Rassemblements pour la Palestine: cinquante nuances de mobilisation
- Damien Lefauconnier, Paris
- il y a 5 jours
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Alors qu’une nouvelle campagne militaire israélienne est en cours dans la bande de Gaza, les manifestations pour la Palestine ont pris de l’ampleur. En France, elles accueillent un public aux profils très différents: des citoyens émus par le sort de la population civile et qui se veulent non-partisans, aux militants antisionistes qui soutiennent l’action des groupes armés palestiniens.

La statue de Marianne, qui trône au milieu de la Place de la République, a été investie par des dizaines de manifestants. Certains portent des keffiehs noirs et blancs, d’autres des drapeaux aux couleurs de la Palestine, du Liban, de l’Algérie, ainsi que des représentations de Georges Ibrahim Abdallah, un militant communiste libanais, incarcéré en France pour sa responsabilité dans plusieurs attentats.
Des policiers forment un cordon serré pour contenir les 4000 personnes. De très nombreuses affiches et banderoles évoquent les événements en cours au Proche-Orient: «Gaza saigne et nos cris passent sous silence»; Le sang des innocents crie plus fort que vos discours».
Au micro, les prises de parole enflammées de responsables associatifs s’enchaînent. La manifestation a été organisée par le collectif Urgence Palestine, créé en 2023, et visé par une procédure de dissolution, engagée par le ministère de l’Intérieur, pour des motifs avancés d’apologie du terrorisme, de provocation à la haine et des appels à l’intifada sur le sol français.
Après un chant entonné en arabe par une jeune réfugiée palestinienne, arrivée en France quelques semaines plus tôt, la place reprend en chœur «Free, free Palestine», tous poings levés.
«Je ne peux pas vraiment dire que je comprends ce conflit»
Depuis l’annonce de la nouvelle campagne militaire israélienne visant officiellement à prendre le contrôle de la bande de Gaza, plusieurs pays ont connu des rassemblements aux proportions importantes: jusqu’au million de manifestants revendiqué au Bangladesh le 12 avril, 80'000 personnes à Bruxelles le 11 mai, également selon les organisateurs. En Espagne, 50'000 personnes se sont réunies à Madrid le 10 mai, 3 000 à Berne le 24 mai.
En France, plusieurs rassemblements se sont tenus dans une vingtaine de villes durant le mois de mai, alors que le président français, Emmanuel Macron, semble sur le point de reconnaître la Palestine en tant qu’État. L’évolution des événements au Proche-Orient a peu à peu persuadé Lilian et Marion, étudiants en école d’ingénieur, de participer à leur première manifestation pour le Proche-Orient. «Je ne peux pas vraiment dire que je comprends ce conflit», avoue Marion, «mais à force de regarder des vidéos et de lire les informations, j’y pense tous les jours, et je craque souvent», confie-t-elle. Très prudents sur leurs propos, les deux amis affirment avoir fait le déplacement «uniquement contre les horreurs de la guerre». «Et je dénonce également l’antisémitisme», ajoute aussitôt Lilian, conscient des lourdes accusations qui pèsent sur ces rassemblements. «Il faut que ce massacre s’arrête. Avec les infos dont nous disposons, ça donne vraiment la sensation que le combat n’est pas équitable, que c’est juste Israël qui annexe un autre pays impuissant», estime le jeune homme.
Dans un contexte de propagande, et d’impossibilité pour les observateurs et journalistes étrangers de se rendre dans la bande de Gaza, chacun est renvoyé à sa propre analyse.
Devenu le révélateur qui permet de mettre des chiffres sur les innombrables vidéos de bombardements qui circulent chaque jour, la question du nombre de morts total est centrale pour les manifestants.
D’après le Hamas, unique source de terrain pour la production de bilans d’ensemble, le décompte était de 54'249 morts et 123'492 blessés au 29 mai 2025, des données reprises dans la plupart des médias occidentaux.
«Je ne suis pas antisémite, mais les sionistes sont mes ennemis»
Estelle (le prénom a été changé), 15 ans, une lycéenne très engagée pour la Palestine, estime que ces estimations reflètent la réalité: «Je pense que si on croise les sources, que plusieurs personnes les répètent, c’est plutôt fiable, mais forcément cela ne peut pas être ultra-précis», juge-t-elle. «Après, quand on regarde les vidéos de l’état de la bande de Gaza, le niveau de destruction, cela ne paraît pas aberrant de dire 50'000 morts», ajoute-t-elle, en expliquant regarder des contenus sur TikTok et Instagram créés par des Palestiniens, écouter France Inter, la radio publique française la plus écoutée, et suivre quelques médias de presse écrite.
Un cri est lancé au micro: «Ce n’est pas une guerre, c’est un génocide». La foule reprend en chœur plusieurs fois d’affilée. Chaïma, 22 ans, éducatrice de jeunes enfants, adhère complètement avec ce discours: «Je pense qu’il n’y a pas de combat, tout simplement. On nous ment. En tous cas cela restera des zones d’ombre, car on n’en voit pas et pour moi, c'est un génocide», affirme-t-elle. «Quand on voit des bébés décapités, quand on voit des mamans qui enterrent leurs enfants chaque jour, et parfois ne peuvent même pas les enterrer. Je ne suis pas antisémite, mais les sionistes sont mes ennemis. Israël est un pays voleur, il n’existera jamais à mes yeux», lance-t-elle.
