Comment la science va de pair avec la liberté
- Michael Esfeld

- 17 août
- 7 min de lecture

Presque toutes les civilisations avancées de l’histoire implémentent une vision du monde fermée. Une telle vision répond en un seul bloc à trois types de questions: (i) des questions sur la nature du monde; (ii) des questions sur l’origine et la place de l’homme dans le monde; et (iii) des questions sur la manière dont la société humaine doit être organisée. C’est pourquoi une vision du monde fermée a toujours une dimension politique: elle inclut une légitimation du pouvoir politique.
En ce qui concerne la civilisation antique, la vision du monde en question peut être illustrée par la théorie des idées de Platon. Le savoir consiste en la connaissance d’idées. Les idées sont des types idéaux des objets concrets dans le monde. Par exemple, les chevaux en chair et en os sont des chevaux parce qu’ils sont des mises en œuvre – imparfaites – de l’idée du cheval. Nous reconnaissons les chevaux dans la mesure où nous rapportons les chevaux en chair et en os à l’idée du cheval. L’idée du cheval est le cheval idéal, qui définit la norme de ce que doivent être les chevaux. De manière générale, les idées représentent la manière dont les choses devraient être. Elles contiennent donc des valeurs. La tentative de séparer les faits des normes n’a pas de sens dans la théorie des idées de Platon – et en général dans une vision du monde fermée.
Platon et l’idée du bien: quand les philosophes deviennent rois
Le caractère normatif des idées permet à Platon de passer des idées de choses quotidiennes comme les chevaux aux idées de valeurs elles-mêmes, en l’occurrence de l’idée du – bon – cheval à l’idée du bien en soi. L’étape décisive vers la légitimation du pouvoir politique consiste ensuite en l’affirmation selon laquelle il existe des personnes identifiables qui possèdent une connaissance solide de l’idée du bien. Selon Platon, il s’agit des philosophes. La conséquence de cela est le postulat des philosophes-rois: parce que les philosophes – et eux seuls – ont la connaissance du bien en soi, ils ne sont non seulement autorisés à diriger l’État, mais encore ont le devoir de le faire ou de donner des ordres aux dirigeants. Nous avons donc ici une vision du monde d’un seul tenant, qui va de l’épistémologie à la légitimation du pouvoir politique.
À la fin du Moyen Âge, la vision du monde qui tente de concilier la philosophie antique et le christianisme se brise sur la tension entre la liberté et l’ordre du monde: si Dieu est libre et crée le monde en vertu de sa toute-puissance, aucun ordre du monde ne peut lui être imposé de manière normative pour sa création. C’est suite à cette tension que nait la science moderne de la nature (voir par exemple le livre du philosophe Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, Gallimard 1999). Contrairement aux efforts de connaissance de presque toutes les civilisations avancées, celle-ci constitue une forme de science tout à fait spécifique. La science moderne n’est pas axée sur une vision du monde. Elle n’est pas une théorie au sens littéral de regard désintéressé sur les objets. Elle est axée sur l’objectivité; elle considère le monde en tant qu’objet, qui fait face au sujet humain et dans lequel ce sujet doit s’affirmer et intervenir pour améliorer ses conditions de vie. La proposition de Descartes de «nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature» (Discours de la méthode, 1637, 6ᵉ partie) caractérise le projet de la science moderne.
Pour ce faire, le sujet humain doit prendre connaissance du monde tel qu’il est, indépendamment des évaluations, des normes et des valeurs. La science de la nature repose sur une séparation stricte entre les faits et les normes. Elle découvre les faits dans le monde tels qu’ils existent indépendamment de notre pensée: la matière en mouvement et les lois du mouvement, afin d’intervenir ensuite dans ces mouvements pour améliorer les conditions de vie humaine. C’est pourquoi Descartes décrit la nature non humaine comme res extensa, caractérisée uniquement par l’étendue et le mouvement.
