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Article rédigé par :

Eric Filiol

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Mutations et échecs du renseignement: les espions ont-ils encore un avenir?

Dernière mise à jour : 26 oct. 2024

Eric Filiol est scientifique de formation. Après 22 ans dans l'Armée de Terre française, où il a toujours fait de la recherche et de l’opérationnel, il a travaillé dans le domaine des technologies de l’information et dans le monde du renseignement. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur en cryptologie (BESSSI), d’un doctorat en mathématiques appliquées et informatique de l’Ecole Polytechnique et d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) en informatique de l’Université de Rennes, il possède également des qualifications OTAN dans le domaine du renseignement et d’Info Ops. Il est actuellement consultant expert dans le domaine de la protection de l'information et des systèmes.

Espionnage
© Pixabay

Il existe de nombreuses définitions du renseignement mais l’expérience m’a convaincu qu’aucune d’elles ne capture vraiment la réalité complexe que le renseignement recouvre. Avec les années, la définition suivante s’est imposée: «le renseignement est la recherche de la vérité dans un monde de mensonge».


L’objection qui apparaît constate le fait de remplacer une complexité par une autre, encore plus complexe. En fait ce n’est pas le cas. Si le concept de vérité est effectivement complexe c’est parce que l’humanité l’a rendu complexe. Prenons ce passage célèbre du Nouveau Testament dans lequel Jésus est confronté à Pilate (Jean 18). Jésus donne une définition absolue mais dérangeante pour Pilate, lequel préfère répondre «Qu'est-ce que la vérité?»


Pilate[1] représente les puissants de ce monde, et par extension tous les décideurs (étatiques, politiques, chefs d’entreprises, etc.) pour lesquels la vérité est une réalité fuyante avec laquelle ils composent sans cesse, la tordant pour gérer leurs peurs, leurs impuissances et leurs aveuglements et ultimement pour faire plaisir à la population (la foule). Tout cela capture l’essence des problématiques du renseignement et ce préambule n’a pour but que de fixer un contexte précis.


En matière de renseignement, il y a essentiellement quatre étapes:


  1. L’expression du besoin initiée par le «client» (décideur politique le plus souvent, mais cela peut être un chef d’entreprise)

  2. La collecte et le traitement. Pertes de connaissances (remplacement maths par puissance de calcul, apparition de logiciels espions type Pegasus, Predator, intelligence artificielle…). Augmentation de la connaissance qui permet de prendre conscience et de contourner/leurrer. Pour le renseignement humain, perte de virginité numérique et éloignement du terrain. La notion de collecte repose sur celle de capteurs qui sont exposés à la cible, laquelle peut avec la bonne connaissance les bloquer, les brouiller et surtout les leurrer ou les intoxiquer

  3. La traduction et l’analyse (exploitation). Finesse culturelle et interculturelle indispensable.

  4. La prise en compte dans la décision (par le politique, le chef d’entreprise, le chef militaire…). Perte de la culture et de sens critique par les élites. Phrase de Franck Herbert «Le véritable maitre d’une chose n’est pas celui qui la possède mais celui qui peut la détruire.»


Depuis l’arrivée du numérique (fin des années 90) et les mutations des sociétés, en particulier dans les pays hors USA/Europe, l’augmentation et la dissémination de la connaissance technique un peu partout dans le monde et enfin l’évolution des mentalités dans les classes politiques (déclins et perte de la notion de patriotisme et de souveraineté dans les pays occidentaux, ascension dans les autres), tous ces changements de contexte révolutionnent de plus en plus et de manière importante la capacité du renseignement, son efficacité, voire sa validité.


Hormis en situation de guerre et pour traiter un théâtre d’opérations, le renseignement concerne de plus en plus la sphère «civile» (surveillance globale) et politique. Avec la lutte contre le terrorisme, contre les mafias, contre le blanchiment, contre l’ingérence et l’influence, etc. les priorités et préoccupations ont changé, avec pour conséquence une relative perte/manque de savoir-faire.


