Amèle Debey

28 oct. 202016 Min

«La plupart des procès sont joués d'avance»

Mis à jour : mars 29

Bruno Dayez est avocat pénaliste au barreau de Bruxelles depuis 1982. Connu du grand public depuis qu’il a repris la défense de Marc Dutroux, celui qui se définit comme un «philosophe égaré en droit» pratique ce métier de façon atypique et porte sur sa profession un regard sans concession. Après une pause nécessaire, Bruno Dayez a retrouvé le prétoire avec le même détachement teinté d’amertume qui l’avait poussé à le quitter dix ans plus tôt. Déterminé à garder «une vision pertinente de la machine», cet avocat révolté contre un système dont il est le représentant s’épanche dans une lettre adressée à une jeune pénaliste imaginée – ou espérée. En pleine réouverture du débat sur la peine de mort, Bruno Dayez revient sur ce désamour de sa propre profession et sur les raisons qui l’ont poussé à défendre le criminel le plus détesté d’Europe.

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Amèle Debey, pour L’Impertinent: Selon vous, «le procès sous sa forme actuelle nous éloigne de la vérité et de la justice bien plus qu’il nous en rapproche». Pouvez-vous développer?

Bruno Dayez: Le procès est programmé pour qu’il puisse se terminer. Sa seule vertu c’est d’avoir eu lieu. Son caractère préprogrammé amène à une vérité standard. Tout est conçu pour que ça avance de manière assez expéditive. A preuve: on ne juge à peu près que le menu fretin en Belgique. Si vous commettez des faits bruts avec un soupçon de menaces ou de violence, sans astuce et «à la pièce», vous allez en prendre plein la figure. Si vous êtes délinquant en col blanc et délinquez sur grande échelle, vous êtes pratiquement garanti de l’impunité. Il y a une injustice pénale qui est le reflet de l’injustice sociale (et fiscale). Si la discrimination ne se fait pas entre les riches et les pauvres, elle avantage ceux qui sont plus malins que les autres pour passer entre les mailles du filet.

La justice pénale est-elle inique?

Inégalitaire, sans aucun doute, et discriminatoire. Il s’agit de donner aux gens la conviction que la justice est rendue. Sa vocation est de continuer de ronronner en ayant toujours les mêmes causes et les mêmes effets. Par ailleurs, le règne du sécuritaire est à peu près contemporain de mon entrée au barreau. Selon cette logique, plus on a de détenus et plus longtemps on les incarcère, mieux notre sécurité serait garantie. Ce avec quoi je ne suis absolument pas d’accord, car c’est complètement contreproductif.

Si on arrêtait de mettre des obstacles à la possibilité de s’adresser à son juge, si la justice devenait moins elliptique, plus accessible, si le vocabulaire usité était plus courant, si la loi était plus simple, si elle était faite avant tout de principes de justice auxquels tout le monde adhérerait, si elle était moins contraignante et laissait plus de place à l’avènement d’une vérité qui soit celle des gens, les choses pourraient évoluer dans le bon sens.

Imaginons par exemple qu’on plaide assis autour d’une table et qu’on discute afin de se mettre d’accord, plutôt que de se livrer au rituel du prétoire dans lequel chacun expose un point de vue unilatéral avant qu’un juge n’arrive avec sa décision. En vérité, tout est susceptible d’être remis en question. On est pris d’un vertige en se disant que rien ne va de soi. Que toutes les formes du procès, que toutes les règles qu’on applique pourraient être sujettes à discussion. On pourrait faire table rase de ce qui existe et repartir à zéro. La justice devrait être globalement remise en chantier.

Vous dites également, dans votre lettre, que la plupart des procès sont joués d’avance?

C’est exact. J’ai dit souvent que l’avocat au pénal sert rarement à grand-chose et souvent à presque rien. En fait, pour caricaturer les choses, nous sommes là pour annoncer aux gens ce qui va leur arriver, pour les assister quand ça leur arrive, et, après coup, pour leur dire «vous voyez bien, je vous l’avais dit».

Nous sommes donc dans une illusion de justice, selon vous. Comment expliquer cela?

