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Article rédigé par :

Fabrice Epelboin

Les coulisses numériques de Bruxelles

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© DR

À l’heure où Emmanuel Macron comme Pedro Sanchez multiplient les discours alarmistes sur le danger que font peser les réseaux sociaux sur nos démocraties, la réalité de la régulation des technologies se joue dans les coulisses de Bruxelles. Les chefs d'État européens étant réduits à un jeu d'ombres dans la caverne, fidèlement retranscrit par les prisonniers de la caverne médiatique.


À les croire, le Règlement général de protection des données (RGPD) aurait construit un rempart mettant notre vie privée à l'abri des apétits voraces des GAFAM. Le Digital Market Act (DMA) protège, de son côté, nos frêles entreprises européennes. Le Digital Service Act (DSA) serait lui en charge de faire la chasse aux fausses informations et autres ingérences russes, afin de protéger la démocratie. Alors que l’AI Act repousserait les usages néfastes d’une IA qui prend jour après jour les apparences de GAFAM sous stéroïdes.


Pourtant, loin de n’être que des constructions européennes, ces textes étaient avant tout le résultat d’un compromis négocié avec une puissance américaine qui a, en matière de technologie, conquis l’Europe depuis déjà longtemps. On pourrait y voir une forme de traité d’autonomie, négocié entre la puissance coloniale et le gouvernorat de Bruxelles.


Oui mais voilà, cela n’aura échappé à personne: Trump, depuis son retour triomphant, renégocie toutes les alliances et les rivalités des États-Unis, souvent de façon violente et péremptoire, mais parfois, comme ici, de façon plus discrète et subtile. Tant et si bien que, faute de frasques et de dérapages verbaux de la part de Washington, cela pourrait passer inaperçu.


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© X

Même si les menaces à l’encontre des régulations européennes du numérique ont commencé durant la dernière campagne présidentielle américaine, le début de la guerre commerciale et culturelle date en réalité de l’été dernier, quand au soleil de Mar-a-Lago le président américain menaçait l’Europe de droits de douane prohibitifs «en cas de taxe ou de censure» sur le numérique.


S’en sont suivi de discrètes négociations et une poignée de main en guise de compromis entre Donald Trump et Ursula Von der Leyen, sans qu’on ait bien compris ce qui s’était passé en coulisses, dans le quartier européen de Bruxelles, où s’agite la plus grande concentration de la planète de lobbyistes en tous genres.


On aurait tort d’accuser Von Der Leyen et de s’en tenir à cela. Le contexte technologique de ces négociations est implacable, et ne lui laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. Sans les infrastructures et les technologies américaines, l’Europe se retrouverait à poil, à poil face à elle-même, comme face à l’Ukraine. Il était temps pour l’UE d’accepter d’être reléguée en seconde division, aux côtés de la Russie, et d’assister en spectateur à la recomposition d’un monde multipolaire orchestré par des USA en pleine déconstruction post-wokiste.


La pression américaine n’a pas faibli durant l’été. Marco Rubio, le secrétaire d'État américain, qualifie à la rentrée la régulation du DSA d’«excessive». Jim Jordan au Congrès diffuse un rapport soulignant une «distorsion concurrentielle mondiale» introduite par la régulation européenne et la Federal Trade Commission (FTC), désormais dirigée par le trumpiste Andrew Ferguson et commence à évoquer des restrictions de visa et autres sanctions pour les responsables européens ayant œuvré à la mise au point de ces régulations. Thierry Breton, convoqué par le Congrès pour y témoigner, a jugé prudent de ne pas s’y rendre, craignant sans doute de se retrouver, à Washington, dans la même situation que Pavel Durov à Paris.


Les premiers détails du compromis scellé par la poignée de main entre Von Der Leyen et Trump n’apparurent qu’à la fin de l’été, après que ce dernier a convenu de rabaisser les droits de douane de 27% à 15% pour l’Europe. Une victoire revendiquée par Bruxelles qui, dans les mois qui suivirent, ressemblera de plus en plus à une victoire à la Pyrrhus.


Dès septembre, on apprenait que l’amende record de 20 milliards d'euros imposée par Bruxelles à Google pour pratiques anticoncurrentielles était reportée sine die, au prétexte d’une «rationalisation procédurale». Il faut savoir lire entre les lignes.