La science moderne: séparer les faits des normes
Néanmoins, le succès des sciences naturelles dépend de la reconnaissance des propriétés naturelles et des espèces naturelles. Par exemple, si on se propose de construire des avions, il faut gagner accès aux régularités de la gravitation, telles qu’elles existent dans la nature, indépendamment de nos concepts et théories. Déclarer simplement quelque chose comme étant de la gravitation et le proposer comme avion aboutirait au crash de ces choses. Nous créons les concepts. Ils n’existent pas dans les choses. Toutefois, les concepts ne sont pas des constructions mentales arbitraires. Ils se réfèrent à des propriétés naturelles. Dans le cas de la gravitation, la propriété naturelle est la masse. La gravitation (mouvement d’attraction) est une régularité existant dans la nature elle-même, que les théories physiques cherchent à saisir.
Il s’agit donc de faits qui existent dans la nature indépendamment de nous. Mais ces faits ne contiennent rien de normatif. Le savoir que la science acquiert sur la gravitation n’a aucune conséquence sur la question de savoir s’il faut construire des avions ou non. Pour prendre un exemple encore plus clair: la connaissance des régularités de la désintégration des atomes en physique quantique n’a aucune conséquence sur la question de savoir s’il faut ou non construire des centrales nucléaires ou encore des bombes atomiques.
La science moderne est relative. Elle est relative aux données, car il n’y a pas de concepts, buts ou normes dans la nature qui pourraient représenter nos théories. En conséquence, la science de la nature ne se caractérise pas par des connaissances acquises, qui sont des certitudes, mais par une méthode, à savoir le scepticisme discipliné: toutes les prétentions à la connaissance doivent être soumises à un examen critique rigoureux.
Descartes et Kant: la liberté au cœur de la connaissance
C’est pourquoi la science moderne n’implémente pas une vision du monde. Parler d’une vision scientifique du monde ou d’une vision du monde de la physique est vide de sens. La science de la nature ne repose pas sur elle-même. Elle présuppose la liberté du sujet humain dans l’élaboration des théories. L’utilisation de la raison dans la formation des théories des sciences naturelles consiste à ramener les données à des concepts et à tester ensuite à son tour de manière ciblée le travail conceptuel par des expériences sur les données.
Les sciences naturelles présupposent la liberté de pensée dans la formation des théories ainsi que la liberté d’action dans la mise à l’épreuve des théories par l’expérience scientifique. C’est la raison pour laquelle des philosophes comme Descartes et Kant considèrent le sujet humain comme le point d’ancrage absolu de la connaissance et de l’action. En conséquence, les normes ne proviennent pas du monde, comme dans une vision du monde fermée, mais du sujet humain. Outre le savoir des sciences naturelles, il existe un savoir qui se rapporte à la pensée et à l’action humaines elles-mêmes. Il s’agit toutefois uniquement d’un savoir par rapport à la liberté de former des pensées et des intentions d’action.
Ce savoir ne concerne donc que l’universalisation de la liberté: reconnaître quelqu’un comme une personne, c’est reconnaître à cet être la liberté de penser et d’agir. Il s’ensuit de cela des droits de liberté, à savoir le droit de chaque personne à former des pensées et à fixer des objectifs pour ses actions – en bref, le droit à l’autodétermination de sa propre vie. Il ne s’ensuit cependant rien en termes de contenu concernant les objectifs que la personne doit avoir. Il ne s’ensuit que ceci: quels que soient les objectifs qu’une personne se fixe, ces objectifs et les moyens de les atteindre doivent être compatibles, au sens d’une obligation morale catégorique, avec la reconnaissance de la liberté de toute autre personne de se fixer également des objectifs pour ses actions. La liberté en tant qu’autodétermination implique l’obligation morale pour chaque personne de reconnaître absolument les droits à la liberté de toute autre personne. Pour reprendre les termes de Kant: il faut toujours traiter chaque personne comme une fin en soi et jamais comme un simple moyen pour obtenir une fin, quelle que soit cette fin. De cette manière, tant la science libre que l’ordre juridique qui garantit à tous les individus des droits égaux, à savoir des droits de défense contre des interventions non désirées dans l’autodétermination de leur propre vie, trouvent leur origine dans la liberté de la pensée et de l’action.