Le contexte légal est devenu également plus complexe à gérer pour les Etats démocratiques, car la menace s’internalise de plus en plus. Les rivalités entre services (extérieurs contre intérieurs) sont exacerbées par une définition du périmètre qui devient de plus en plus floue. Les jeux d’appareils ou d’organismes supplantent l’intérêt national et le bien commun, face à des politiques plus soucieux de leur audience et popularité sur X/Twitter que d’avoir une vision et de définir/tenir un cap face à une menace protéiforme dont l’enjeu est d’éradiquer nos valeurs et notre histoire: bref ce que nous sommes et représentons fondamentalement au regard de l’Histoire.


L’expression du besoin


Si les services de renseignement bénéficient en général d’une certaine autonomie, elle reste cependant plus ou moins relative, en particulier pour des questions politiques ou budgétaires. Les limites sont fixées par le pouvoir politique et assez souvent orientées par ce dernier en fonction de ses priorités, voire de sa vision (voir plus loin la problématique des «vaines idoles»).


Ainsi, la plupart des pays européens, pendant trop longtemps se sont interdit (et ce au moins jusqu’en 2015) d’espionner les USA, voire la Russie ou la Chine. Les révélations de Snowden en 2023 et la crise actuelle en Ukraine ont montré toute l’erreur de cette position. Un pays n’espionnera que les pays de même taille ou plus petits que lui. Rapport de force, intérêts commerciaux, adaptation des moyens et risques de représailles obligent[2].


«La fonctionnarisation des esprits et le carriérisme ont remplacé l’idéal et le sacerdoce patriotiques»

L’aspect budgétaire en découle. Le renseignement coûte de plus en plus cher et les Etats ont des marges budgétaires de plus en plus limitées. Il n’est pas possible de couvrir une multitude de cibles.  Il faut donc prioriser en fonction des demandes «client». En outre, le contrôle des budgets et autres fonds spéciaux ou secrets s’est renforcé ces dernières années. L’usage de ces derniers est devenu plus délicat ce qui limite la nature de certaines activités. Il ne faut pas oublier également un gaspillage encore trop important, souvent par incompétence ou par manque de gestion opérationnelle réellement professionnelle. Il est intéressant de noter d’ailleurs que, presque tous pays confondus, cela coïncide avec la chute des personnels militaires ou d’origine militaires dans les effectifs de la plupart des services occidentaux (USA compris). La «civilianisation» des services est une catastrophe. La fonctionnarisation des esprits et le carriérisme ont remplacé l’idéal et le sacerdoce patriotiques.


Un troisième aspect guide, conditionne ou limite la demande du client: la dimension culturelle. Nous sommes l’héritage d’une histoire avec ses valeurs, sa morale ou son éthique, ses commandements (dans le cas judéo-chrétien). Cet héritage nous impose – consciemment ou non – des limites que nous ne sommes pas toujours prêts à franchir. Autrement dit, la «fin peut-elle toujours justifier les moyens». Dans certains pays, la culture politique (héritée d’une histoire, en réaction souvent de notre propre histoire et de nos valeurs) répond par l’affirmative (Russie, Chine, Corée du Nord en sont les meilleurs exemples). Le poids des opinions publiques et la transparence digitale vis-à-vis d’elles (un secret finit toujours par être découvert) dans les pays occidentaux ne nous placent pas dans la même position que pour des pays dictatoriaux où l’opinion publique est au mieux méprisée voire réprimée.[3]


La collecte et le traitement


La collecte repose sur des capteurs: techniques (satellites, écoutes, interceptions, piégeage, logiciels espions, etc. ) ou humains (sources, agents, «honorables correspondants» parmi lesquels figurent toutes les professions du diplomate au journaliste en passant par les cadres de l’industrie ou des personnels académiques, interrogatoire de prisonniers, etc. ). Ainsi, les principaux domaines et techniques du renseignement sont déterminés par la source de l’information:


  • Techniques (les principales)

o  ROEM Renseignement d’origine électromagnétique: inclut le SIGINT (Signal Intelligence), l’ELINT (Electronic Intelligence), COMINT (Communication Intelligence), MASINT (Measurement and Signature Intelligence)

o   ROIM Renseignement d’origine Image: GEOINT (imagerie satellite)

o   Renseignement d’origine cyber qui se résume essentiellement à l’OSINT élargi (Open Source Intelligence) pour sa partie passive et à l’usage de logiciels espions, de virus ou autres programmes offensifs (les plus connus sont Carnivore (2001), Pegasus, Predator).

