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Article rédigé par :

Julien Monchanin, Toulouse

La Serbie gronde, l’Europe se tait

Dernière mise à jour : 27 avr.

Depuis bientôt six mois et le tragique effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, pourtant fraîchement rénovée, un mouvement social d’une ampleur inédite secoue toute la Serbie… dans une relative indifférence. En cause: la corruption systémique des institutions.

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Les jeunes étudiants cyclistes en route vers Strasbourg, ici sur la place des Héros, à Budapest (© Tura do Strazbura/Eleonora Bogdanović)

Srdjan a 35 ans. Il est programmeur et vit à Novi Sad, la deuxième ville de Serbie. Il participe activement au mouvement de protestation qui, parti début novembre des mondes estudiantin et agricole, touche aujourd’hui une grande partie de la société civile du pays. «Au moment où je vous écris, du bruit s’élève des rues et des balcons, comme tous les jours à 19h30. Les gens sifflent et font du bruit avec des couverts et des casseroles, les voitures klaxonnent dans les rues», raconte-t-il.


Son dernier fait d’armes remonte au vendredi 11 avril: «Des étudiants de l’université ont publié sur les réseaux sociaux une invitation à se rendre au campus à 1h30 du matin. De nombreux sympathisants se sont déplacés sans même savoir de quoi il s’agissait. J’étais alors au pub et, lorsque j’ai appris que nous allions bloquer les transports publics de Novi Sad, je suis rentré chez moi, j’ai pris mon sac à dos et suis allé les rejoindre. J’ai fait du café et du thé pour tout le monde jusqu’au petit matin. Ce blocage a eu lieu, car les bus publics devaient servir à conduire les partisans du régime à leur rassemblement de Belgrade, qui s’est tenu samedi 12. Je peux vous dire que certains éléments des forces de police anti-émeutes, qui autrefois faisaient un usage parfois excessif de la force, font maintenant preuve de plus de retenue».


La corruption dans le viseur


Srdjan est loin d’être un cas isolé. Eva*, 38 ans, cadre du secteur privé dans le nord du pays, était à la grande manifestation organisée par les étudiants à Belgrade le 15 mars dernier: « Le régime, incapable de trouver une réponse aux blocages et conscient que satisfaire les revendications des étudiants entraînerait l'emprisonnement de tous, y compris du président, a recouru à des groupes de hooligans qui attendaient au parc Pionirski. En témoignent les nombreuses photos et vidéos circulant sur les réseaux et montrant des hommes masqués, armés de marteaux et de haches. Ils ont jeté des pierres et d'autres objets sur les étudiants. Un silence de quinze minutes en hommage aux victimes de la tragédie de Novi Sad a été violemment interrompu par une sorte de canon sonore. J'étais alors dans le parc Manjež, mais j'ai entendu le bruit et l'agitation». À sa montre, il était bien 19h11, heure avérée de l’événement.

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La manifestation du 15 mars, à Belgrade, aurait rassemblé 275'000 à 300'000 personnes. Du jamais vu dans l’histoire récente du pays (© via Nova.rs/Vladislav Mitić).

«Plus tard, poursuit Eva, une de mes meilleures amies m'a raconté qu'elle s'était rendue près du SKC (centre culturel des étudiants) et que le bruit lui avait fait penser à l'atterrissage d'un avion géant au milieu de la foule. La panique a éclaté et elle est tombée. On lui a marché dessus. Très choquée, elle a consulté un médecin à cause de douleurs aux oreilles. Comprenant que le régime avait clairement l'intention de provoquer la violence, les étudiants ont décidé de mettre fin à la manifestation et ont appelé les citoyens à se disperser pacifiquement».


encadré étudiant

Petit retour en arrière. Le 1er novembre dernier à 11h52, l’auvent de la nouvelle gare de Novi Sad s’effondrait, faisant 14 victimes et trois blessés graves, dont deux sont décédés depuis. En fonctionnement depuis mars 2022, cette gare avait été rénovée par les entreprises chinoises China Railway International et China Communications Construction Company, en collaboration avec deux groupes d’ingénierie, le français Egis et le hongrois Utiber. Les travaux auraient été largement surfacturés. Ana Otašević, qui couvre l’actualité serbe pour Le Monde Diplomatique, a recueilli le témoignage du seul ingénieur du chantier disposé à parler et désormais menacé par les autorités, lequel évoque des prix gonflés de 50 à 200% par rapport à ceux du marché, ainsi qu’une marge supplémentaire de 12% facturée par les Chinois. «Ces chiffres ont été vérifiés par d’autres médias, notamment locaux, suite à la publication de documents par le gouvernement, à partir de janvier», commente la journaliste.


Mobilisation massive


La surfacturation fait partie des us et coutumes locaux. Srdjan nous parle, par exemple, du grand projet de l’Expo 2027 à Belgrade, avec «de nombreuses entreprises impliquées liées au parti au pouvoir», le SNS. Un projet qui inclut la construction d’un stade national dont le coût, estimé en 2021 à 257 millions d’euros, aurait été réévalué courant 2024… à 910 millions d’euros. Savo Manojlović, activiste et élu d’opposition à l’assemblée municipale de Belgrade, estimait l’an dernier que 600 à 700 millions d’euros seraient détournés dans l’opération.


