Syrie, beaucoup d’activistes sont détenus sans raison, et vous n’avez pas droit à un avocat», assure-t-il. Il affirme avoir passé une semaine en prison, dans une cellule d’isolement. «Le premier jour, ils m’ont vraiment défoncé, pendant au moins quarante minutes, avec des bâtons et des tuyaux, dans le dos, sur la poitrine, en me traitant de tous les noms, comme 'fils de pute, etc', explique l’activiste, contacté via une application internet. Quelques jours plus tôt, il avait partagé sur les réseaux sociaux des photos de son corps contusionné, couvert d’énormes ecchymoses.

 

Laith
© DR

Laith Al-Zoubi affirme avoir été privé d’eau et de nourriture durant deux jours. «Le troisième jour, ils m’ont dit que je ne sortirais pas si je ne signais pas un papier attestant que je ne critiquerai pas ce gouvernement, ni le ministre de l’Intérieur (Anas Khattab, ancien membre du groupe État islamique en Irak, puis, en Syrie, du Front al-Nosra et d’Hayat Tahrir Al-Sham) ni aucun ministre. J’ai accepté au bout du septième jour et ils m’ont laissé regagner mon domicile», témoigne le journaliste.

 

Laith Al-Zoubi s’est fait expulser de la Syrie en 2013 par les autorités. Témoin, depuis son exil en Égypte, de la prise du pouvoir par le fondateur du groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Sham, il affirme n’avoir jamais cru en une transformation d’Ahmed Al-Sharaa en un homme politique fréquentable. «Je l’appelle le Serpent, parce qu’il paraît doux à l’extérieur, mais il a du venin dans les dents. Pour moi c’est toujours un djihadiste et il le restera. Il considère que ceux qui croient en la démocratie sont des infidèles, qu’ils sont contre l’Islam», affirme-t-il.


«Nous sommes passés d’une dictature séculaire à une dictature islamique»

Laith Al-Zoubi estime que les douze ans d’exercice du pouvoir du groupe armé Hayat Tahrir Al-Sham dans la province d’Idlib, dont Al-Sharaa était le leader jusqu'à la nomination d’un successeur, sont la preuve que, peu à peu, le gouvernement durcira sa pression sur la population civile. «Ils ont procédé à de nombreuses exécutions, par exemple de personnes qui avaient eu des relations sexuelles hors mariage. Ils ont également attaqué des bataillons de l’Armée libre syrienne (ASL, armée de type révolutionnaire qui a combattu les forces loyalistes et des groupes djihadistes affiliés à Al-Qaïda, le groupe État islamique et HTS durant la guerre civile). Ils étaient contre la révolution. Je pense qu’aujourd’hui, Al-Sharaa manipule les pays occidentaux, exactement comme Assad le faisait. Nous sommes passés d’une dictature séculaire à une dictature islamique», estime-t-il. «Cet homme est très dangereux. Déjà en 2015, ils ont attaqué la minorité druze à Idlib, également des Sunnites qui étaient contre Assad. Avant, nous n’avions pas de problème avec les minorités alaouite et druze», affirme Laith Al-Zoubi.


La rencontre avec Vladimir Poutine – allié d’Assad, et qu’Al-Sharaa est allé visiter à Moscou au mois d’octobre dernier – est également, pour l’activiste, un très mauvais signal pour l’avenir. «Vous savez ce qu’ils nous ont fait les Russes? Ils nous ont bombardés. J’ai perdu deux cousins dans des frappes aériennes (à partir de 2015, l’armée russe a appuyé l’armée loyaliste). Bientôt, Al-Sharaa attaquera les Kurdes, l’accord d’intégration (des Kurdes au sein de la société syrienne) sera annulé, et il utilisera les tribus et les combattants du groupe État islamique pour cela», assure-t-il.



Le journaliste est intarissable en exemples qui, selon lui, feront de la Syrie «un régime comme en Iran». En témoignent l’arrestation de l’avocat Mazen Arja en juin dernier (un événement relaté par l’ONG Syrian Network for Human Rights), «détenu et torturé pendant plus de soixante jours, alors qu’il tentait de trouver une issue politique avec les militants druzes. Lui aussi a été forcé de signer un papier attestant qu’il ne critiquerait pas le nouveau gouvernement», affirme Al-Zoubi. Ou encore, la nomination au sein d’un «comité pour la paix civile» affilié au gouvernement de Fadi Sakr, ex-chef de la milice des «Forces de défense nationale», qui a combattu pour le régime syrien durant toute la guerre civile. Un homme accusé de crimes de guerre et libéré en juin dernier.

 

Le message vocal envoyé en octobre dernier par son père à Hazem Dakel est sans appel: il doit «cesser de soutenir les porcs druzes» sous peine que lui et sa famille soient assassinés, transformés «en brochettes.» Contacté, ce Syrien exilé en Suède a accepté d’être interviewé, après que l’information a circulé parmi la diaspora et sur internet.


