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Article rédigé par :

Ariane Bilheran

Du rituel à la soumission: aux sources psychiques de la banalité du mal

De Hannah Arendt à Milgram, de Terestchenko aux rituels contemporains: cette chronique explore le ressort psychique du basculement vers le totalitarisme ce premier acte d’obéissance qui enclenche la réécriture intérieure, la soumission au groupe et la propagation des idéologies. Antidote? Présence à soi, rationalité et courage de l’isolement quand il faut dire non.

banalité du mal
© DR

Depuis ma tendre jeunesse, je m’interroge sur ce qu’Hannah Arendt a conceptualisé de manière très synthétique, à savoir, «la banalité du mal» ou, plus exactement, sur ses ressorts psychologiques. Cette interrogation fut à l’origine de mes recherches sur la «psychopathologie du totalitarisme», une nouvelle voie d’investigation que j’ai conçue pour comprendre les processus psychiques à l’œuvre qui pourraient expliquer la transformation des comportements de certains individus, en contexte totalitaire.


En particulier, comment certains individus, parfaitement «normaux» dans un contexte «normal», sont-ils susceptibles de devenir les pires bourreaux et ce, alors qu’ils n’ont, parfois même, aucune affinité avec l’idéologie qu’ils servent? Cette question est loin d’être anodine, lorsque l’on constate aujourd’hui que l’humanité n’a, en aucun cas, résolu les problématiques d’endoctrinement totalitaires, avec leurs engrenages génocidaires. Lesquels sont notamment analysés par d'éminents historiens des génocides du XX siècle (cf. les travaux d’Omer Bartov, par exemple, que j’ai déjà cités par ailleurs).


Nous avons récemment pu voir des jeunes soldats reprocher au gouvernement israélien de les avoir contraints à commettre des actes qu’ils n’auraient pas commis en d’autres circonstances. Les cas de conscience sont tels que l’armée israélienne fait face à des vagues de suicides qu’elle tente d’étouffer. Une véritable boîte de Pandore dans un État qui a, dès sa création, et par nécessité pour sa survie, formé une armée de citoyens et militarisé sa jeunesse (jeunes hommes et jeunes femmes), dont le pouvoir exige qu’elle soit envoyée sur le front dès l’âge de 18 ans, en condamnant les objecteurs de conscience.

 

Les origines de la «banalité du mal»


Hannah Arendt s’était donc rendue au procès d’Eichmann à Jérusalem, procès qui fut ouvert le 11 avril 1961. Ce criminel nazi fut capturé dans une banlieue de Buenos Aires le 11 mai 1960 avant d’être extradé. Certains disent et peut-être à raison qu’Eichmann a joué un rôle lors de ce procès en se prétendant inoffensif, peu sujet à l’idéologie nazie, et se contentant d’exécuter des ordres. Il est peut-être vrai qu’il utilisa cette ligne pour sa défense en dupant son auditoire, mais le constat d’Hannah Arendt est peut-être vrai aussi: à savoir, qu’il s’agissait d’un «fonctionnaire qui fonctionne», comme je l’ai conceptualisé au regard du totalitarisme, à la suite de l’excellente expression de Flaubert à l’entrée «Fonctionnaire», dans son Dictionnaire des idées reçues.


Un «fonctionnaire qui fonctionne», c’est-à-dire, un individu qui, effectivement, ne réfléchit absolument pas à la portée et aux conséquences de ses actes à l’intérieur d’un système totalitaire et se contente d’appliquer les ordres, en bon exécutant obéissant, en fonctionnaire de l’État.


Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que ce type d’individus existe, et même, qu’il s’agit, ni plus ni moins, de «l’homme de masse», tel que l’a décrit la professeur de philosophie Nadia Lamm dans un excellent article. Dans son livre Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du bien, banalité du mal, le philosophe Michel Terestchenko nous donne différents exemples de ce type de profils. Et il est un fait, à l’observation de ces dernières années, que nous constatons qu’ils sont fort nombreux.