C’est pour partie une mystification. Bien sûr, il y a quand même des coupables qui sont punis et qui méritent de l’être. Il faut bien qu’il y ait à un moment donné une réaction du corps social face à des actes répréhensibles. Mais la punition a une vocation assez limitée. Sa vertu, c’est d’avoir été prononcée: la morale est sauve, le méchant est puni. Donc les honnêtes gens sont indirectement récompensés de leur fidélité à la loi. La vocation du jugement, elle, s’épuise lorsqu’il est prononcé. Sa vertu est purement symbolique.

En Belgique et en France, nous sommes dans un «tout à la prison» toxique. Parce que, non seulement la prison ne remplit pas les fins qu’on lui assigne, mais c’est une école du crime, un outil de désocialisation. On y verse tout le rebus social en se disant que le problème est réglé, comme on mettrait la poussière sous le tapis.

«Le système carcéral entraîne inéluctablement un taux de récidive élevé»

Quand on examine concrètement ce qu’on fait de nos condamnés, à fortiori les condamnés à de longues peines, la prison est délétère. Elle n’entraîne aucun bénéfice réel pour la société. Elle n’assure sa sécurité que pendant un laps de temps défini, mais elle rend les condamnés la plupart du temps pires qu’ils n’étaient en rentrant. Surtout, elle n’assure absolument pas la moindre resocialisation. Donc, on laisse les condamnés «pourrir sur pied» et l’Etat se dégage de toute responsabilité concernant ce qu’il en adviendra quand ils sortiront.

En Belgique, c’est le condamné lui-même qui doit, avec des moyens de fortune, présenter un «plan de reclassement» au tribunal d’application des peines. La prison, c’est du temps mort qui ne sert strictement à rien, à l’issue duquel la personne a perdu toutes ses attaches avec le monde réel, ce qui entraîne inéluctablement un taux de récidive élevé.

Mais quelles seraient les autres solutions? Que voudriez-vous qu’on fasse de ces criminels?

Il y a deux réformes tout à fait envisageables à mon avis: réserver la peine d’emprisonnement aux cas lourds, pour lesquels il n’y a aucune alternative. Je pense sincèrement que 80% de nos détenus pourraient être libérés demain sans risque réels pour la sécurité publique, à condition de leur faire subir des peines communautaires, de les libérer sous conditions ou sous bracelet électronique par exemple. Ce serait beaucoup plus productif.

Deuxièmement, c’est la prison elle-même qui est problématique. La condition carcérale, la déshumanisation qui règne en prison et le fait qu’absolument rien n’y est organisé pour assurer les soins, ou l’éducation… Si on se met à prendre les gens en charge en fonction de leur problématique, on peut obtenir des résultats nettement plus probants. Pour l’instant, on ne fait que différer le problème en le majorant.

Il y a une question que je me suis, peut-être naïvement, toujours posée: comment peut-on croire à une justice qui dépend finalement d’hommes et de femmes faillibles? Lorsqu’un juge est seul à décider d’une sentence par exemple, cette justice n'est-elle pas faussée à la base?

Il y aurait évidemment beaucoup à en dire. Nous sommes dans un système, effectivement, où on a choisi de donner à certaines personnes le pouvoir du dernier mot, sans partage. Nous sommes dans un schéma où la vérité est censée résulter du débat dans lequel chacun a un rôle très compartimenté: les avocats défendent, les procureurs accusent et le juge est censé être au-dessus de la mêlée. Complètement mutique pendant le procès, il se retire ensuite dans son antichambre et revient avec un jugement qui tient lieu de vérité. Ce qui est décidé ne souffre aucun débat. Le juge arrive avec un produit fini qu’on ne peut plus contester, sinon par la voie de l’appel où le même procédé se reproduit.

«Il n’y a pas de formation philosophique des juges»

Notre système présuppose que les juges sont des êtres idéaux, ou du moins des surhommes, qui ont toutes les qualités, qui sont prudents, circonspects, intelligents, psychologues, etc. Cette posture de toute-puissance peut poser problème, puisque quelqu’un qui a toujours le pouvoir du dernier mot risque à tout le moins de penser qu’il a toujours raison. Il y a des juges excellents, d’autres médiocres et on doit faire avec. C’est ce qui explique aussi la disparité de traitement selon que vous tombez chez X, Y ou Z.