Mais c’est le triste accident de Novi Sad, devenu un symbole de la corruption structurelle en Serbie, qui aura finalement mis le feu aux poudres. Depuis, les actions et manifestations sont quotidiennes et les facultés du pays occupées. «C’est le mouvement social le plus important qu’ait connu la Serbie. Lors de la manifestation du 15 mars, il y avait trois ou quatre fois plus de monde que lors de celles du 5 octobre 2000 contre Milošević», assure Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, qui confirme au passage le récit d’Eva: «Tout semblait prêt pour un affrontement près de la place du Parlement, où l’on ne comptait d’un côté que 100 à 150 étudiants pro-régime protégés par la gendarmerie locale (qui s’apparente à nos CRS), et de l’autre les étudiants du mouvement, soutenus par des vétérans de la 63ème brigade de parachutistes. Mais aussitôt après le tir du canon à son, les étudiants ont choisi de tout arrêter, réaction pacifique prouvant l’intelligence collective du mouvement». Selon certains comptages, entre 275'000 et 300'000 personnes manifestaient ce jour-là.


L’expert rejette cependant l’hypothèse d’une répression policière organisée, et préfère parler d’initiatives isolées: «On aurait pu imaginer une réaction d’envergure, mais les forces de l’ordre n’ont pas chargé comme on peut le voir ailleurs. En Serbie, tout le monde a un fils, une fille ou un neveu étudiant. Les étudiants serbes restent auréolés d’un certain prestige. Les épisodes avérés de voitures qui ont foncé dans la foule lors de manifestations sont plutôt le fait de sbires du régime, dont certains ont été arrêtés, même si l’on a peu d’informations là-dessus. Quoiqu’il en soit, le fait que des étudiants aient été blessés a certes contribué à radicaliser le mouvement».


Un mouvement à part


Tant pour des raisons philosophiques que pour la sécurité de ses partisans, ce mouvement étudiant se veut apolitique et sans leaders déclarés. Il paraît davantage opposé au système de corruption qu’à ceux qui l’incarnent (lesquels ne sont d’ailleurs jamais nommés). Assez typique de l’époque, il se caractérise par une appétence pour les réseaux sociaux et une grande méfiance vis-à-vis des médias, dont toutes les demandes doivent être approuvées par des plénums.


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L'auvent de la gare de Novi Sad pendant les opérations de secours (© DR)

Pour surmonter l’inévitable diversité d’opinions, il repose sur une poignée de revendications très concrètes et fédératrices: publication de toute la documentation touchant à reconstruction de la gare de Novi Sad, confirmation par les autorités de «toutes les personnes soupçonnées d’avoir agressé physiquement des étudiants et des professeurs» et «ouverture de poursuites pénales à leur encontre», abandon des poursuites contre les étudiants arrêtés, augmentation de 20% du budget de l’enseignement supérieur et, désormais, une «enquête détaillée» sur la fameuse panique provoquée le 15 mars. Autour de cette base étudiante et dans toute la Serbie, des quartiers, des villes et même des villages ont progressivement constitué leurs propres zbors, ces assemblées dans lesquelles s’exerce une forme de démocratie participative.


«On aurait tort de faire un raccourci avec nos propres mouvements de contestation, prévient néanmoins Florent Marciacq, co-directeur de l'Observatoire des Balkans à la Fondation Jean Jaurès. On ne peut pas parler d’un mouvement cosmopolite, ni de rupture avec le fort sentiment national serbe. La pluralité d’opinion reste importante en son sein. L’accord entre protestataires repose surtout sur les promesses non tenues du système». De même, ce mouvement ne vient pas de nulle part: «Il s’inscrit dans un contexte, dans un crescendo, avec des manifestations régulières, tous les ans ou presque, depuis une dizaine d’années, pour divers motifs comme le pluralisme politique, le projet local d’extraction de lithium ou la fusillade de mai 2023 dans une école de Belgrade».


UE: la sécurité à tout prix


Alors qu’Emmanuel Macron a tout récemment reçu le président Vučić et qu’un groupe de 80 étudiants vient de rallier Strasbourg à vélo depuis Novi Sad pour alerter les cadres de l’Union européenne sur la situation, le silence des Capitales du continent interroge. Elles qui ne sont pourtant jamais avares de leçons de démocratie. Il y a, bien sûr, des motifs économiques, entre la livraison prévue de 12 Rafale par la France, la collaboration récemment renouvelée entre la RATP et la ville de Belgrade ou encore les intérêts de l’industrie automobile allemande dans l’accélération du susdit projet d’extraction de lithium dans la région du Jadar par la multinationale Rio Tinto. Ce projet avait engendré une forte contestation populaire en 2021, mais le président serbe l’a réactivé l’an dernier après une visite du chancelier Olaf Scholz.


