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Article rédigé par :

Mélissa Henry, Genève

L’absurde réalité des vols fantômes

Des avions qui volent presque à vide: ce sont les «vols fantômes», maintenus pour ne pas perdre leurs créneaux aériens. Pointée du doigt pendant la crise Covid, la règle du use it or lose it a été suspendue… puis rétablie. Alors que le trafic reprend, ces vols absurdes continuent-ils de hanter nos cieux? Enquête sur un système vide… de sens.

vols à vide
© Canva

Le 5 avril dernier, la story d'un jeune couple fait réagir sur les réseaux sociaux. «On voyage en jet privé!» pouvait-on lire en légende de la vidéo filmant un départ de Copenhague à 21h20, arrivée à Genève à 23h20. Le couple était seul dans l’Airbus A220-300. Les membres de l’équipage étaient les premiers étonnés de constater que seuls six passagers embarquaient dans la capitale danoise. «On a trouvé cool de ne pas être embêté par des c**s qui s’allongent sur nous pendant tout le vol, comme j’ai eu le cas à l’aller», soupire Léa, l’une des rares passagers, saluant aussi la sympathie de l’équipage.



L’hôtesse d’une compagnie low-cost confirme ce service sur-mesure, «adapté et qui se fait directement au siège», avec une présence en cabine toutes les dix minutes. «On chouchoute vraiment les passagers, qui sont souvent une vingtaine. En particulier sur les vols vacances vers la Grèce». L’équipage étant le même que si l’avion était plein, les rares passagers à bord bénéficient d’un voyage éco VIP. Pas d’enfant qui pleure ou tape dans le siège, pas de voisin qui ronfle, pas de conversations qui empêchent de lire… et surtout, pas de cohérence.


Pour comprendre pourquoi ces avions vides continuent de voler, il faut plonger dans les règles opaques du système aéroportuaire européen. L’aéroport de Zurich assure que ces vols à vide au départ de Zurich sont relativement rares. Et de compléter: «Lorsqu’ils ont lieu, ils répondent à des raisons opérationnelles et sont donc compréhensibles». Derrière ces «raisons opérationnelles» souvent évoquées par les compagnies ou les aéroports, se cachent plusieurs réalités. Un vol peu rempli à l’aller peut être maintenu pour permettre un vol retour très demandé, notamment lorsqu’il assure des correspondances ou fait partie d’une rotation planifiée. D’autres vols sont maintenus pour repositionner un avion ou un équipage, permettre une maintenance programmée, ou transporter du fret même sans passagers. Enfin, certaines compagnies préfèrent conserver ces vols pour ne pas perdre leurs créneaux horaires dans des aéroports stratégiques.


De son côté, Genève Aéroport affirme ne pas recevoir de «vols fantômes». «Cette pratique est antinomique à notre politique d’offrir à notre clientèle une offre de destinations complète et régulière. De plus, Genève Aéroport a une politique incitative encourageant des taux de remplissage élevés (load factor), totalement contraire aux vols à vide.» Quant à la compagnie SWISS, elle affirme que «pour 2024, le taux moyen de remplissage était de 84,1% pour tous les vols (ensemble du réseau et flotte complète)». Précisant toutefois qu'«il se peut que nous décidions exceptionnellement de maintenir des vols dont le taux d’occupation est relativement faible afin que nos passagers bénéficient d’une offre stable et répondant à leurs attentes.»


En marge de ces vols dits «fantômes», d’autres pratiques soulèvent des questions, comme les vols «ferry», effectués à vide pour repositionner un avion. Moins visibles, mais tout aussi émissifs, ils témoignent d’un système guidé par la logique de l’offre et non par celle du climat. Selon l’aéroport de Genève, «ces situations sont très ponctuelles: de l’ordre d’une quinzaine de cas par année». Il s’agit d’avions qui n’ont pas pu atterrir avant l’heure de fermeture de l’aéroport (00h29), qui ont alors été déroutés vers un autre aéroport, en général Lyon ou Milan. Puis, ils sont ramenés le lendemain à Genève… à vide. Avant de reprendre leurs vols selon le planning initial. À la question «ces vols ne peuvent-ils pas accueillir de passagers?», l'aéroport de Genève rétorque que les voyageurs veulent des avions à l’horaire prévu: les ramener le lendemain impliquerait de leur offrir une nuit d’hôtel, des repas, etc. Pourtant, il faut bien les rapatrier à leur destination initialement prévue, en l'occurrence, Genève au lieu de Lyon ou Milan.


