Élection des juges à Genève: le tabou de l’entre-soi
- Invité de la rédaction
- il y a 2 jours
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Par Baptiste Gold*
Ce dimanche 18 mai, les Genevois devront se prononcer sur une modification de leur Constitution. L’objet paraît technique – supprimer l’élection populaire de 75% des juges. L’effet, lui, est très politique: entériner un système de désignation contrôlé par les partis, sans débat public et sans électeurs.
Le vote sur papier, jamais dans les urnes
En théorie, la Constitution genevoise prévoit que les citoyens élisent leurs juges tous les six ans. En pratique? Les dernières élections populaires de juges professionnels remontent à 1910. À la place, ce sont les partis représentés au Parlement genevois qui désignent les magistrats.
Mais l’essentiel se joue ailleurs. En coulisses, une commission interpartis – sans base légale ni transparence – qui filtre les candidatures. Sept avocats, non élus, sélectionnent les futurs juges. Le Parlement, lui, se contente d’entériner. Résultat: on passe de 280’000 électeurs à un petit cercle de sept avocats qui décident à huis clos.
La commission fantôme: tout le monde sait, personne n’explique
Elle n’existe dans aucun texte officiel. Pas une ligne dans la Constitution. Rien dans la loi. Pas même un règlement interne. Et pourtant, la commission interpartis est au centre du système de nomination des juges à Genève.
Son existence est tolérée, son rôle accepté, mais jamais discuté. Dans les rapports parlementaires, son nom apparaît à répétition – quatorze fois en trente-six pages – mais sans jamais qu’on dise qui la compose, ce qu’elle fait exactement, ni pourquoi elle détient ce pouvoir.
Le principe est simple: les partis envoient un avocat chacun, souvent bien installé, parfois juge suppléant ou ex-magistrat. Ensemble, ils trient les candidatures. Puis transmettent leurs consignes. Et les députés s’exécutent. C’est donc ce système que la votation cherche à inscrire durablement dans la Constitution, sans le nommer.
Pourquoi maintenant? Parce que la machine s’est grippée
Pendant des années, le système a fonctionné sans vagues. Pas de vote, pas de surprise. Jusqu’à l’automne dernier, lors de l’élection à la Cour des comptes. Un candidat indépendant est venu troubler l’ordre établi. Il a forcé une vraie élection – à l’issue peu flatteuse pour les partis.
Derrière les portes du pouvoir, l’incident a fait l’effet d’un électrochoc. À l’approche de l’échéance judiciaire de 2026, où plus de 600 juges devraient théoriquement être élus, le risque d’un vote généralisé est devenu réel. Il fallait réagir vite. Très vite.
En moins de deux mois, le gouvernement a déposé un projet, adopté en urgence par le Parlement après trois séances express, entre novembre et la rentrée de janvier. Le but? Éviter que le scénario ne se reproduise. Car ce n’est pas le peuple qui inquiète – c’est l’idée que les partis lâchent enfin la main sur un jeu qu’ils maîtrisent depuis trop longtemps.
Les arguments officiels? Le coût. Et votre incompétence
Pour justifier la réforme, le gouvernement avance deux raisons. D’abord, le coût: 35 millions de francs si l’on devait organiser un scrutin populaire. Ensuite, la logistique: trop complexe, trop lourde, trop risquée. Le message est limpide. Voter, c’est bien – mais pas trop. Et surtout pas quand ça échappe au petit contrôle bien rôdé.
Dans l’hémicycle, les autorités vont plus loin. Puisque l’administration aurait du mal à organiser une telle élection, les citoyens seraient encore moins capables de voter correctement. Trop d’informations, trop de noms, trop de croix. Pour preuve? Le nombre de bulletins nuls lors de l’élection à la Cour des comptes, désertée par 85% des électeurs. Alors plutôt que d’interroger le système, on préfère le verrouiller constitutionnellement. Pour le bien de tous, évidemment.
Genève, capitale de la corruption légale?
La Suisse est régulièrement pointée du doigt par le GRECO, l’organe anticorruption du Conseil de l’Europe. Et pour cause: 60 % des juges eux-mêmes considèrent que leur affiliation politique est problématique. Mais pendant que le reste du pays s’en inquiète, Genève l’institutionnalise.
Les partis conservent la main sur les nominations – et les retours d’ascenseur qui vont avec. Les juges continueront à verser une part de leur salaire au parti qui les a fait élire. Parfois jusqu’à 30%. Et ce n’est pas un opposant politique qui le dit, mais le procureur général lui-même. Devant les députés, Olivier Jornot dénonçait une «forme de corruption inversée».
Le 18 mai, les genevois ne se prononceront donc pas sur une réforme aux relents techniques. Ils décideront en fait véritablement s’il faut graver dans le marbre un système qui confond justice et retour sur investissement.
*Diplômé en droit à Genève, j’ai réussi l’École d’avocature (ECAV) en 2023. Depuis, j’ai accompagné plusieurs amis dans leurs démarches face à cette école, que nous avons rapidement identifiée comme un filtre opaque à l’entrée dans les métiers du droit. De là est née l’AP2J, une association fondée pour défendre une démocratie plus humaine, plus cohérente et plus juste. En creusant, on a remonté le fil. Derrière les blocages à l’entrée dans la profession, on a découvert un système plus large, plus verrouillé: celui de la justice genevoise. Et surtout, les coulisses discrètes de la nomination des juges. Aujourd’hui, l’AP2J s’apprête à déposer un recours contre la votation du 18 mai. En cause? Un manque d’information et une réforme qui, selon nous, vise à verrouiller la justice derrière des accords partisans, en contournant la séparation des pouvoirs.
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