Ce qui me pose le plus problème, actuellement, dans la posture du juge, c’est le fait qu’ils ne partagent pas forcément la même idéologie. Il n’y a pas de formation philosophique des juges. Certains vont avoir une image tout à fait sécuritaire de la justice, d’autres seront plus portés sur l’éthique. Ils ne partagent pas les mêmes philosophies d’action, ce qui crée d’immenses disparités. On constate qu’il y a parfois des écarts énormes d’une juridiction à une autre. Cela s’apparente parfois à une loterie.

Dans votre lettre, vous avez ces mots forts: «le droit n’est qu’une pâle approximation de la justice, quand il n’en est pas la triste caricature».

Pour donner deux extrêmes: vous avez Salomon d’un côté, ou Saint-Louis qui rend la justice sous son arbre, et de l’autre la justice actuelle étouffée par les textes. Nous avons des juges essentiellement préoccupés de respecter le droit sous toutes ses formes. On consacre un temps infini au tribunal à se demander si telle disposition est applicable et ça étouffe complètement la parole vive. Les juges sont un peu comme des chevaux de trait avec des œillères, qui ont la hantise de faire un faux pas, de ne pas rendre une décision qui serait strictement légale, de ne pas respecter à la lettre le formalisme juridique et tout ça empêche que les gens s’y retrouvent dans leur procès.

Ce qui est en effet symptomatique d’un procès pénal, c’est qu’il y a deux parties qui sont toujours frustrées: la victime quand elle se présente en personne et le prévenu lui-même qui est complètement dépossédé de sa parole, réfugié derrière son avocat, tétanisé par le trac et qui n’a pas le loisir de s’exprimer librement, étant tracassé par le fait de participer à un jeu dont il ne comprend pas les tenants et les aboutissants.

Le procès est une sorte d’entre soi entre «gens de robe» qui composent la «famille judiciaire». Les paroles qui s’échangent dans un prétoire sont ainsi extrêmement convenues, balisées, et débouchent sur des décisions très stéréotypées. Le défi que je me lance, quand je plaide, c’est d’arriver à dire ce que je pense sans faux-fuyant.

Les avocats sont-ils nombreux à penser comme vous, ou avez-vous le sentiment d’être un peu seul parfois?

Je ne suis pas tout seul, mais on n’est pas très nombreux. Le barreau pénal est composite. Il y a des idéalistes, mais aussi des pragmatiques, et sans doute quelques aigrefins qui voient dans la détresse des gens l’occasion de faire fortune. Vous pouvez en effet rançonner les familles, puisque l’enjeu est de taille et qu’elles sont aux abois. A vrai dire, je n’ai pas une vision très chatoyante de l’avocature, mais je cède peut-être à un pessimisme excessif.

Vous dites aussi qu’un avocat doit renoncer à la vérité. Je croyais qu’il attendait de son client qu’il la lui assure, du moins sa vérité à lui, afin d’organiser sa défense au mieux?

Le client ne nous doit pas la vérité. Si sa version ne tient pas la route, il doit en changer. L’avocat est à l’affût de ce à quoi il peut croire. Il faut en effet se persuader d’une certaine vérité pour pouvoir la défendre. J’ai plaidé des dossiers pour lesquels je resterai définitivement dans le doute. Avec, à la clé, une énorme frustration. J’ai dû une seule fois plaider le faux en connaissant le vrai, ce qui était très inconfortable. On a risqué que la vérité se sache, mais le prévenu a refusé d’avouer et il est passé entre les gouttes.

La décision sur la culpabilité comporte un risque d’erreur qui n’est pas marginal, mais quant à la peine, c’est vraiment très aléatoire. Il faut se rendre compte qu’il n’y a aucune mesure de la mesure de la peine. La juste peine est introuvable. Quant à la vérité, elle demeure la plupart du temps inconnaissable. L’avocat c’est «le type qui doute de tout, qui ne décide jamais de rien, et qui est préposé à ce qu’on lui donne tort».

Vous dites que «le débat sur la sanction est pratiquement aux antipodes de celui sur la culpabilité», pourriez-vous vous expliquer?

On travaille tous sur un produit fini. Le dossier c’est de la conserve. 99% des procès pénaux sont des procès correctionnels. Le dossier contient à boire et à manger, mais le parquet ne fait venir au procès que les dossiers dans lesquels il considère qu’il est pratiquement gagnant. Donc, on est tous en train de faire la glose de ce qui a été couché noir sur blanc par les enquêteurs. La marge de manœuvre est, par conséquent, très étroite.

