Les quatre fléaux
- Michael Esfeld
- 6 avr.
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Dernière mise à jour : 13 avr.

Par le Pr Michael Esfeld
Dans ma chronique précédente, j'ai caractérisé la société ouverte par la primauté de la liberté plutôt que par la primauté du savoir et j'ai constaté que nous risquions de perdre la société ouverte. Nous sommes de nouveau confrontés à la prétention au savoir, qui débouche sur des programmes de rééducation sociale.
(Re)lire la chronique: Société ouverte: la primauté de la liberté
Dans cet article, j'aimerais en examiner les causes. Mon diagnostic est que nous sommes confrontés à une tendance qui se nourrit de l'interaction de quatre facteurs:
1) Le scientisme:
C'est l'idée que la science, au sens des sciences naturelles, est illimitée. Son domaine d'application comprend également la pensée et l'action humaines. Par analogie avec l'ingénierie technique qui améliore nos conditions de vie, il s'agit de développer une ingénierie sociale qui régit la société sur une base prétendument scientifique. «Suivez la science» (Follow the science) est la devise du scientisme, dont on nous rebat les oreilles, du coronavirus au changement climatique. Or, comme l'avait déjà constaté Friedrich von Hayek dans les années 1950, il s'agit là de l'exact contraire de la science (The counter-revolution of science. Studies on the abuse of reason, 1952).
En effet, le scientisme détruit la science de trois manières:
(i) Il renonce à l'objectivité de la science. Les normes et les valeurs prennent la place des faits. Plus encore: les faits sont comprimés dans des modèles pseudoscientifiques afin de fournir les instructions d'actions politiques souhaitées.
(ii) Il abandonne la méthode scientifique. Si l'objectif sont des directives d'action politique, on ne peut plus appliquer la méthode scientifique du doute, de la vérification et de la recherche de quelque chose qui prouve que la prétention à la connaissance correspondante est fausse.
(iii) Il détruit l'acceptation sociale de la science: le scientisme divise la société par la (pseudo-)science. Ceux qui ont des objectifs et des valeurs différents de ceux prétendument imposés par la science apparaissent alors comme des adversaires de la science. C'est ce qui s'est passé, par exemple, lors de la campagne de vaccination contre le coronavirus, qui a été un exemple paradigmatique de charlatanisme et d'intérêts lucratifs, au lieu d'être fondé sur la recherche scientifique. En revanche, la reconnaissance dont jouit la science dans la société, au-delà des différentes valeurs, et qui constitue la base de son financement par l'impôt, est liée à son objectivité. Si la science devient une religion, nous reviendrons à l'ère préscientifique – et retomberons dans des guerres de religion.
2) Le postmodernisme et postmarxisme:
L'ère moderne peut être caractérisée par la tentative d'utiliser la raison comme moyen de limiter les prétentions au pouvoir. La raison est universelle: la disposition à la raison revient à tous les êtres humains et unit l'humanité – alors que des caractéristiques telles que le sexe, l'ethnie, la religion, etc. nous séparent les uns des autres. Sur la base de la raison universelle, tous les êtres humains ont des droits égaux à l'autodétermination de leur vie.
Les penseurs du postmodernisme considèrent en revanche l'usage universel de la raison comme un instrument de domination d'une certaine classe, à savoir principalement les hommes blancs, chrétiens et hétérosexuels. En cela, ces intellectuels rejoignent les postmarxistes qui cherchent constamment à trouver des groupes de prétendues victimes des Lumières, avec leur usage universel de la raison et l'économie de marché dans laquelle les êtres humains utilisent leur raison dans des interactions volontaires à bénéfice mutuel.
Ce schéma est poussé à l'extrême avec les thèmes du coronavirus, du changement climatique et des minorités supposées être opprimées: nous sommes tous des victimes, et donc simultanément des coupables. Nous sommes soupçonnés d'être potentiellement nuisibles à autrui par chaque action libre: chaque contact social direct peut contribuer à la propagation de virus. Chaque consommation d'énergie peut contribuer au changement climatique. Chaque opinion que l'on exprime librement peut blesser les sentiments des membres d'une minorité opprimée par le passé. On se purifie de ce soupçon généralisé en se soumettant à un système de réglementation totale de la vie sociale et même de la vie privée. Les libertés deviennent des privilèges que l'on acquiert en obéissant à une élite dirigeante guidée par ce que cette élite réclame d'être la science et la morale.
