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Article rédigé par :

Maxime Chaix, Rhône-Alpes

Al-Charaa, djihadiste favori de la CIA: anatomie d’une amnésie stratégique

Depuis sa prise de pouvoir à Damas, Ahmed al-Charaa, le fondateur de la branche syrienne d’al-Qaïda, est considéré comme un dirigeant fréquentable par ses homologues occidentaux. Si d’aucuns s’en étonnent, rien de surprenant: entre 2012 et 2017, al-Charaa a été un tacticien clé de l’opération Timber Sycamore de la CIA et de ses alliés contre Bachar el-Assad. Retour en arrière sur cette insidieuse guerre de l’ombre, qui a favorisé l’essor de Daech et d’al-Qaïda au Moyen-Orient.

al-charaa
© Wikipédia

Le 30 juin 2025, une investigation de Reuters a documenté le fait que le massacre d’environ 1500 civils alaouites par les nouvelles forces de sécurité syriennes en mars dernier avait été commandité par des éléments du gouvernement d’Ahmed al-Charaa, qui a fondé la branche d’al-Qaïda en Syrie durant l’automne 2011 et a renversé Bachar el-Assad en décembre 2024. Face à l’ampleur de cette tuerie, qui a été filmée par ses propres exécutants, nous aurions pu nous attendre à des protestations, voire à des mesures punitives de la part des puissances occidentales. Au contraire, le jour de la publication de cette enquête de Reuters, qui démontrait la responsabilité du nouveau gouvernement syrien dans ces atrocités, le Président Trump signait un ordre exécutif visant à assouplir le régime de sanctions contre la Syrie.

 

À première vue, une telle décision pourrait sembler irrationnelle sachant que, depuis près d’un quart de siècle, le gouvernement des États-Unis est censé être en guerre contre al-Qaïda, et que le groupe armé d’al-Charaa a longtemps constitué la branche syrienne de cette organisation. Or, la bienveillance de Donald Trump et de ses partenaires occidentaux à l’égard de cette figure du djihadisme moyen-oriental est parfaitement logique. En effet, Washington et ses alliés ont appuyé sa milice contre Assad et ses soutiens pendant près de cinq ans, les services spéciaux turcs et pétromonarchiques ayant joué un rôle central dans cette guerre de l’ombre inavouable – du moins pour ses commanditaires occidentaux dont les populations ont été frappées par le terrorisme salafiste.

 

L’opération Timber Sycamore et le «pacte avec le diable» al-Charaa

 

Le 22 septembre 2025, au sommet annuel Concordia de New York, Ahmed al-Charaa a été interviewé avec une complaisance saisissante par le général David Petraeus. En effet, ce dernier commandait les troupes états-uniennes sur le sol irakien lorsqu’al-Charaa y était incarcéré en tant que djihadiste d’al-Qaïda en Irak (AQI) – une organisation âprement combattue par le Pentagone, et qui se métamorphosera jusqu’à devenir Daech en avril 2013.



Durant cet entretien, Petraeus a passé sous silence un fait largement refoulé en Occident, mais qui est d’une importance capitale: dès 2012, la milice la plus efficace dans la guerre clandestine anti-Assad lancée par Petraeus et ses alliés lorsqu’il dirigeait la CIA a été le Front al-Nosra, la branche syrienne de l’État Islamique d’Irak puis d’al-Qaïda, qui avait été mise sur pied par al-Charaa entre septembre et décembre 2011.

 

En novembre 2016, le Washington Post a en effet révélé qu’en Syrie, «l’administration Obama ne pouvait plus tolérer ce que certains de ses responsables ont appelé “un pacte avec le diable”, en fonction duquel les États-Unis s’abstiendraient le plus souvent de cibler al-Nosra, ce groupe favorisant la stratégie états-unienne de pression militaire sur Assad.»