Vols allers-retours: des taux de remplissage très inégaux


Quant aux «slots» à conserver, la règle est la suivante à l’aéroport de Genève:  il faut qu’il y ait un avion prévu à l’horaire, trois fois par semaine. Qu’il y ait 1, 50 ou 150 passagers. À cela s’ajoutent les taxes d’atterrissage et de décollage. Il n’est pas possible à l'aéroport d’annuler un vol qui n’embarque que quelques passagers, ni d’imposer de règle en la matière. Seules les compagnies aériennes peuvent décider d’orienter les passagers vers des alternatives. «En début de saison, les vols sont souvent très peu remplis, mais les retours sont plutôt pleins, donc ça équilibre le ratio. Leur fréquence est difficile à estimer… Peut-être trois fois par semaine en avril», commente une hôtesse de l’air qui ne souhaite pas citer la compagnie qui l’emploie. Et de souligner que ces situations interviennent souvent «en attendant que la saison se lance, sans doute pour garder les slots». «J’imagine que la compagnie annule le vol s’il n’y a personne à l’aller et au retour, mais je n’ai jamais eu le cas».


Pour mieux comprendre le maintien de ces vols conservés malgré un très faible taux de remplissage, la compagnie SWISS cite l’exemple du vol LX2026 de Zurich à Madrid qui décollait à 06h55 le 1er janvier 2025, dont le taux de remplissage était de 9,8%. «Pour des raisons évidentes, la demande n’était pas très élevée au petit matin du Jour de l’An. Le vol de retour LX2027 de Madrid vers Zurich à 10h05 était, quant à lui, presque complet avec un taux de remplissage de 98,5%. Ce vol, déjà très apprécié en soi, permettait par ailleurs de prendre une correspondance long-courrier. Si l’on additionne le nombre de passagers à l’aller et au retour, le taux d’occupation de cette rotation était satisfaisant et nous avions donc de bonnes raisons de l’effectuer».


Quant aux vols hors destinations vacances, «il existe des annulations/regroupements s’ils ne sont pas pleins, mais c’est extrêmement rare que nos avions ne soient pas remplis au minimum à la moitié sur nos lignes régulières», rapporte l’hôtesse de l’air. SWISS utilise également ce principe de ratio aller-retour, que la compagnie nomme «rotations»: «si l’on prend en compte uniquement les rotations dont le taux d’occupation était inférieur à 10% sur un trajet et inférieur à 50% sur l’autre, le pourcentage de vols affichant un taux d’occupation inférieur à 10% ne représente que 0,05% de l’ensemble des vols sur la même période», souligne la compagnie. «Depuis un certain temps déjà, la règle dite des 80/20 – consistant à obliger les compagnies aériennes à exploiter au moins 80% des créneaux alloués dans le cadre des programmes de vol d’été ou d’hiver, est à nouveau en vigueur à Zurich, Genève et dans de nombreux aéroports à travers le monde. Cette règle donne à SWISS suffisamment de latitude pour annuler longtemps à l’avance des vols dont le taux d’occupation se révèle trop faible sans pour autant perdre les créneaux correspondants». Et de préciser: «avant de supprimer un vol, nous examinons systématiquement toutes les alternatives possibles: par exemple, en utilisant un avion de plus petite capacité. Cela permet à la fois de réduire les coûts et les émissions de CO₂ par passager».


Quand les compagnies aériennes pilotent les règles… et le climat


Ces vols fantômes posent un triple problème: ils coûtent cher aux compagnies aériennes qui préfèrent voler à vide plutôt que perdre leurs créneaux (slots), faussent la concurrence en empêchant l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché, et surtout, ils polluent. Le dernier communiqué de Greenpeace en la matière date de 2022. Il n’y a pas eu d’étude depuis, mais on peut parier sur des chiffres au moins similaires en 2025: «les compagnies aériennes ne communiquent pas le nombre de vols fantômes, mais si elles exploitent des vols fantômes proportionnellement à leurs parts de marché, le nombre total de vols fantômes en Europe en 2022 pourrait être légèrement supérieur à 100'000. Ce nombre de vols cause des dommages climatiques équivalents à 2,1 millions de tonnes de CO₂, soit les émissions annuelles d'environ 1,4 million de voitures diesel ou essence moyennes.» Ces calculs de Greenpeace sont basés sur un avion standard moyen (Boeing 747-400 avec environ 200 sièges) et une distance de vol moyenne (environ 900 km). Pour cette distance, la consommation de kérosène est d'environ 3,6 tonnes.


Une absurdité écologique dénoncée en 2022 par Carsten Spohr, PDG de Lufthansa, qui pointait du doigt la réglementation européenne l’obligeant à maintenir près de 18’000 vols presque vides pendant l’hiver 2021–2022, pour conserver ses créneaux horaires. Une déclaration qui avait été retoquée par la Commission européenne – qui fixe le cadre légal de l’attribution des créneaux – sans que cela ne suffise à éteindre la polémique autour du «ghost flights». Cette déclaration avait ravivé les critiques envers un système aérien encore trop peu aligné avec les objectifs climatiques européens.