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Mais ce n’était que le début. Le «paquet de simplification numérique» annoncé pour fin novembre, présenté lui aussi comme une optimisation (60 milliards d’économies annuelles en coûts administratifs divers), ajuste fort opportunément le RGPD et la définition de ce qu’était jusqu’ici une donnée personnelle. Fermant, par la même occasion, les yeux sur la capacité des algorithmes à la reconstituer à partir des traces désormais jugées sans importance. C’est complexe à expliquer, mais pour faire simple, disons que l’algorithme le plus célèbre à avoir démontré la nécessité de l’approche initiale du RGPD en matière de données personnelles se nomme Cambridge Analytica. Celui-là même qui a aidé à l’élection de Trump en 2016. Sacrée concession.


Adieu également le droit d’accès et le droit à l’oubli, relégués à des cas bien spécifiques. Pour ce qui est de l’IA, elle sera désormais autorisée à traiter des données sensibles jusqu’ici interdites.


Le grand détricotage de l’arsenal législatif européen en matière de numérique ne s’arrête pas là, loin s’en faut. Les entreprises du Vieux Continent n’ont pas été oubliées. DMA comme AI Act subissent des reports qu’on imagine volontiers reconductibles tacitement, pas grand-chose à craindre de la part de ces textes avant quelques années.


Ce que certains à Bruxelles n'hésitent pas à qualifier d’«harmonisation transatlantique» ressemble de plus en plus à un grand renoncement, fait en toute discrétion.


Les réactions houleuses ont peu d’écho dans les médias, comme l’essentiel de l’actualité européenne, il faut le reconnaître. Le député italien Brando Benifei invoque, sans doute en vain, l’Anti-Coercion Instrument (ACI) voté en 2023, qui ambitionne de contrer les pratiques de chantage économique. Mais, en dehors de Politico et de quelques revues professionnelles qui ne sont lues qu’à Bruxelles, ce genre d’actualité ne semble guère séduire les salles de rédaction.


Le rôle du juge, lui, revient aux plateformes américaines

RGPD, AI Act, DMA… s’il est évident que les protections des entreprises et des consommateurs européens prennent l’eau, le sort des citoyens européens n’est pas encore bien clair. On en est réduit à observer les ombres dans la caverne à la recherche d’un indice permettant de comprendre ce qui est à l’œuvre derrière les discours lénifiants des Européens, ou les embardées trollesques des Américains.

 

L’enjeu est pourtant colossal, le DSA ayant comme objectif de permettre à chaque nation européenne de réguler selon ses coutumes locales la liberté d’expression de sa population. Un DSA qui, entré en application depuis déjà deux ans, produit en France et ailleurs ses premiers effets: des comptes Facebook et Instagram qui disparaissent, des chaînes YouTube qui voient leur audience s’effondrer du jour au lendemain... La censure est à l’œuvre mais il ne faudrait pas oublier que ses modalités codifiées par le DSA ont donné aux plateformes américaines le rôle de juge en dernier recours. Le DSA a bien délégué le rôle de la police de la pensée à des associations désignées par les autorités de régulation locales comme signaleurs de confiance. Mais le rôle du juge, lui, revient aux plateformes américaines. Cela semblait malin quand Biden était au pouvoir et cela s’avère… casse-gueule, c’est le moins que l’on puisse dire, maintenant que Trump est de retour.


Les opinions publiques européennes ayant, ces dernières années, lourdement basculé à droite, nos chers dirigeants se retrouvent face à un dilemme que chacun aborde différemment. Ce qui reste de démocratie incluant le droit de vote, tous redoutent que ce décalage abyssal et croissant entre les aspirations de leurs populations et la réalité de leurs politiques ne finissent par les jeter, démocratiquement, dans les poubelles de l’Histoire.


Les Danois ou les Suédois ont opté pour le marketing, une démarche qui consiste à écouter les demandes du client pour adapter son produit au marché. Ils ont ainsi radicalement transformé leur offre politique. Alors qu’en France, on campe sur ses positions en accusant les réseaux sociaux (et CNews) d’avoir radicalisé l’opinion publique avec, comme remède, la censure… qui s’appuie en large partie sur le bon vouloir de Washington, derrière lequel se sont rangés sagement tous les GAFAM.


Ironie du sort, cette même censure qui, hier encore, sur le territoire américain, luttait avec acharnement contre le mouvement MAGA, a plutôt démontré son incapacité à transformer les réseaux sociaux en camp de rééducation idéologique.


Reste qu’à l’heure où j'écris ces lignes, la question reste en suspens: que va-t-il advenir de la liberté d’expression sur le continent européen? La seule chose qu’on peut affirmer à ce stade, c’est que cela se décide à Washington.

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