Des acquis fragiles face aux tentations de domination
Résumons la situation: À l’époque moderne, l’idée de la liberté comme autodétermination dans la pensée et l’action remplace une vision du monde fermée. Cette idée s’exprime dans deux acquis qui deviennent les traits caractéristiques de la civilisation occidentale:
C’est d’abord une science libre, affranchie d’une vision du monde et focalisée sur l’objectivité, c’est-à-dire sur la découverte des lois du mouvement dans la nature telles qu’elles existent indépendamment de nous; cette science met dès lors une stricte séparation entre les faits et les normes en œuvre.
En ce qui concerne la sphère des normes, le pouvoir politique est subordonné à un ordre juridique. Cet ordre juridique garantit à tous les êtres humains des droits égaux, à savoir des droits de défense contre des interventions non désirées dans l’autodétermination de leur propre vie (principe de non-agression). Dans la mesure où la domination qu’exerce tout pouvoir politique est justifiée, elle ne l’est qu’en tant que garante d’un ordre juridique qui régit les droits fondamentaux de chaque être humain. En conséquence, le pouvoir politique ne peut pas créer de la loi; dans la mesure où il est légitime, il ne peut que sauvegarder des droits naturels de chaque être humain qui ne dépendent pas de lui.
Ceci est le fondement de notre civilisation et de son rayonnement mondial: la science libre, axée sur l’objectivité, est valable partout dans le monde. Grâce à elle, les conditions de vie de tous les êtres humains s’améliorent substantiellement partout dans le monde, pour autant que le pouvoir politique ne l’empêche pas. L’idée de soumettre ce pouvoir à un ordre juridique qui garantit le droit de tous les êtres humains à l'autodétermination n’est pas liée à la civilisation judéo-chrétienne, mais est quelque chose dont les gens peuvent se prévaloir partout dans le monde, quelle que soit leur religion ou leur culture.
Toutefois, les acquis de la science libre et de l’ordre juridique qui sauvegarde les droits fondamentaux de chaque être humain sont précaires. Il y a toujours eu – et il y a de nouveau aujourd’hui, et ceci de l’intérieur de nos sociétés par contraste à une menace extérieure – des tentatives d’abuser de ces deux éléments pour exercer du pouvoir sur les êtres humains afin de les dominer. Je montrerai dans un prochain article comment, en conséquence, non seulement l’ordre juridique, mais également la science sont abandonnés et comment nous pouvons nous en sortir en nous basant sur les fondements de notre civilisation.




N'étant pas philosophe et encore moins théologien je ne m'avancerai pas trop mais il me semble avoir lu récemment que le concept même de " civilisation judéo-chrétienne " est une arnaque basée sur la bible de l'escroc darbyste Cyrus Scofield, financé/e par le sioniste Samuel Untermyer et publiée par l'Oxford University Press.
Le christianisme serait en fait aux antipodes du mosaïsme, en particulier de sa variante talmudique.
Bien jolie la plage ensoleillée des idées de Platon ! Et celle de Gaza où l’on massacre en masse ? Et tant de lieux sur cette terre où la machine de guerre broye inexorablement la vie ? Dans une immémoriale réalité, la seule loi universelle est la raison du plus fort hors de toute considération d’humanité. La proclamation des droits fondamentaux dans la plus belle des constitutions n’est que de la poudre rose de perruquier pour paraître honorable , de la laque opaque pour masquer les noirceurs du cœur et de l’âme, de l’artifice pour se donner bonne conscience. L’homme est avide de sang. Les animaux aussi, mais ils savent s’arrêter quand ils sont repus. Le philosophe-roi n’est qu’un bonimenteu…