  • Humains (HUMINT)


Ces capteurs remontent de la donnée brute qu’il faut traiter et raffiner. Quand elle est chiffrée, il faut essayer de la décrypter. Le but est de produire une donnée raffinée exploitable. 


L’expérience et l’histoire du renseignement font que le renseignement d’origine technique est considéré comme beaucoup plus fiable que le renseignement d’origine humaine. Une échelle allant de A0 (le renseignement ultimement le plus fiable) à A5 (le moins fiable) permet de catégoriser la confiance que l’on peut accorder à une information. Ainsi, le résultat d’un décryptement d’une communication diplomatique est classé A0 tandis que les informations venant d’un agent étranger sur le terrain (une source) pourront être considérées comme plus douteux (A4 ou A5) et devront être recoupées avec des informations de plus haut niveau de fiabilité. Comme pour l’expertise judiciaire, le renseignement construit un faisceau de preuves et d’informations convergeant vers une situation précise visée qui doit ensuite faire l’objet d’estimation confrontée à la réalité du terrain. Mais la notion de fiabilité tend à s’estomper et à perdre de sa validité.


Le problème fondamental d’un capteur[4], quelle que soit sa nature, est qu’il est manipulable par la cible (celui que l’on espionne). Alors qu’encore récemment le manque de connaissances sur les techniques d’espionnage profitait aux pays qui les mettaient en œuvre, la médiatisation des techniques, la démocratisation du savoir dans ce domaine et plus généralement dans les technologies de l’information, la montée en puissance du phénomène hacker[5].


Un capteur peut être manipulé (envoi volontaire d’informations fausses ou déformées[6]), intoxiqué (la cible sait ou se doute d’un espionnage et envoie des informations correspondant à une diversion ou un leurrage[7], saturé (attaque par déni de service), être manipulé ou lui-même manipuler et mentir (capteur humain). Enfin, dans le cadre d’une collaboration supposée de services «amis» ou «alliés», le renseignement fourni peut être lui-même d’une fiabilité douteuse. C’est le cas, par exemple, des images satellites fournies aux Français lors du conflit au Kosovo qui avaient été manipulées et faussées, pour faire disparaître la menace sur le terrain, avant de les fournir aux services de renseignement militaires français qui souhaitaient monter une opération spéciale non approuvée par les USA, mettant ainsi en danger les troupes françaises qui auraient été envoyées sur la zone. Sans la vérification avec des images fournies par les Britanniques, de qualité moindre mais d’une totale fiabilité, l’opération française aurait été un échec. On peut citer aussi les mensonges US lors du second conflit irakien sur les soi-disant armes de destruction massive. 


«Dans le domaine du renseignement, on ne peut plus miser sur le tout digital»

Les informations fournies par les capteurs sont susceptibles de devenir de moins en moins fiables (même pour des informations de niveau A0) ou plutôt, il faut de plus en plus questionner leur fiabilité. Hélas depuis 20 ans, les services de renseignement occidentaux ont massivement investi sur le renseignement technique en délaissant le renseignement humain venant du terrain[8].


La solution face à la manipulation systématique des sources de renseignement serait de collecter différentes natures de renseignement concernant une cible ou un contexte donné et de comparer, croiser, recouper ces informations selon le principe que manipuler l’information sur l’ensemble de la gamme des techniques est quasi-impossible de nos jours (cela l’était pour l’opération Fortitude mais avec les moyens digitaux modernes une telle opération serait impossible de nos jours). La conséquence est qu’on ne plus miser sur le tout digital. Dans le domaine du renseignement, c’est dépourvu de sens et cela est en plus dangereux. Il faut réintroduire une part importante d’HUMINT. Or, les services des pays occidentaux ont considérablement réduit et négligé ce type de renseignement (en particulier l’infiltration par des agents clandestins[9]) et les techniques associées (connaissance fine des zones, des langues dites «rares[10]», de la culture locale… ). Aucune traduction automatique fut-ce dopée à l’IA ne vaudra jamais un linguiste aguerri qui saura capter toutes les finesses et particularités culturelles d’un langage[11].