En septembre 2018, le proche conseiller d’Obama Ben Rhodes a reconnu le fait que la CIA avait aidé l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie à coordonner la livraison d’une grande partie des armes ayant équipé les milices anti-Assad, dans le cadre de la méconnue opération Timber Sycamore. Or, ces alliés sunnites de Washington ont été accusés par de hauts responsables états-uniens, dont le vice-président Joe Biden, la Secrétaire d’État Hillary Clinton et le chef d’état-major interarmées Martin Dempsey, d’avoir soutenu al-Nosra et le mal nommé État Islamique. Durant cette interview, Rhodes a également estimé que le cabinet Obama avait fait preuve de «schizophrénie» en classant le Front al-Nosra sur sa liste des organisations terroristes en décembre 2012, alors que cette émanation de l’État Islamique d’Irak représentait selon lui «un gros morceau» de l’opposition soutenue par Washington et ses alliés contre Damas.

 

Soulignons alors un fait trop souvent oublié, mais particulièrement important pour comprendre les dynamiques du conflit syrien: entre l’hiver 2011-2012 et le printemps 2013, le Front al-Nosra d’al-Charaa et le Daech en gestation ne formaient qu’une seule et unique entité. En effet, le 8 avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi a confirmé depuis la province d’Alep que la milice d’al-Charaa avait été créée, soutenue et financée par son réseau, et il a déclaré qu’elle combattrait désormais sous l’égide de l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL), dont l’acronyme en arabe est «Dāʿish». Dès lors, une large majorité de commandants et de combattants d’al-Nosra en Syrie ont prêté allégeance à al-Baghdadi, soit «jusqu’à 15'000 miliciens sur environ 20'000», d’après le chercheur Fabrice Balanche. Selon une enquête de Foreign Policy, «partout dans le Nord syrien, Daech s’est emparé des quartiers généraux d’al-Nosra, de ses caches de munitions et de ses dépôts d’armes». Dans la région d’Alep, environ 90% des combattants d’al-Nosra ont rejoint l’EIIL les semaines suivantes. À l’époque, al-Charaa avait rejeté cette décision d’al-Baghdadi et, en réponse, il avait prêté allégeance à al-Qaïda.

 

Il n’est donc pas surprenant que, durant son entretien avec le nouveau Président syrien, Petraeus a oublié de mentionner leur implication commune dans cette opération de changement de régime, qui est devenue gigantesque au fil du temps. En mai 2016, il avait refusé d’en discuter lors d’un entretien sur PBS. Successeur de Petraeus à la tête de la CIA entre mars 2013 et janvier 2017, John Brennan avait lui aussi refoulé cette guerre de l’ombre en décembre 2016, soulignant qu’il ne se prononcerait pas «sur ce que [l’Agence] pourrait faire ou ne pas faire» en Syrie. Deux ans plus tôt, le Secrétaire d’État John Kerry avait refusé de parler de cette opération et d’en confirmer l’existence devant le Congrès, qui n’avait pas été informé des premières démarches clandestines que Petraeus avait lancé au début de l’année 2012 pour encourager le renversement de Bachar el-Assad.

 

Le rôle clé de la CIA dans le vaste réseau de soutien létal aux djihadistes anti-Assad

 

Comme Seymour Hersh l’a dévoilé en avril 2014, «l’administration Obama n’a jamais (…) admis son rôle dans la mise en place de ce que la CIA appelle une “rat line”, une filière clandestine [d’approvisionnement en armes] vers la Syrie. Autorisée début 2012 [et supervisée par Petraeus, qui dirigeait alors la CIA,] cette “rat line” servait à acheminer des armements et des munitions depuis la Libye, via le sud de la Turquie et à travers la frontière syrienne, à destination de l’opposition [anti-Assad]. Beaucoup de ceux qui ont finalement reçu ces armes en Syrie étaient des djihadistes, dont certains étaient affiliés à al-Qaïda», donc au Front al-Nosra d’al-Charaa. Comme l’a rapporté le New York Times en octobre 2012, « des responsables de pays [du Moyen-Orient] affirment que M. Petraeus a été profondément impliqué dans les tentatives d’orienter les efforts d’approvisionnement [en armes aux rebelles] », d’abord depuis la Libye puis les Balkans et l’Europe de l’Est. En mars 2013, ce même New York Times avait demandé au général Petraeus de clarifier cette question, mais il n’avait fait aucun commentaire.