«Ma famille vit dans la province d’Idlib, un jour ils (des miliciens progouvernement) sont venus proférer ces menaces. Mon père a eu très peur, et leur a dit qu’il ne partageait pas mes opinions», explique Hazem Dakel, dont le tort supposé est de s’être publiquement exprimé sur les réseaux sociaux. «Après les atrocités sur les Alaouites et dans la région de Soueïda, je faisais partie de ceux qui condamnaient les crimes contre les Syriens. Nous avions tous vu les vidéos d’abus systématiques: les meurtres de jeunes hommes, des jeunes femmes enlevées, des personnes âgées religieuses humiliées. Comment quelqu’un qui se prétend “révolutionnaire” peut-il justifier ce genre de pratiques?», questionne le journaliste, dont la majorité des publications sur internet concernent l’actualité suédoise. 


hazem
© Instagram

«J’ai pris la menace très au sérieux, j’ai réduit mes interventions sur les réseaux, je fais plus attention à ce que je dis. Mais il n’y a pas eu qu’une menace: j’ai reçu des dizaines de messages similaires, des insultes, du harcèlement, des menaces de mort explicites. De nombreux confrères sont visés de la même façon (il nous donne des noms que nous tairons, ndlr). Un journaliste syrien progouvernement vivant aux Pays-Bas fait très souvent des captures d’écran de mes posts et les publie avec des commentaires comme «votre opinion?», explique-t-il.


Kidnappé dans la province d’Idlib en 2014, le journaliste, qui travaillait pour la télévision et la presse écrite syriennes, a réussi à fuir avec sa famille et fait partie des 1,3 millions de Syriens ayant trouvé refuge dans les pays européens. Il travaille aujourd’hui pour l’audiovisuel public suédois et n’envisage pas de revenir dans son pays d’origine. «De nombreux Syriens vivant en Europe sont très inquiets. Ils comprennent très bien que le nouveau régime n’est pas nécessairement plus pacifique, plus démocratique, ou plus tolérant que les Assad. Les menaces sur les droits civils, les minorités, les journalistes et sur les voix d’opposition sont toujours bien réelles. Elles ont simplement changé de forme», assure Hazem Dakel.


«Même en dehors de la Syrie, la peur, la polarisation et des réseaux d’intimidation nous poursuivent»

«Le monde entier célèbre la chute d’Assad, mais nous sommes nombreux à craindre que l’autoritarisme, l’extrémisme et la violence politique n’aient pas disparu. Le fait que ce gouvernement soit dirigé par quelqu’un qui a un passé djihadiste devrait soulever de vraies interrogations», affirme le journaliste. «Pour la première fois depuis soixante ans, un leader sunnite gouverne la Syrie. Certains disent: "oui, ce ne sont pas de bonnes personnes, mais ils sont comme nous, ils nous ressemblent" (environ 75% de la population syrienne est de confession sunnite, la famille Assad est issue de la minorité alaouite, une branche du chiisme). D’autres affirment: "qu’est-ce que vous espérez qu’il fasse? Il a hérité d’un pays détruit"», explique-t-il.


Hazem Dakel affirme que des pressions bien réelles sont exercées, en dehors du territoire syrien, sur des membres de la diaspora, dont une ONG syrienne basée à l’étranger (contactée, la structure a évité les questions sensibles, nous dissimulons son identité). «Cela illustre le niveau d’intimidation et l’environnement hostile qui entoure les actions civiques indépendantes et toute critique des nouvelles autorités. En théorie, les Syriens en exil peuvent parler librement des développements en cours. Mais dans la pratique, non, pas sans conséquences. Même en dehors de la Syrie, la peur, la polarisation et des réseaux d’intimidation nous poursuivent», affirme Hazem Dakel.

 

Rencontré en France, Tarek (le prénom a été changé) avoue vivre difficilement sa disparition volontaire des réseaux sociaux depuis la chute du régime Assad. Pendant la guerre civile, et malgré la réception d’incessantes menaces de mort, il avait continué à rester actif sur la scène publique. Auprès d’ONG, de journalistes, de médias, lors de conférences. Le journaliste, qui a collaboré avec de nombreux médias du Moyen-Orient, parle aujourd’hui d’une «menace invisible» à un niveau sans précédent.


«Certains Sunnites appellent à tuer des Sunnites modérés et maintenant, ils ont la nationalité française»

«Cette menace, vous pouvez la sentir, mais pas la toucher. Beaucoup de Syriens, de journalistes ont peur. Même ici, à Paris, certains Sunnites appellent à tuer des Sunnites modérés comme moi, des Alaouites, des Druzes, des Kurdes. Et maintenant, ils ont la nationalité française. Je pense par exemple à (le nom a été masqué, ndlr) un interprète actif dans des administrations françaises: il propage un discours de haine envers les Sunnites modérés, les Druzes, les Kurdes, les Alaouites, et il vit à Paris. Il est possible que quelqu’un vienne me trouver dans la rue pour me frapper, me punir», explique le journaliste.