Les acquittements sont exceptionnels, parce que la vocation du tribunal est de condamner, sauf dans les 2% des cas où le dossier ne contiendrait pas de preuve suffisante. Le reste du temps, on n’a pas grand-chose à dire au niveau de la culpabilité. Le fait de tenir un véritable innocent – ce dont on ne peut pas jurer – ou d’avoir la possibilité de plaider un acquittement est déjà rare. C’est souvent le cas en matière de viol ou d’attentat à la pudeur, où c’est la parole de l’un contre celle de l’autre.

Par contre, sur le plan de la peine, je pense que l’avocat est avantagé, car il est le seul protagoniste du procès qui a eu un contact avec le prévenu. Le juge et le procureur ne connaissent que le dossier. Nous avons là un net avantage qu’il faut utiliser, c’est-à-dire pouvoir décrire le contexte et faire valoir les éléments de personnalité favorables au prévenu. On a un récit à donner, plus intime, qui peut peser dans la balance.

Vous est-il déjà arrivé d’avoir été content de perdre une affaire?

Non, je ne pense pas que j’aie jamais pu me réjouir de perdre. En général on le sent, on s’y attend. On a une intuition assez juste de ce qui va sortir du chapeau.

Dans votre lettre, vous dites également qu’un avocat doit laisser ses réticences morales au vestiaire. Vous êtes-vous appliqué cette règle au moment d’accepter de défendre Marc Dutroux?

Au moment de son arrestation, en 1996, une levée de boucliers de mes enfants m’a poussé à renoncer à le défendre. Cela m’a toujours semblé être une affaire passionnante, comme une espèce de défi maximal pour la défense, quasi impossible. Je me demandais si les principes et les idées auxquels je suis attaché pouvaient tenir la distance par rapport à quelqu’un comme lui.

«Dutroux a un espace vital d'un mètre de large sur trois de long»

Il y a quatre ans, l’aumônier de la prison m’a contacté en me disant que Dutroux cherchait un avocat. Ça m’intéressait toujours, parce que les thèmes tels que la condition carcérale, le milieu pénitentiaire et l’abolition de la perpétuité m’ont toujours fort intéressé.

J’ai découvert un homme vraiment seul au monde, c’est le moins qu’on puisse dire. Nous avons tissé des liens depuis quatre ans. Je l’ai tout le temps au téléphone, car je suis quasiment son seul interlocuteur vivant. Je me suis ému du sort qu’on lui faisait subir. Les conditions de sa détention sont horrifiques. C’est ce qui continue de me motiver: Dutroux est confiné dans une cellule de 9 mètres carrés, dans laquelle il y a une cuisine, une salle de bain, un bureau et une chambre à coucher. Autrement dit, il a un espace vital d’un mètre de large sur trois mètres de long, où il va et vient comme un animal en cage.

Dans quel état d’esprit est-il actuellement?

On vient d’avoir le rapport d’expertise définitive. J’espérais un coup de main des experts psychiatres, mais c’est plutôt un coup de massue. Ce rapport d’expertise, qui est plutôt un rapport d’autopsie, puisqu’ils ne lui laissent aucune échappatoire, établit que son état est stable, qu’Il n’est pas fou – ça, je m’en étais rendu compte – et qu’il a un profil asocial.

C’est d’ailleurs assez singulier de se dire qu’on a laissé ce type tout seul face à lui-même pendant 25 ans pour nous dire au final qu’il est asocial. Je suis assez outré de ce qu’on a fait avec cet homme qui n’a reçu aucun soin adéquat, aucun suivi digne de ce nom. Et à qui on n’offre absolument pas la moindre perspective de reclassement.

Quant à son état d’esprit, il est le même que pour beaucoup de condamnés à de longues peines: il dit qu’il a été reconnu coupable de certaines choses injustement, qu’il veut rétablir la vérité, qu’il n’a pas enlevé Julie et Mélissa, ni tué ces jeunes filles. Il s’acharne à rétablir sa vérité, c’est son leitmotiv et sa seule façon de rester debout.

Sa libération est-elle envisageable? Ou, tout du moins, envisagée?