 

La traduction et l’analyse (exploitation)


La troisième étape consiste à évaluer, analyser et croiser en vue de faire des synthèses destinées aux décideurs/clients. Là interviennent d’autres problèmes. Les services de renseignements ont tendance à multiplier les étapes de validation. Le travail produit par les traducteurs puis les analystes est, in fine, relu et validé par des échelons supérieurs qui en général n’ont pas la connaissance et la finesse/expertise des acteurs précédents. Mais ils jugent et décident non pas en fonction des faits mais de leurs opinions, préjugés et souvent dans l’optique de «plaire au prince» ou du moins de s’en faire remarquer. Combien de fois ai-je constaté, en discutant avec le pool des traducteurs auxquels nous fournissions des textes clairs issus du décryptement, qu’un relecteur décidait de transformer une phrase au conditionnel en une phrase à l’indicatif! Le sens en était transformé (et pour certaines langues un conditionnel peut avoir une signification très particulière) et les conséquences décisionnelles tout à fait transformées.


Cette transformation arbitraire du renseignement lors de cette phase, sans validation terrain complémentaire, sans exercice du nécessaire sens critique et de l’humilité intellectuelle intervient beaucoup souvent qu’on le pense. Chaque échelon hiérarchique peut ainsi introduire son biais. Certains ratages célèbres dans l’histoire du renseignement peuvent s’expliquer par ce phénomène.


«La vie ne s’apprend pas sur un banc d’université»

L’autre effet vient de la capacité naturelle des services de renseignement à s’auto-intoxiquer. Dans une situation donnée, un décideur choisira la complexité (voir le tortueux) plutôt que d’envisager un scénario ou une hypothèse plus simple en tout cas pragmatique (principe d’Ockham). A l’inverse, il peut aussi favoriser une solution simpliste qui correspond à ses préjugés (vaines idoles). En gros, faire coller la réalité à ses désirs ou «l’atmosphère politique» du moment.


Enfin, le morcellement des connaissances et l’hyperspécialisation des analystes amorcée à la fin des années 90 ont eu et ont un effet catastrophique. La richesse culturelle et l’esprit universel ont été remplacés par des domaines d’expertise silotés et restreints, débouchant fatalement sur une courte vue[12]. Il vaut mieux une vue générale imprécise mais globalement exacte qu’une connaissance exacte et précise mais en décalage avec la réalité. Combien de spécialistes/analystes d’une zone ne parlent plus la langue et principaux dialectes de cette zone, en ignorent les finesses culturelles et interculturelles et n’ont même jamais été dans ladite zone! La vie ne s’apprend pas sur un banc d’université. Combien d’ «experts» en cybersécurité et cyberguerre, de threat intelligence n’ont jamais vu un code de virus, jamais vu une trame IP et ne connaissent même pas les principes techniques de base de la cybersécurité?


La prise en compte dans la décision


Le renseignement (sous forme de notes de synthèse le plus souvent) parvient au «client» qui va devoir l’intégrer dans sa décision politique. C’est probablement à ce niveau que se situent les problèmes les plus critiques. Trois types principaux peuvent être distingués.


Le premier est celui des vaines idoles[13]. Le client refuse de prendre en compte le renseignement et le rejette parce qu’il est en décalage avec son histoire personnelle, son agenda personnel, par excès d'hubris et, dans certains cas, par manque d’expérience[14] et de recul. Nombreux sont les cas dans l’histoire: de l’attaque de la Russie par l’Allemagne nazie, la guerre du Kippour (la commission Agranat a reproché le dogmatisme du Mossad poussé jusqu’à l’aveuglement) ou plus récemment l’aveuglement du dirigeant israélien, obnubilé par la Cisjordanie et négligeant – malgré les rapports de ses services – celui lié à la bande de Gaza, la liste est très longue. Certains «clients» du renseignement peuvent même être dans l’indécision totale, incapable de mettre en balance les faits issus du renseignement et de prendre un risque pour aller contre sa propre vaine idole (situation de l’âne de Buridan).