 

Tarek craint que le nouveau maître de Damas n’enferme la Syrie dans une nouvelle dictature, en copiant le schéma du pouvoir qui a permis aux deux dictateurs successifs de ne pas être inquiétés. «Le frère d’Hafez Al-Assad, Rifaat al-Assad, contrôlait l’armée. Son neveu, Rami Makhlouf, contrôlait l’économie. Maintenant deux frères de Jolani/Al-Sharaa (Abu Mohammed al-Jolani est le nom de guerre d’Ahmed Al-Sharaa) sont au gouvernement, ils contrôlent l’économie, les investissements et les affaires de la Présidence (Maher Al-Sharaa est Secrétaire général de la Présidence; Hazem Al-Sharaa, d’après notamment une enquête de Reuters, serait en charge d’un comité économique chargé de piloter la restructuration de l’économie syrienne). L’un de ses cousins et beaux-frères est maire de Damas (Maher Marwan. Des propos confirmés par le journaliste Ali Al-Karmli, sur le média indépendant syrien 7al.net. Ce dernier ajoute qu’il est soupçonné d’actes de tortures). Donc c’est la famille, c’est exactement le même phénomène», assure Tarek.


Le journaliste cite également un troisième frère du président par intérim: Jamal Al-Sharaa, dont le nom apparaît dans une enquête de Reuters. Avant d’être interdit d’activité commerciale, en août dernier, par Ahmed Al-Sharaa lui-même, le dénommé Jamal aurait dirigé, pendant plusieurs mois, «diverses entreprises, y compris des sociétés d'importation-exportation et de tourisme». Il «était devenu une attraction dans les halls et les restaurants d'hôtels haut de gamme, où il se faisait conduire dans une berline Mercedes Classe S noire avec des vitres teintées et sans plaques d’immatriculation», affirme l'agence de presse.


«Vous ne pouvez pas faire confiance à quelqu’un qui a appartenu à ce putain d’Al-Qaïda pendant vingt ans»

Tarek tient à dénoncer le mythe du retour heureux d’un million de Syriens (selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, HCR) dans le pays depuis la chute d’Assad. «Et d’où reviennent-il? Du Liban, de la Turquie, où ils subissent le racisme et l’oppression. J’ai été en contact avec des Syriens vivant dans des pays européens. Des personnes modérées qui ont voulu faire valoir leurs qualifications, leur expérience. Ils ont été refoulés et menacés. Les personnes qui reviennent sur place s'aperçoivent de la grande misère dans laquelle les gens vivent, et que la corruption est toujours présente à un très haut niveau.», estime-t-il.


«Les Syriens sont en train de bouillir, car ils comprennent que la justice transitionnelle est oubliée (pour juger notamment les complices d’Assad). Certains soutiennent Jolani, non pas parce qu’ils l’apprécient, mais parce qu’ils ont peur qu’Assad revienne. Pour moi, c’est une Belle au bois dormant (sleeping beauty, un conte de fées, ndlr). Al-Sharaa est peut-être un nouvel Assad. Vous ne pouvez pas faire confiance à quelqu’un qui a appartenu à ce putain d’Al-Qaïda pendant vingt ans», affirme Tarek.

 

Début octobre ont été organisées les premières élections législatives depuis la chute de Bashar Al-Assad. Un scrutin indirect (via des collèges de grands électeurs) lors duquel un tiers des sièges a été pourvu à discrétion du président par intérim. Certaines provinces (Soueïda et une zone contrôlée par les Kurdes) ont vu leur scrutin reporté ou annulé, laissant 21 sièges vacants sur 210.

 

D’après le HCR, plus de 4,5 millions de Syriens vivent toujours à l’étranger. Ils n’ont pas participé à ce scrutin, qui se voulait un balbutiement de démocratie après plus de cinquante ans de dictature.

1 commentaire


xeniagamulin
il y a une minute

Les membres d'al qaida ou de l'état islamique sont des extrémistes religieux dont le but ultime est la destruction de la civilisation occidentale et l'avènement de l'islam rigoriste dans le monde entier. Croire qu'un extrémiste religieux va se transformer du jour au lendemain en défenseur de la démocratie et des minorités est d'une naïveté absolue. Après la prise de pouvoir des djihadistes, les massacres de minorités ont commencé très vite: d'abord les Alaouites, pour les punir d'avoir soutenu le clan Assad, puis les Druzes, car ce sont à leurs yeux des hérétiques, tout ceci dans le silence assourdissant des médias grands publics occidentaux. Les suivants seront les Chrétiens (ceux qui n'ont pas encore quitté le pays), les Kurdes, et finalemen…

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