Moins affirmatif sur l’absence de combats (de façon régulière les brigades Al-Qassam, branche armée du Hamas, publient des vidéos d’actes de guerre; au 26 mai 2025, le gouvernement israélien affirme que 858 soldats ont été tués depuis le 7 octobre, dont 416 lors de combats dans la bande de Gaza), Kamel, conseiller en assurances, soutient sans réserve l’action des groupes armés palestiniens. «Peut-être qu’il y a des combats sporadiques, mais pour moi le Hamas est une armée de résistance, c’est un libérateur», soutient le quinquagénaire, persuadé que «leur objectif ultime est la création de la Palestine. Après, se pose la question de leur sacrifice, après avoir pris les armes.»
Soutenir publiquement le Hamas, suivant la teneur des propos, est une posture passible de sanctions pénales dans de nombreux pays, notamment, de l’Union européenne, aux États-Unis, au Japon, en Australie, au Canada, où l’organisation est classée comme terroriste. Au lendemain des meurtres de deux employés de l’ambassade d’Israël aux États-Unis, le 21 mai dernier, par un Américain qui n’a a priori aucun lien avec le Proche-Orient et qui affirmé qu’il avait agi «pour la Palestine», le Premier ministre israélien a accusé ceux qui «encouragent» le groupe armé palestinien d’être en partie responsables, en nommant plusieurs pays occidentaux. Kamel, qui milite pour la Palestine depuis plusieurs décennies, pense que l’acte est isolé, et le fait d’une personne psychologiquement déséquilibrée: «Bien sûr, on peut supposer qu’il y a une violence qui est là, on est humain, on a tous parfois des envies de meurtre», explique-t-il. «Mais on a tous grandi en apprenant le bien et le mal, et heureusement à 99,9% on ne passe pas à l’acte. Mais voilà: ce 0,1% sur des milliards d’individus, cela représente plusieurs personnes », analyse-t-il.
«Le but est de mettre la pression sur les gouvernements européens»
D’autres manifestants verrouillent davantage leurs discours, et refusent catégoriquement de légitimer les actions du Hamas: «Pour moi, c’est une zone grise, je n’en sais rien, je ne suis pas palestinienne», affirme Caroline, 24 ans, venue avec une amie. «La seule chose que je sais est qu’Israël cible beaucoup les civils et n’a rien à faire sur les terres palestiniennes», affirme-t-elle.
Sur la place de la République, plusieurs pancartes «From the river to the sea», sont brandies. «Du fleuve (Jourdain) à la mer (Méditerranée)» est une expression présente dans les manifestations pro-Palestine depuis 60 ans, et historiquement utilisée avec des sens multiples à l’international: pour certains, elle signifie un appel à la libération des Palestiniens et de leurs territoires, sans exclure une solution à deux États ou un État, avec égalité de droits pour tous. Pour d’autres, elle sous-entend l’élimination d’Israël de la carte. David, 19 ans, étudiant en droit, préfère ne pas être associé à ce message, et s’en tenir à critiquer l’action du gouvernement Netanyahou: «Je pense qu'il y a une sorte d'imprécision historique à dire qu'Israël n'a aucun droit et aucune légitimité, ce qui peut être recevable. Mais il faut comprendre qu'au sortir de la Seconde Guerre mondiale, après la boucherie des camps de concentration du régime nazi, il fallait donner aux peuples juifs d’Europe un lieu où aller», explique-t-il. «Mais il y a peut-être, chez certains manifestants, un antisémitisme latent. Et je pense que c'est une manière aussi pour certaines personnes antisémites de s'approprier ce combat et de vouloir propager leur antisémitisme grâce à ce conflit», ajoute-t-il.
Les manifestants pour la Palestine se distinguent ainsi par des prises de position très variées, mais semblent faire corps sur la question du sort des civils. Marie, 83 ans, membre d’Amnesty international, affirme refuser toute prise de parole publique qui sorte du langage codifié du droit international: «Je ne mets pas tous les Israéliens dans le même sac, tout comme les Palestiniens, car parmi eux, certains ne sont pas des saints», estime-t-elle. «Mais je crois au cumul, à la multiplication des discours. Le but est de mettre la pression sur les gouvernements européens, pour qu’ils arrêtent avec cette complaisance envers Israël», soutient-elle.
«Ceux qui ne sont pas vigilants sur leurs discours prêtent le flanc aux adversaires»
Absente à cet événement, Hélène Korb, qui dirige le Comité Palestine 94 Nord, une association militante, culturelle et caritative, admet une certaine hétérogénéité des profils et des discours dans les manifestations: «Face à des gens révoltés, je fais attention à garder une certaine distance et ne pas tomber dans l’émotionnel», assure-t-elle. Mme Korb affirme que des groupuscules «liés à l'extrême droite», viennent parfois perturber les événements qu’elle organise, et devoir faire attention «à ne pas céder la provocation». «Ceux qui ne sont pas vigilants sur leurs discours prêtent le flanc aux adversaires. Par exemple, je vais rarement aux rassemblements organisés par Europalestine, parce qu’ils ne sont pas très clairs, et je refuse d’être épinglée pour les discours d’une ou deux personnes», témoigne-t-elle.
Comme souvent en fin des grandes manifestations pour la Palestine, le rassemblement de la place de la République se clôt par l’intervention des forces de police, alors qu’une centaine de personnes s’est éloignée dans les rues. Des gaz lacrymogènes sont lancés et plusieurs personnes sont interpellées.
En France, d’après un sondage de l’institut Odoxa rendu public le 27 mai 2025, 74% de la population soutient la prise de sanctions contre Israël en cas de poursuite de l’offensive contre Gaza. 63% des sondés se prononcent pour une reconnaissance de l’État de Palestine. En Suisse, pays historiquement favorable à la solution à deux États, une proposition visant à reconnaître l’État de Palestine a été rejetée en juin 2024 par le Conseil national (131 voix contre, 61 pour).
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