«Les services de renseignement sont marginalisés, deviennent démotivés et se fonctionnarisent encore plus»

Le second risque rejoint le premier mais est en quelque sorte doté d’une certaine perversité, ce que les politiques préfèrent appeler «realpolitik[15]». Le dirigeant sait que le renseignement est précis, véritable et exact mais sciemment il décide de ne pas le prendre en compte pour favoriser une situation, certes souvent problématique et scandaleuse, plus confortable et moins risquée. Les exemples ne manquent pas. Le lecteur pourra très utilement regarder l’excellentissime reportage (en trois parties) de Christophe Bouquet et Mathieu Verbout intitulé Mafias et Banques (en particulier la troisième partie qui montre comment, à une certaine époque, les gouvernements anglais  et danois ont sciemment aidé à blanchir des centaines de milliards de dollars des oligarques et du pouvoir russes). Ce reportage résume à lui seul toute la problématique de ce second risque. Les services de renseignement sont marginalisés, deviennent démotivés et se fonctionnarisent encore plus. Le client perd la confiance du renseignement. Sans des groupes de journalistes (OCCRP, ICIJ, etc. ) et des lanceurs d’alerte, personne n’en saurait rien.


Enfin, le troisième risque concerne la compromission du renseignement par les politiques. Ce sont des cas peu connus du grand public mais qui font des ravages. Il arrive que des politiques, ayant eu accès à des synthèses de renseignement, parlent imprudemment à la presse et compromettent non seulement le renseignement mais tout le dispositif (écoutes, agents… ) qui permet de le collecter. En Allemagne et en France, ce genre de fautes graves ont, par exemple, mis la puce à l’oreille des services iraniens qui ont alors arrêté Hans Bühler et fait éclater l’affaire Crypto AG. Un homme politique n’est jamais puni. Mais cela a des conséquences souvent catastrophiques, détruisant en quelques paroles malheureuses des années d’efforts.


Quel avenir pour le renseignement?


Tout d’abord, il est important de rappeler que le renseignement est une nécessité absolue, nationale et critique. Sans services de renseignement forts, un pays est faible. Un pays faible est condamné à avoir des services à son image et in fine à n’avoir qu’une importance marginale sur la scène internationale, voire régionale. Cependant, dans un monde où la notion de vérité devient chaque jour plus difficile à définir (les techniques de manipulation dopées à l’IA sont déjà à l’œuvre), la capacité d’intoxication et d’auto-intoxication va s’amplifier. Le renseignement d’origine technique et numérique ne peut en aucun cas être considéré seul.


Le renseignement technique ne sera possible – pour combien de temps encore toutefois – que sur des pays technologiquement plus faibles.  Les pays plus faibles, eux, vont continuer de développer du renseignement plus humain reposant sur des diasporas qui vont croitre en nombre et en taille, en particulier avec les mouvements de populations. Les services turcs (MIT) et chinois (Guoanbu) ont infiltré les démocraties occidentales plus que ces dernières sont en mesure de le faire. 


Outre le retour en force nécessaire du renseignement humain, il est indispensable que les services occidentaux fassent leur révolution culturelle et reviennent aux valeurs fondamentales: patriotisme[16], sens de l’excellence et de la mission (intérêt commun face à l’hubris ou au carriérisme qui a pour conséquence que le décideur confond le messager avec le message), restauration de la culture et de la maîtrise technique (surtout dans un monde devenu plus complexe).


«Globalement, le niveau scientifique et technique des pays occidentaux est en chute libre»

S’il existe encore des experts compétents et motivés, force est de constater qu’il s’agit d’une communauté restreinte et vieillissante. Les gardiens du temple. Les systèmes éducatifs s’écroulent un peu partout en Occident, le régalien laisse la place aux sociétés privées avides de profit plus que de contribuer à l’intérêt national[17]. Globalement, le niveau scientifique et technique des pays occidentaux est en chute libre. Ce n’est le cas ni en Russie ni en Chine ni dans d’autres pays en guerre avec l’Occident.


L’expertise encore disponible (mais vieillissante) est maintenant le plus souvent extérieure aux services de renseignement. La raison en est soit qu’elle est mieux considérée soit qu'elle dispose de plus de moyens et de libertés (journalistes, avocats, universitaires, économistes…). Les services n’attirent plus les plus motivés et les plus brillants des experts. Cela explique que le statut d’honorables correspondants ne séduit plus.