 

Si l’on peut comprendre ses réticences à évoquer cette opération, celles de son successeur John Brennan sont tout aussi fondées. En effet, grâce à une enquête de terrain menée entre 2014 et 2017, l’ONG Conflict Armament Research (CAR) a démontré que le gigantesque trafic d’armes chapeauté par la CIA et le GIP saoudien depuis les Balkans et l’Europe de l’Est avait « considérablement amplifié les capacités militaires » de Daech, dans une ampleur «très loin [d’être due] aux seules prises de guerre». À la lecture de ce rapport du CAR, plusieurs députés du Parlement européen ont déclaré être «choqués par la quantité d’armes et de munitions fabriquées dans l’UE qui ont été retrouvées entre les mains de Daech en Syrie et en Irak», appelant «tous les États membres [de l’UE] à refuser de tels transferts [d’armements] à l’avenir, notamment vers les États-Unis et l’Arabie saoudite», sachant que Riyad avait été le principal financeur étatique de cette guerre de l’ombre coordonnée par la CIA.

 

L’une des principales causes de ce phénomène de captation des armes par Daech et al-Nosra a été résumée par Sam Heller en juillet 2017, alors que l’opération Timber Sycamore venait d’être stoppée par Trump. D’après ce chercheur, les factions de l’Armée Syrienne Libre soutenues par Washington et leurs alliés occidentaux depuis l’automne 2011 avaient « fait office de forces d’appoint et de sources d’armements pour les plus larges milices islamistes et djihadistes, y compris la branche syrienne d’al-Qaïda », c’est-à-dire le Front al-Nosra d’al-Charaa, qui avait été le bras armé levantin du futur Daech jusqu’en avril 2013. Faisant preuve d’une lucidité comparable, le spécialiste de la Syrie Charles Lister avait observé en 2015 que «la grande majorité de l’insurrection syrienne [soutenue par les puissances occidentales s’était] étroitement coordonnée avec al-Qaïda depuis la mi-2012 – ce qui a eu un impact considérable sur le champ de bataille.»

 

Ce fait troublant avait été confirmé dans le New York Times en octobre 2016 par la chercheuse de l’Institute for the Study of War Genevieve Casagrande, et par d’autres experts tels que sa consœur Jennifer Cafarella et l’historien Jean-Marc Lafon. Comme ce dernier l’a documenté, les premières victoires majeures de la rébellion anti-Assad ont été rendues possibles par les tacticiens d’al-Nosra, qui ont «mont[é] les grandes opérations et [en] ont assur[é] le commandement» à partir de la seconde moitié de l’année 2012 – au moment où Petraeus développait sa «rat line» avec le MI6 britannique et leurs alliés turcs, qataris et saoudiens. Par conséquent, pour citer le spécialiste William Van Wagenen, «l’État Islamique s’est implanté dans de nombreuses régions de Syrie grâce au fait que l’ASL et al-Nosra avaient initialement pris ces zones au gouvernement syrien». Plus précisément, entre 2012 et 2013, le Front al-Nosra en tant que branche syrienne de l’État Islamique d’Irak et l’ASL appuyée par les services spéciaux occidentaux ont étroitement collaboré à Alep, Deraa, Idleb, Yarmouk et Deir ez-Zor. À Raqqa, qui deviendra la capitale syrienne de Daech en janvier 2014, ce sont les efforts conjoints de l’ASL, d’al-Nosra et d’Ahrar al-Sham qui ont rendu possible la prise de cette ville le 4 mars 2013. Les années suivantes, le soutien clandestin de la CIA et de ses partenaires s’est davantage concentré sur le Front al-Nosra d’al-Charaa, mais il est avéré que ce «déluge d’armes», pour reprendre l’expression d’un haut responsable états-unien cité par le New York Times, a aussi massivement bénéficié à Daech.