Vers un système plus juste et égalitaire


Yves Chatton, chargé de projets Politique et Transports à l’Association Transport et Environnement (ATE), souligne qu’un «renforcement de la transparence concernant ces vols à vide permettrait d’avoir un meilleur aperçu sur l’ampleur de ce phénomène, et de définir les solutions les plus adaptées». Et d’appeler à plus de sensibilisation du public. Selon l’office fédéral de l’environnement, il faudrait respecter un seuil inférieur à 0,6 t d’équivalents-CO2 par habitant et par an pour respecter les limites planétaires. Or, ce seuil représente à lui seul un voyage en avion aller-retour entre la Suisse et le Portugal. Autrement dit, ce voyage correspond à tout le bilan carbone d’une personne, compatible avec les limites planétaires et objectifs climatiques, indépendamment du fait qu’elle fasse d’autres efforts au quotidien.


Les effets négatifs du trafic aérien sur le climat vont bien au-delà des émissions de CO₂. La combustion du carburant des avions à haute altitude génère de la vapeur d’eau, des oxydes d’azote, du dioxyde de soufre et de la suie qui ont un effet désastreux sur le climat. Dans sa dernière fiche d’information, l’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) estime que «le trafic aérien a un effet sur le climat qui se monte au triple de ses émissions de CO₂ en tant que telles». L’aviation commerciale représentant environ 2 à 3% des émissions mondiales de CO₂, son impact total sur le climat atteint 3 à 5% des gaz à effet de serre en intégrant les émissions de NOₓ, la formation de traînées et autres effets indirects.


SWISS se félicite de sa politique: «pour atteindre nos objectifs en matière de CO₂ d’ici 2030 et 2050, nous devons actionner tous les leviers et faire avancer une multitude de mesures. Nous renouvelons notre parc aérien. Nous nous engageons en faveur du développement et du déploiement du carburant d’aviation durable (Sustainable Aviation Fuel)», un carburant alternatif au kérosène fossile, fabriqué à partir de matières renouvelables comme des huiles usagées, des déchets organiques, ou des procédés synthétiques (e-fuels). Et de conclure «nous nous efforçons d’améliorer l’efficacité de notre exploitation aérienne ainsi que la gestion de l’espace aérien afin de relier les aéroports par la voie la plus courte et la plus efficace, et soutenons des projets de protection climatique de qualité, en mettant de plus en plus l’accent sur les thématiques d’extraction de CO₂».


Avec un bilan carbone 20 à 50 fois supérieur à celui du train, l’avion interroge notre responsabilité individuelle et collective. Surtout quand on sait que 1% de la population est à l’origine de 50% des émissions dues à l’aviation commerciale (2020, ScienceDirect). Outre le SAF (Sustainable Aviation Fuel), qui est pour le moment très cher et donc très rare dans l’aviation, des solutions existent, notamment celle proposée par des chercheurs de la London School of Economics (LSE), qui consiste à mettre en place un système d’enchères progressives et combinatoires (méthode PAUSE) pour attribuer les créneaux aériens de manière plus efficace, équitable et durable, et ainsi mettre fin aux vols fantômes (source: Forbes). En utilisant plus efficacement les créneaux aéroportuaires, la mise aux enchères des créneaux supprimerait non seulement les fameux vols fantômes, mais réduirait aussi les émissions globales de carbone de chaque compagnie aérienne. Au point de se rapprocher des critères de performances environnementales, sociales et de gouvernance, fixés par l'agence de notation ESG Vigeo Eiris.


Au niveau international, des instances comme l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) travaillent aussi à renforcer les cadres réglementaires pour un transport aérien plus respectueux de l’environnement. Reste à les faire appliquer par les compagnies aériennes et la Commission européenne, pour que ces vols fantômes ne puissent plus passer sous les radars.

1 Comment


guy.coste
il y a 4 jours

Je trouve affligeant que cet article ne mette pas en cause l'arnaque carbonique.

Le nombre d'absurdités qu'elle engendre est tellement colossal que les effets de quelques vols presque à vide (le fret n'est pas visible aux passagers) ne vaut même pas qu'on s'en inquiète (de toute manière il faut bien pouvoir assurer le vol retour, tout comme pour le transport terrestre ; les gens qui s'expriment n'ont-ils- jamais voyagé dans un bus, un car, un train ou un tram vide au moins sur une partie du trajet ?).


Tous les journalistes (et les élus) devraient suivre un cours élémentaire d'astronomie afin de cesser de répéter ad nauseam les mensonges effrontés inventés par le très malthusien Club de Rome.

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