Dépouillés des attributs et de l’aura du patriotisme et de l’excellence, les services sont au mieux perçus comme une fonction publique comme une autre et au pire perçus comme incompétents ou le sérail de barbouzeries.

 

Références


Général Isaac Ben-Israël Philosophie du Renseignement – Logique et morale de l’espionnage. Editions de l’Eclat, 2004. Lecture très utile et riche de nombreux exemples qu’il n’était pas possible de mentionner ici et qui détaille la problématique des biais et vaines idoles dans le renseignement.


Christophe Bouquet & Mathieu Verbout Mafias et banques (en trois parties). Reportage Arte. Ce reportage résumé admirablement bien comment le renseignement de qualité (en l’occurrence ici le fait de la société civile et citoyenne en l’espèce de groupes de journalistes) peut être volontairement ignoré par les politiques quand il devient gênant. On peut aussi citer La (Très) Grande Évasion, film documentaire français (2022) réalisé par Yannick Kergoat. Dans les deux cas, soit les services de renseignement ont ignoré ces sujets soit les ont traité mais dans l’indifférence du politique voire son opposition.


[1] La décision prise par Pilate, en opposition avec les faits objectifs dont il disposait, capture toute la problématique du renseignement développée dans cette tribune.


[2] Ce qui explique le maître mot du renseignement est “Ne jamais se faire prendre ».

L’histoire a montré et montre tous les jours que cela est plus difficile à dire qu’à réaliser.


[3] Le lecteur intéressé par cette dimension pourra lire avec utilité les deux ouvrages suivants : Paul Feyerabend Contre la méthode : esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, éditions du Seuil 1988 et l’ouvrage des deux colonels chinois Qiao et Wang, La guerre hors limite (le titre anglais Unrestricted Warfare est plus explicite) édition Payot & Rivages 2003. Côté russe, le manifeste du Parti communiste (1948) légitime la violence révolutionnaire par le principe de la fin et des moyens. Félix Dzerzhinsky puis Lavrenti Beria l’ont tristement mise en œuvre par la suite. Elle est au cœur de la philosophie russe du renseignement actuel.


[4] C’est d’ailleurs une problématique critique dans des domaines comme la conduite autonome de véhicule voir par exemple https://www.autoweek.com/news/a60043383/autonomous-vehicles-hacking-spoofing/ 


[5] Pour illustrer l’importance du mouvement hacker, il suffit de mentionner le cas de techniques comme le Tempest (captation de signaux électromagnétiques compromettants). Réservée et connue de quelques Etats, elle est maintenant à la portée de tout bon hacker et fait l’objet de présentations, souvent innovantes, lors des conférences de hacking. Les exemples sont nombreux dans bien d’autres domaines connus des seuls services de renseignement il y a encore quelques années. De même, le renseignement d’origine radio, capacité uniquement étatique jusque fin des années 90, est maintenant tombé dans le domaine public (au moins celui des hackers).


[6] Il existe de très nombreux cas : par exemple leurrage des capteurs de la défense antiaérienne syrienne par les services israéliens en septembre 2007 (opération Orchard) pour faire croire que le ciel était vide d’avions et ainsi permettre à la chasse israélienne d’entrer sans danger dans l’espace aérien syrien. On pourrait citer des opérations similaires lors de la guerre du Kippour (leçon tirées par l’Egypte du désastre de la guerre des Six Jours), lors du conflit en Bosnie (utilisation de faux chars gonflables pour leurrer le renseignement US)


[7] Par exemple lors de l’opération d’influence Cotton Sandstorm menée par plusieurs groupes d’attaquants sous le pilotage des services de renseignements iraniens (MOIS et le corps des gardiens de la révolution islamique)  entre juillet 2022 et la mi-2023, en particulier pour soutenir les opérations palestiniennes. Plusieurs autres cas, non publics, mentionnent de faux messages chiffrés envoyés depuis les ambassades par certains pays d’importance majeure, pour détecter une probable compromission de leur trafic chiffré et éventuellement «enfumer» sur le long cours, ceux qui captent ces renseignements. Dans ces derniers cas, les révélations liées à l’affaire Hans Bühler et Crypto AG, à la fin des années 90, a fait l’effet d’un électrochoc dans beaucoup de pays qui ont pris conscience de la fiabilité relative de certains moyens de chiffrement mais aussi des possibilités de manipulation.