Le texte Pourquoi libérer Dutroux consistait à dire que 25 ans de réclusion étaient suffisants en terme de sanction. Concernant sa dangerosité, n’étant pas psychiatre, je vais voir si on peut encore imaginer une forme de reclassement qui soit compatible avec le diagnostic établi à son sujet qui est quand même extrêmement noir. Parce qu’on est en train de dire que cet homme, qui a 64 ans, présente un risque maximal de récidive. Je ne suis pas d’accord avec ce constat, je pense qu’il serait bien plus en danger que dangereux s’il devait sortir.

Par ailleurs, l’affaire s’est invitée dans le débat politique en Belgique, où certains partis en ont fait un argument de campagne. Le nouveau gouvernement belge a annoncé qu’il allait plancher sur le sort qu’il réserve aux détenus en fin de peine. On va de nouveau légiférer en partant du cas spécifique de Dutroux, ce qui a déjà été le cas lorsqu’on ont reformé le tribunal d’application des peines. Donc, on n’arrête pas de légiférer en fonction d’exceptions. Les politiques sont tellement préoccupés de la simple éventualité que Dutroux puisse sortir qu’ils ont créé une loi sur mesure en vertu de laquelle la probabilité qu’il sorte est à peu près nulle. On a tout cadenassé dans la hantise d’un soulèvement populaire.

Avez-vous le sentiment, dans cette affaire, que les juges ont été en quelque sorte les marionnettes de l’opinion publique?

Je pense que cette affaire a fait l’objet d’une médiatisation à outrance. Pour toute une série de raison historiques: premièrement, la personnalité des victimes. L’enlèvement de Julie et Mélissa était devenu une cause nationale bien l’arrestation de Marc Dutroux, notamment grâce au charisme des parents et de leur avocat de l’époque. Deuxièmement, quand on l’a trouvé, on s’est rendu compte qu’il était depuis longtemps dans le collimateur de la justice, qui avait donc considérablement failli. Je pense que ça va même plus loin, que des gendarmes étaient impliqués et parfaitement au courant que des enfants étaient retenus chez lui et que sa maison était mise sous surveillance pour voir si des personnalités s’y rendaient. Donc, je pense que la vérité n’est pas sue. C’est d’ailleurs ce qui va me motiver dans les années qui viennent: réunir les pièces du puzzle.

Troisièmement, la nature des faits qui visaient des enfants – il y a quand même eu une marche blanche en Belgique réunissant 300'000 personnes, la seule manifestation qui ait jamais eu le moindre effet en Belgique. Cette affaire a entraîné la création d’une commission d’enquête, les gens ont suivi les débats en direct, on a sans arrêt «chauffé la colle».

«Dans l'affaire Dutroux, on est aux antipodes du droit à l’oubli»

L’instruction a duré sept ans, pendant lesquels on a entretenu le suspense. Et puis, après le procès – type même du procès dont l’issue était préprogrammée – les journalistes n’ont cessé de commémorer ce dossier. On a revivifié continuellement l’épisode de son arrestation, de son évasion, de la découverte des corps, de l’enlèvement. Il y a chaque année en Belgique plusieurs émissions «anniversaires» qui font en sorte que les 25 ans écoulés n’entrainent aucune modification dans l’opinion. Je fais le même reproche aux psychiatres: on définit son profil comme si Dutroux avait été arrêté hier, sans tenir compte du temps passé dans les conditions que je vous ai décrites.

On est aux antipodes du droit à l’oubli, puisqu’il est devenu le modèle parfait du criminel absolu. Je ne le vois pas comme le parangon de l’assassin ou du pédophile. Il y aurait en effet beaucoup à dire sur ces deux qualificatifs, mais c’est un autre débat, sur le fond, qui n’a pas encore été rouvert à cette heure.

Vous avez donc le sentiment qu’il est une sorte de bouc émissaire?

Il est impliqué dans le dossier, puisqu’il est concerné par quatre enlèvements de jeunes filles qui ont connu un sort absolument tragique. Donc, sa responsabilité personnelle est accablante. Mais d’un autre côté, il est clair que l’instruction a soigneusement éliminé toutes les pistes qui menaient à d’autres personnages que Dutroux. On a absolument voulu convaincre le public que c’était un prédateur isolé. Or, pour moi, c’est un chainon dans le vaste conglomérat d’un trafic à la fois d’êtres humains, mais également de drogues, de voitures volées, etc.