 

Tel que résumé par Gareth Porter, qui est un fin connaisseur de cette opération, «les armements [introduits par la CIA et ses partenaires] ont contribué à transformer le Front al-Nosra (…) et ses proches alliés en la plus puissante des forces anti-Assad en Syrie, encourageant ainsi la montée en puissance de l’État Islamique [, tel que documenté dans le présent article]. À la fin de l’année 2012, les hauts responsables états-uniens étaient parfaitement conscients que la majeure partie des armes qui inondaient la Syrie depuis plusieurs mois alimentait rapidement la présence croissante d’al-Qaïda dans ce pays. (…) Al-Nosra et ses alliés devinrent les principaux bénéficiaires de ces armes car les Saoudiens, les Turcs et les Qataris [, qui étaient appuyés dans cette opération par la CIA et d’autres services spéciaux occidentaux,] voulaient équiper les milices qui montraient le plus d’efficacité contre les cibles gouvernementales.»

 

Initialement impliqués dans la «rat line» de Petraeus, Doha, Riyad et Ankara ont ensuite investi des milliards de dollars dans cette vaste guerre clandestine. Ainsi, le renversement d’Assad par al-Charaa constitue un tardif retour sur investissement pour ces puissances islamistes et leurs alliés occidentaux. Bien que l’on dénombre plus de 3000 exécutions sommaires depuis sa prise de pouvoir, et qu’une Syrie instable et sous domination salafiste représente un risque sécuritaire majeur pour l’Union européenne, Ursula von der Leyen, Donald Trump et Emmanuel Macron considèrent al-Charaa comme un partenaire fréquentable incarnant l’avenir de son pays. Il n’est donc pas surprenant que l’opération Timber Sycamore a été totalement refoulée du débat public occidental depuis que cet ex-tacticien djihadiste s’est imposé comme le nouveau maître de Damas. [1] En clair, refouler cette guerre de l’ombre permet d’effacer les crimes d’al-Charaa de notre conscience collective, et la complicité d’un certain nombre d’États occidentaux dans la montée en puissance de son organisation terroriste – en particulier lorsqu’elle constituait la branche syrienne du Daech en gestation, tel que documenté à travers cet article.

 

Dans ce contexte orwellien, les partisans d’al-Charaa espèrent que les sanctions états-uniennes ayant maintenu le peuple syrien dans une extrême pauvreté seront levées, et qu’al-Charaa pourra stabiliser, reconstruire et développer la nation syrienne en respectant ses minorités. À l’aune des exactions massives de ses hommes contre les druzes et les alaouites, des tensions persistantes entre les forces d’al-Charaa et les kurdes, et du risque que le territoire syrien ne devienne le théâtre d’une féroce lutte d’influence entre Israël et la Turquie, il paraît légitime de s’inquiéter pour l’avenir de ce pays – à l’instar de l’envoyé spécial des Nations-Unies pour la Syrie, qui craint qu’elle ne devienne une nouvelle Libye.     

[1]. Effectuée le 5 octobre 2025, une recherche sur Google Actualités avec les mots clés «Timber Sycamore» ne permet pas de trouver un seul média grand public occidental ayant évoqué cette opération depuis un an. Or, bien qu’elle fut stoppée par Trump durant l’été 2017, elle a permis à al-Charaa de s’imposer comme une figure centrale du djihad salafiste au Moyen-Orient, et elle a considérablement affaibli l’armée régulière syrienne. D’après le Washington Post, «un haut responsable digne de confiance estime que les combattants soutenus par la CIA auraient pu tuer ou blesser jusqu’à 100'000 soldats syriens et leurs alliés durant ces quatre dernières années.» (David Ignatius, «What the demise of the CIA’s anti-Assad program means», Washington Post, 20 juillet 2017). 

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