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Pour Florent Marciacq, ce mutisme s’explique aussi par «les craintes liées à l’espace balkanique au sein de l’UE, dont le logiciel n’a pas évolué depuis les guerres de Yougoslavie, marqué par une hypersensibilité aux questions de sécurité dans cette zone. L’UE mise sur la stabilité à tout prix, laquelle est souvent incarnée par des hommes forts. Le président Vučić a bien compris que l’Europe avait besoin de son régime. C’est d’ailleurs à dessein qu’il entretient des poches d’instabilité en Bosnie et au Kosovo».


Tout cela engendre une certaine défiance des Serbes vis-à-vis de l’Europe, comme le concède Eva: «Je crois que la majorité des gens soutiennent encore l'idée d'une adhésion à l'UE, malgré un scepticisme compréhensible. La bureaucratie européenne a maintenu et maintiendra ce régime, du moins la France et l'Allemagne. Le doute persistera toujours parmi les citoyens en raison des tensions entre la Serbie et la prétendue République du Kosovo, ainsi que du dilemme constant entre notre souveraineté et notre adhésion. La Serbie et l'ensemble des Balkans font pourtant partie intégrante de l'Europe, et un beau jardin ne peut vivre en harmonie avec une décharge à ses confins. L'Europe n'a pas véritablement interagi avec la Serbie ni avec ses citoyens, elle ne leur a témoigné ni affection, ni intérêt. La réaction logique a donc été une montée des idéologies d’extrême-droite radicale et du scepticisme envers l’UE».


Vers un essoufflement?


Consécutives à l’accident, l’enquête ordonnée sur l’accident de la gare, les deux démissions des ministres Tomislav Momirović et Goran Vesić et l’inculpation de ce dernier (avec 12 autres personnes associées au chantier de la gare) n’ont pas freiné la contestation. Dernier pari en date du président serbe: la nomination d’un nouveau premier ministre, l’endocrinologue Đuro Macut, auquel a été confiée la formation d’un nouveau gouvernement. Pas certain que cela suffise: «Ce changement de premier ministre est hors sujet. Il est encourageant de constater que la pression peut ébranler le gouvernement, mais nous savons tous qui sont les marionnettes et qui est le marionnettiste», explique Srdjan.


Alors que les beaux jours arrivent, le pouvoir serbe semble maintenant tabler sur un essoufflement du mouvement. «Difficile de savoir comment les choses vont tourner. La stratégie de l’épuisement pourrait fonctionner, car se posent les questions des salaires pour les enseignants, des travaux des champs pour les agriculteurs et des études pour les étudiants qui ont sacrifié leur année», résume Jean-Arnault Dérens. Sur le terrain, on ne semble cependant pas sur la voie du renoncement: «Pour l'instant, les manifestations ne montrent aucun signe d'essoufflement, indique Eva. Mais, je crois que toutes les personnes impliquées, y compris les étudiants, prennent désormais conscience de la nécessité d'une articulation politique. L'opposition a proposé un gouvernement de transition pour sortir de la crise. Les étudiants ne sont pas encore parvenus à un consensus sur la forme que celui-ci pourrait prendre. Seules quelques universités ont exprimé leur position, mais je suis convaincue qu'ensemble, nous pouvons trouver une solution et enfin restaurer la démocratie dans notre pays».


Quelle que soit l’issue de ce mouvement social, Eva l’affirme: «Je serai fière de mes compatriotes, car j'ai participé à quelque chose de grand. Je suis fière de mon peuple qui n'a pas capitulé devant la dictature». Essoufflement ou non, il paraît clair que la Serbie n’en est pas à sa dernière manifestation…

*Prénom modifié

2 Comments


pierutsch
pierutsch
Apr 20

Précision utile: je ne suis d'aucune manière un partisan des instances politiques actuelles de la Serbie. Je me pose juste des questions sur les événements de ces derniers mois.


Merci tout d'abord à l'auteur de cet article qui a tenté de faire honnêtement le tour de la situation actuelle en Serbie. Je veux bien croire qu'il y ait passablement de corruption en Serbie. Mais est-ce qu'ailleurs c'est vraiment mieux. Il n'y a qu'à voir ce qui se passe à tous les niveaux dans l'UE pour s'en convaincre. Depuis le début des manifestations des soi-disant "étudiants", j'ai un mauvais sentiment. Pour moi, cela sent à plein nez une "révolution de couleur" à la sauce C I A. Il faut dire que l…

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Cet article résonne d'autant plus en moi que j'ai une collègue de travail serbe, avec laquelle j'échange régulièrement au sujet de ce qui se passe dans son pays. Je retrouve dans cet article tout ce qu'elle a pu me dire depuis ces derniers mois, principalement depuis la catastrophique chute de l'auvent de la gare de Novi Sad. Que n'ai-je pas entendu de dramatique sur ce qui se passe en Serbie... Les bus affrétés par le gouvernement pour grossier les votes en sa faveur, des exemples de corruption, les menaces à peine voilées contre les citoyens identifiés ou dénoncés uniquement par le fait de ne pas être soumis aux diktats présidentiels, les entreprises chinoises utilisant des quasi-esclaves comme forces de travail. E…

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