Au cours des années 1960, aux États-Unis, la psychologie sociale avait décrit et quantifié ces comportements dits de «soumission à l’autorité», avec les célèbres expériences de Milgram, de Solomon Asch et d’autres, qui illustrèrent que l’individu préfère se conformer à des ordres absurdes plutôt que d’affronter seul un groupe. En clair, on préfère hurler un mensonge avec les loups, plutôt que de se risquer à proclamer une vérité qui entraînera isolement et persécutions.


Ce que je souhaiterais développer ici est l’origine de cette «banalité du mal», puis son processus de dégradation. Michel Terestchenko insiste beaucoup sur le premier cas d’obéissance qui conditionnera, en effet, la suite des actes. Il nous faut comprendre cette soumission à l’autorité de manière très concrète: le premier acte d’obéissance conditionne l’engrenage. Comprendre ce point permet aussi de réfléchir aux moyens pour «rétropédaler» dans le cas d’une obéissance obtenue précocement, ou encore, pour ne pas y souscrire, en mesurant en amont la gravité de ce premier acte.


De quoi s’agit-il, au fond? D’appréhender avec clairvoyance que, si j’obéis une première fois à un ordre avec lequel je suis profondément en désaccord, mon psychisme fera en sorte de justifier a posteriori cet acte, pour lui conférer une légitimité. Car, sinon, je serais obligé de me confronter à un conflit psychique interne, qui n’est précisément plus uniquement de nature psychique.


Pour apaiser la honte et la culpabilité, le psychisme réécrit l’histoire après coup

Le conflit psychique est le suivant: est-ce que je choisis d’obéir à un ordre avec lequel je suis en désaccord? Ici, il n’est plus uniquement de nature psychique, dans la mesure où j’ai déjà obéi à l’ordre en question. Je dois donc affronter non seulement le conflit psychique en question, mais encore une représentation dégradée de moi-même, en tant qu’ayant accompli des actes que je réprouve. Pour apaiser la tension psychique, la honte et la culpabilité qu’elle engendre, le psychisme réécrit l’histoire après coup, de manière à justifier la raison pour laquelle j’ai agi ainsi, et à la rendre acceptable.


Or, cette première obéissance conditionne la suivante: à partir du moment où je me suis engagé dans un chemin avec mon corps, dans mon incarnation et sa matérialité, il me sera beaucoup plus difficile de revenir en arrière. Me voici pris dans la spirale d’un cercle vicieux dont il est de plus en plus pénible de sortir, à mesure que les actes s’enchaînent à la faveur de l’acceptation de l’acte précédent, et de sa réécriture. De quoi expliquer l’attitude de tous ces «fonctionnaires qui fonctionnent» et qui se mettent au service du mal, sans réellement en avoir ni la conscience ni même le désir.


Le processus est identique à celui des systèmes mafieux ou sectaires: à partir du moment où l’on a mis le petit doigt dans l’engrenage, il est très difficile d’y renoncer, de consentir à perdre ce petit doigt pour récupérer le reste de son intégrité. Aussi, l’individu fini dévoré tout entier par le système totalitaire. Et c’est ce à quoi joue, dès le départ de sa «mise au pas», le système totalitaire: à l’asservissement des individus à travers différents rituels dont j’ai développé la nature par ailleurs. 


Il s’agit impérativement d’obtenir de l’individu, le plus précocement possible, un gage de soumission. Un acte avec lequel sa conscience est en désaccord, sans qu’il parvienne à résister à cet acte, soit par manque de réflexion, soit par précipitation, soit par manipulation (notamment à la peur). Ce n’est pas un hasard que tous les totalitarismes exigent différentes attitudes concrètes de la part des citoyens concernant les idéologies du moment. Et il n’y a pas de petit rituel… On peut penser aujourd’hui à l’absurdité du recyclage dans les entreprises, avec une succession de différentes poubelles de couleur, alors que les grandes multinationales ne se gênent pas pour polluer la planète et que les politiques européennes menacent elles-mêmes la survie de la Méditerranée.


À travers ces rituels, il s’agit de soumettre le citoyen à l’idéologie: une fois que les actes sont commis, le psychisme devra ensuite les justifier à soi-même… «Pourquoi ai-je agi ainsi?» Et intervient la réécriture de l’histoire: «parce que je suis un bon citoyen qui se préoccupe de l’écologie», par exemple. Dans différents cas, ce premier acte exigé par le système totalitaire est un acte où la personne engage une signature (donc son nom), contre son désir. On peut penser aux attestations de sortie durant le COVID: comment est-il possible que des gens signent des autorisations de sortie pour eux-mêmes? Il y a quelque chose d’extrêmement schizophrène, et c’est précisément cette dissociation que recherche le système totalitaire.