Il y avait toute une mafia, avec des gendarmes qui fermaient les yeux sur les agissements d’indics. L’habitation de Dutroux a été utilisée pour séquestrer ces jeunes filles qui étaient destinées soit à partir dans des réseaux de prostitution, soit comme il le clame, à faire des snuffmovies. D’autres se sont servis de Dutroux et c’est lui qui apparaît comme le grand orchestrateur de tout ce trafic. Il suffit de vous rendre compte que, selon lui, Julie et Mélissa sont arrivées chez lui un mois après avoir été enlevées pour vous dire qu’il n’est pas à l’initiative de ce trafic.

La prochaine étape consistera à se focaliser, puisque c’est son vœu à lui, sur ce qui a pu se passer durant ce mois.

Avez-vous le sentiment que la justice protège ces pédophiles?

Je ne sais pas ce qui a motivé le juge de l’époque à faire l’impasse sur une série de pistes qui semblaient assez fructueuses. Mon prédécesseur, Me Magnée, les a détaillées dans son livre. Comme je n’ai absolument aucune science de ce qui se passe derrière la porte, je m’abstiendrai toujours de croire que des juges soient corruptibles. Est-ce cécité intellectuelle? Rien ne me permet de penser que la justice fasse office de protection aux criminels et je refuse d’en émettre l’hypothèse sans preuve.

Sur le plan personnel, comment vivez-vous le fait de défendre la personne la plus détestée de votre pays?

Il y a à boire et à manger. Des aspects très pesants: vous recevez votre lot d’injures ou de menaces. J’ai dû être placé sous protection policière pendant un moment. Je ne regarde pas les réseaux. Sur mon mail professionnel je reçois des messages peu amènes, mais aussi des messages de soutien. J’ai dit un jour à la télévision que j’avais neuf millions d’ennemis et un million d’amis. On doit être plus ou moins dans cette proportion. Je n’ai jamais eu à subir de représailles pour l’instant. L’aspect intéressant, c’est que ça aura donné beaucoup de retentissement à mes prises de position et j’ai été invité dans différents cénacles: des écoles secondaires, des universités, où j’ai pu dialoguer avec le public.

En France, un sondage a récemment révélé que 55% des gens étaient pour la réintroduction de la peine de mort. Qu’est-ce que ça inspire au pourfendeur de la perpétuité que vous êtes?

Cela fait frémir. C’est inquiétant. Cela prouve malheureusement la crétinisation globale de la planète à vitesse accélérée via les réseaux sociaux. Ainsi que le recul de l’humanisme.

A un moment donné, il faut arrêter de vouloir complaire à l’opinion. S’il y a une chose à reconnaître au droit, c’est qu’il a permis des avancées. La loi n’est pas sociologique. D’une certaine façon, on peut compter sur le fait qu’elle rende les gens meilleurs, qu’elle les oblige à réfléchir.

Dernièrement, des perquisitions ont eu lieu chez des ministres et anciens ministres de la République, à Paris, et un ancien politicien s’inquiétait du fait que nous assistions à un effet de «politisation de la justice et de judiciarisation de la politique».

Les politiques n’aiment évidemment pas que la justice s’occupe d’eux. On les accuse d’ailleurs souvent d’affamer la justice afin qu’elle n’ait pas les moyens d’instruire. Maintenant, est-ce que ces procès ont vraiment un sens ou une portée autre que symbolique? Non. C’est plutôt une façon de stigmatiser publiquement une personnalité. Ici, il n’y avait pas d’intention de nuire (concernant la gestion du Covid 19), donc il n’y a pas de dimension morale qui est le propre d’une infraction intentionnelle. Ce sont des délits d’imprudence qui, pour moi, ne relèvent pas du champ pénal. Je suis surpris que cette plainte ait généré autre chose qu’un classement sans suite assez rapide.

Pour terminer, je voudrais avoir votre avis sur le plus grave déni de justice auquel nous assistons actuellement, dans l’indifférence générale: le «procès» de Julian Assange.

C’est effectivement extraordinaire. Les gens ne se sentent pas concernés par cela. Même les journalistes semblent frileux d’en parler. Ce qui est surprenant dans cette procédure, c’est que le dernier mot incombe au gouvernement, donc à l’exécutif, qui peut contrarier la décision judiciaire. Donc, c’est une décision éminemment politique. Qui dépend en l’occurrence des relations particulières entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Le résultat semble dès lors biaisé d’avance et je crains le pire pour l’intéressé.


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