[8] En Europe, la différence entre la lutte efficace contre le terrorisme islamiste dans les années 90 et les échecs récents de ces toutes dernières années résident essentiellement sur la réduction voire la disparition des agents sur le terrain, des opérations d’infiltration. Sans l’aide de services étrangers de la zone du Proche et Moyen-Orient, qui eux, grâce à une diaspora importante, ont conservé une approche humaine très efficace, certaines opérations de démantèlement de cellules en Europe n’auraient pas été possibles. On peut citer également la lutte contre le narcotrafic, les réseaux banco-mafieux du blanchiment d’argent international (grâce aux fuites et lanceurs d’alerte) et bien d’autres.


[9] En discutant avec ces services occidentaux, la principale difficulté de recrutement d’agents clandestins est qu’il leur est de plus en plus difficile de trouver des candidats encore «vierges» numériquement. Etaler sa vie sur les réseaux sociaux n’est pas indiqué quand ensuite on veut endosser une autre identité pour infiltrer certains milieux. Les techniques d’OSINT (renseignement d’origine ouverte) sont maintenant devenues trop connues et la couverture du clandestin ne tiendrait pas longtemps. Dans les pays non occidentaux, ce problème ne se pose pas encore. Ce qui explique, que grâce à l’effet diaspora, les pays occidentaux sont bien plus infiltrés par des agents qu’eux sont encore capables de le faire (le cas chinois est le plus critique).


[10] Depuis 20 ans, la plupart des services occidentaux ont perdu la capacité à traiter une multitude de langues et dialectes. Les effectifs de linguistes chevronnés ont été réduits d’une manière alarmante.


[11] Je me souviens, milieu des années 90, qu’en travaillant avec des linguistes, certains algorithmes de cryptanalyse ont pu être considérablement améliorés en « injectant » des informations purement linguistiques fournies par les experts-traducteurs. Sur certains pays, il a même été possible de reconstituer les rotations des personnels du chiffre de certains pays rien qu’en analysant les particularités linguistiques de chacun d’entre eux qui transparaissaient dans les textes décryptés.


[12] Voir pour illustration la parabole des aveugles et de l’éléphant https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Aveugles_et_l%27%C3%89l%C3%A9phant 


[13] Les vaines idoles (idola tribus) ont été étudiées par Francis Bacon (1561-1626) dans son ouvrage Novum Organum en 1620 (une version en ligne est disponible sur https://philo-labo.fr/fichiers/Bacon%20Francis%20-%20Novum%20OrganumOCR.pdf). Les vaines idoles décrivent une tendance de la nature humaine à préférer certains types de conclusions anthropocentriques incorrectes, et plus généralement les idées toutes faites.


[14] En  particulier dans les démocraties occidentales où le syndrome du jeunisme dans les classes dirigeantes et la haute fonction publique commence à montrer ses limites.


[15] Les artifices sémantiques de l’Occident ne lassent pas d’étonner. Par exemple, la  corruption dans les pays non occidentaux se nomme lobbying en Occident.  


[16] Les systèmes éducatifs occidentaux (du primaire au supérieur) ne forment plus des citoyens mais des consommateurs.


[17] La situation devient catastrophique dans la plupart des pays occidentaux (contrairement à des pays comme la Russie et la Chine). Le lecteur pourra lire le  rapport suivant qui décrit la situation US https://sciencepolicyreview.org/downloads/2020/08/Vol1no7_Mandt.pdf . Elle est comparable dans la plupart des pays européens. Il est intéressant également de lire l’article de Michael Brenes (juillet 2023) sur l’état réel de l’industrie d’armement des USA https://www.foreignaffairs.com/united-states/how-america-broke-its-war-machine 

2 Comments


Lou24
Jun 03, 2024

J'en retire que la vie d'espion est bien compliquée et les analyses qui en découlent manipulées de nombreuses façons... si elles sont prises en compte correctement.

Merci,

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suzette.s
Jun 02, 2024

Merci de cette triste analyse passionnante!

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