Aussi, pour entraîner les individus à commettre des actes, même minimes, avec lesquels ils sont profondément en désaccord, ou auxquels ils n’ont pas réfléchi mais qui les engagent dans l’idéologie, le système totalitaire utilise la propagande. Nous avons en tête de nombreux slogans qui sont des entraves à la pensée, comme «Je baisse, J’éteins, Je décale», «Tous vaccinés, tous protégés». Autant de slogans construits par le nudge pour coloniser le cerveau des individus et en faire des exécutants de l’idéologie. De sorte qu’ensuite, ils justifient leur action en soutenant ce même discours de l’idéologie (dont je rappelle qu’elle est une croyance bien éloignée de la réalité de l’expérience et de la vérité logique).


En outre, cette propagande fonctionne à la peur et à la culpabilité: «si je ne me lave pas les mains dix fois par jour, je risque d’attraper un virus mortel et de mourir, ou encore, je risque de tuer mes proches qui sont en mauvaise santé»! J’ai déjà, dans mes travaux, développé l’importance de ces deux émotions au cœur des stratégies de manipulation de masse.


Tout se joue, donc, lors de ce refus initial: si je signe le courrier ou la lettre avec laquelle je suis en désaccord, ou qui m’autorise à moi-même de sortir dans un rayon géographique limité, c’est-à-dire, me rend soumis à l’injonction du gouvernement qui dit que je n’ai pas le droit de sortir de chez moi à plus d’un kilomètre et ce plus d’une heure par jour, je suis malgré moi contraint dans un processus de soumission duquel la sortie sera de plus en plus éprouvante à mesure que je m’y soumets.

 

Le refus initial suppose plusieurs prérequis


Le premier est d’avoir repéré qu’il s’agit d’une exigence d’obéissance et de soumission. Le deuxième, d’en avoir conscientisé les implications. Le troisième, de ne pas s'y soumettre ou alors, dans le cas où on le fait, s'y soumettre en ayant compris qu’il s’agissait d’un jeu de dupes… Ces prérequis supposent l’existence de ce que Terestchenko appelle la «présence à soi»: le philosophe ne voit pas uniquement le mal comme étant un vice propre aux individus ce qui est le cas, bien entendu, des profils pervers et sadiques très pathologiques. Pour lui, concernant la majorité des gens, le mal est en réalité l’expression d’une division interne, d’une «absence à soi», ce que je reformulerais en termes psychopathologiques: d’une dissociation psychique qui transforme l’individu en support d’une idéologie dont il ne comprend ni les tenants ni les aboutissants. Pire, il croit souvent bien faire. Par exemple, il pense être un «bon citoyen» en prenant des douches froides ou en portant un masque, dont il est pourtant écrit sur la boîte que cela ne protège pas des virus, etc. Et c’est aussi ce que la propagande du système totalitaire lui propose: «entre dans le rituel et tu seras meilleur».


Outre ce que j’ai déjà mentionné sur la peur et la culpabilité, il s’agit d’une entreprise tout à la fois de conformisme et de narcissisation. «Je ne suis pas mauvais, puisque je commets des actes louables»: c’est bien ce dont l’individu doit se persuader. Seule la «présence à soi» permet d’acquérir, selon Terestchenko, l’aptitude à résister à ces injonctions et à ne pas se laisser entraîner dans ce premier acte fondateur d’obéissance. Nous avons vu l’engrenage délétère qui découle de ce premier acte d’obéissance, mais les conséquences de ne pas y entrer sont aussi extrêmement puissantes, et nous devons l’avoir à l’esprit. Puisque, de ce refus initial, l’individu conquiert son unité interne et pourra la renforcer à mesure d’autres refus ultérieurs. En somme, il affirme son indépendance d’esprit, et c’est bien l’acte qui fait l’homme. Car c’est l’acte qui corrompt ou qui renforce l’intégrité de la personne.