L'alliance entre les adhérents du scientisme et les intellectuels postmodernes et postmarxistes fonctionne ainsi: les postmarxistes peints en vert définissent les thèmes – coronavirus, changement climatique, wokisme, etc. Les adhérents du scientisme reprennent ces thèmes et conçoivent de manière technocratique les mesures qui aboutissent à rééduquer les gens et à les priver de leurs droits fondamentaux.
Ceci est la superstructure idéologique. Elle serait toutefois impuissante si elle n'était pas nourrie d'une sous-structure politique réelle:
3) L'État providence au lieu de l'État de droit:
L'État de droit garantit à tous les individus des droits égaux d'autodétermination de leur propre vie. Il protège chacun sur son territoire contre les atteintes à la vie, à l'intégrité physique et à la propriété. Pour ce faire, il exerce le monopole de la force avec le monopole de la législation, de l'exécutif et de la jurisprudence. Entre-temps, l'État de droit s'est toutefois perverti en un État de providence.
Au lieu de protéger contre les interventions indésirées dans l'autodétermination de sa propre vie, il offre une protection contre tous les risques possibles de la vie et devient ainsi lui-même envahissant. Il évince les formes volontaires de protection contre les risques tels que la vieillesse et la maladie par les familles, les coopératives et les assurances de droit privé. Il les remplace par un monopole d'assurances obligatoires. Enfin, il étend de plus en plus sa protection obligatoire jusqu'à la protection contre les virus, le changement climatique et les opinions désagréables pour certains (même si elles sont vraies). Pour ce faire, il régule la vie sociale et privée de manière globale. C'est ici que se rencontrent le scientisme, le postmodernisme intellectuel, voire le postmarxisme et l'État providence. Le pouvoir conféré par le monopole de la force est manifestement une tentation trop forte pour que les politiques puissent y résister: plus ils veulent façonner la vie des gens sous le prétexte de les protéger contre toutes sortes de risques, moins il reste de la liberté aux individus et à leurs regroupements volontaires comme les familles, les associations, les coopératives, etc.
4) Une économie dirigée par l'État plutôt qu'une économie de marché:
Pour conserver et étendre son pouvoir, l'État providence a besoin d'entreprises qui fabriquent les produits correspondants et d'intellectuels qui diffusent les récits correspondants. Il en résulte le monopole de l'État sur des médias influents, l'éducation, la science, la culture et la direction croissante de l'économie. De leur côté, les entreprises sont attirées par le fait qu'au lieu de suivre la voie laborieuse consistant à convaincre les clients de leurs produits et services et à devoir assumer la responsabilité des dommages, elles peuvent influencer les politiques et fabriquer des produits qui correspondent à l'idéologie en question: les bénéfices sont alors privés et garantis; les risques sont reportés sur le contribuable.
Ce modèle commercial a été poussé à l'extrême avec les vaccins contre le coronavirus: l'État crée artificiellement une demande pour les produits en diffusant la propagande correspondante (il était, par exemple, clair dès le départ que les vaccins ne pouvaient pas empêcher la propagation du virus). Il impose littéralement les produits aux gens. En outre, il exonère les entreprises de leur responsabilité en cas de dommages causés par leurs produits et ne publie même pas les contrats correspondants. C'est la perversion de l'économie de marché et de l'État de droit: certains sont libres et font ce qu'ils veulent avec les autres. Dans l'économie de marché et l'État de droit, en revanche, tous sont libres: chacun est tenu de respecter le droit à l'autodétermination de chacun sur sa propre vie.
Chacun de ces facteurs est toujours présent isolément: il y a toujours des scientifiques qui confondent la science avec une mission religieuse – ou plutôt superstitieuse – et qui veulent imposer aux êtres humains des programmes de rééducation sociale. Il y a toujours des intellectuels qui brandissent le spectre de la disparition de l'humanité si l'on laisse aux êtres humains eux-mêmes le soin d'organiser leur vie par des interactions et des associations volontaires. Il y a toujours des hommes et des femmes politiques qui tentent d'abuser de leur pouvoir en imposant aux gens des règles sur leur mode de vie. Et, il y a toujours des entrepreneurs qui préfèrent influencer les politiques pour imposer leurs produits et services aux gens, plutôt que de convaincre les clients sur le marché libre et d'assumer la responsabilité de leurs produits et services.
Le mal auquel nous sommes confrontés résulte de l'interaction de ces quatre facteurs. Nous avons perdu la boussole de notre civilisation. Dans le prochain article, je formulerai trois étapes pour retrouver cette boussole.
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