 

Les conditions de la «présence à soi»


C’est la raison pour laquelle cette «présence à soi» doit être particulièrement travaillée aujourd’hui. Elle revêt, de mon point de vue, plusieurs dimensions.


La première est une attention portée à ces émotions en particulier, au sentiment de sécurité intérieure de manière à ne pas se laisser entraîner malgré soi, de façon aveugle, dans des actes, par simple réaction stéréotypée de peur. Or, nous voyons bien que ce qui fut activé dès 2020 fut une «pandémie de peur», pour reprendre les termes du psychiatre américain Mark McDonald, aux côtés duquel j’étais intervenue lors d’un symposium à Lisbonne, en 2021.


La deuxième dimension est le renfort de la rationalité, c’est-à-dire, de l’aptitude à réfléchir à ses actes avant de les commettre. Ce point suppose une prise de distance entre l’impulsion et la raison. Ce que l’on oublie trop souvent est que la rationalité n’est pas donnée en soi; elle relève des aptitudes que le psychisme humain acquiert de haute lutte, à partir de «l’âge de raison», et que nous appelons des «processus secondaires»: ils sont à travailler et à renforcer, avec une application longue et soutenue. J’avais expliqué, lors d’un entretien en 2022, pour quelles raisons l’étude de la grammaire était essentielle dans l’apprentissage de la rationalité chez l’enfant: parce qu’elle permet de mettre une distance salutaire avec l’énoncé.


Une phrase n’est pas seulement à absorber telle qu’elle, elle est à analyser dans ses fonctions et son architecture interne, avec un effort d’abstraction. Actuellement, nous vivons un moment d’irrationalité collective majeure, comme le furent tous les moments totalitaires de l’histoire de l’humanité, avec d’abondantes suggestions pour «débrancher son mental». Or, si «penser est dangereux», «ne pas penser est encore bien plus dangereux», comme le rappelait Hannah Arendt! Seule la rationalité nous permet de faire face au délire qu’est cette pathologie collective de la paranoïa totalitaire que j’ai conceptualisée dans mes travaux. À cet égard, l’étude de la logique, de la grammaire, de la rhétorique, des langues anciennes sont de puissants remparts face au totalitarisme, mais surtout face à cette injonction d’obéissance qui est requise du citoyen dès ses premiers actes d’adhésion sectaire à l’endoctrinement totalitaire.


La troisième dimension est un travail approfondi sur l’angoisse d’être seul et sur ses liens d’attachement. Car nous savons, depuis la psychologie sociale, que l’individu se prête au conformisme par peur d’être exclu du groupe et d’en devenir ensuite le bouc émissaire. Peu d’individus ont la force de résister à un discours dominant et c’est là l’un des problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés.

 

En définitive, je souhaiterais insister sur la nécessaire réflexion quant à cette «banalité du mal». Car, ce qui fait advenir et durer les systèmes totalitaires, ce n’est pas tant le pouvoir, avec ces pathologies sadiques transgressives (perversion, paranoïa et psychopathie) telles que je les ai décrites dans leurs alliances, mais l’obéissance d’une masse dont les individus qui la constituent se sont dessaisis de leur esprit critique, en se laissant non seulement imposer des émotions factices par la propagande, mais encore destituer de leur rationalité, et partant, de leur responsabilité. Cette même responsabilité que suppose la liberté de l’esprit et qui nous concerne absolument tous. À chacun de retrouver ces espaces de liberté interne, c’est-à-dire de «présence à soi», pour penser, en amont, la nature de ses actes, aussi minimes qu’ils paraissent.

Pour approfondir

Bilheran, A. 2023. Psychopathologie du totalitarisme, Trédaniel.

Terestchenko, M. 2005. Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du bien, banalité du mal, La Découverte.

1 commentaire


asjrdt
19 oct.

Merci, Madame, de cet article. L'idéologie numérique du "développement inéluctable" qui impose de facto aux personnes d'être connectées en (quasi-)permanence, ne serait-ce que pour savoir si le train qu'elles ont prévu de prendre selon l'horaire circule bel et bien, fonctionne de manière similaire à ce que vous décrivez. Et la saga-COVID a facilité l'accélération du phénomène...

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