Amèle Debey

29 nov. 20207 Min

«Coronagraben»: une fausse énigme?

Mis à jour : mars 29

Depuis quelques jours, la question intrigue. Pourquoi les Suisse-allemands enregistrent-ils des infections au virus inversement proportionnelles à la dureté de leurs mesures de précaution? Les médias publics se penchent sur la question et vont jusqu’à soulever des hypothèses invraisemblables, en sous-estimant la différence principale entre les deux plus grandes régions de Suisse: la peur et ses effets délétères. La Suisse romande imite la France dans ses réactions disproportionnées, alors que le discours semble plus raisonné et la situation gérée avec le sang-froid réputé aux Allemands, outre-Sarine. Qu’en est-il de ce Röstigraben émotionnel? Pourquoi nos différences culturelles et linguistiques influent-elles autant notre santé? La réponse pourrait bien se trouver dans un certain effet Nocebo. Explications.

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«La raison, régnant seule, est une force qui brise tout élan; et la passion, livrée à elle-même, est une flamme qui se consume jusqu’à sa propre extinction.»
 
Khalil Gibran

Cet équilibre entre raison et passion est peut-être la clé de la prospérité de la Suisse. Mais aujourd’hui, les disparités sont visibles et mesurables d’un bout à l’autre du pays. L’on s’aperçoit en effet que les cantons alémaniques, qui n’ont imposé le port du masque que très tardivement et qui refusent toujours de céder au semi-confinement et à la fermeture des bars et restaurants, sont moins touchés par le virus. Plus étonnant encore, la différence est perceptible au sein des cantons bilingues, dans lesquels les districts romands paient un tribut plus lourd que leurs voisins.

© RTS

La Suisse a cela de fascinant qu’elle est un véritable laboratoire d’observation de cultures différentes qui y cohabitent. Dans les cours de marketing, on apprend même que certains produits sont mis en rayon exclusivement en Suisse afin de mesurer les réactions de sa population, tant celle-ci représente une large gamme de consommateurs de tous horizons. Le petit pays du centre de l’Europe abrite des différences culturelles marquées, puisque chaque région linguistique est, de fait, influencée par les pays dont elle parle la langue. Et surtout, par les médias qui y sont diffusés. Ainsi, en Suisse romande et particulièrement à Genève on a tendance à imiter l’«Absurdistan» français dénoncé par le magazine hebdomadaire allemand Die Zeit.

«Les langues façonnent les cultures, les sociétés, les comportements, explique Fabrizio Benedetti, neuroscientifique italien, professeur de physiologie à l'université de Turin. La Suisse allemande est étroitement liée à l'Allemagne, la Suisse française à la France, la Suisse italienne à l'Italie. Les Suisses écoutent les nouvelles dans leur propre langue. Ainsi, ce que disent la télévision ou les journaux influence fortement les perceptions, les émotions, les comportements et les attentes concernant l'avenir... »

Si le traitement médiatique de cette crise par les médias français leur a valu une chute vertigineuse dans la confiance de la population, atteignant un niveau historiquement bas, la confiance des Allemands dans leurs médias s'est, au contraire, renforcée. En Suisse, certains médias romands figurent parmi les plus crédibles du pays, selon une étude de Publicom, les citoyens valorisant particulièrement les publications régionales.

Qu’est-ce que l’effet Nocebo?

Selon Wikipédia, «l'effet nocebo (du latin: ‘je nuirai’) est un terme introduit en 1961 par Walter Kennedy. L'effet psychologique ou physiologique lié à la prise d'une substance inerte n'est pas toujours bénéfique, sous la forme d'un effet placebo, il peut aussi être dommageable pour l'individu, et on parle alors d'effet nocebo (…) Les inquiétudes collectives sur des sujets de santé publique peuvent avoir un effet nocebo, comme par exemple concernant les effets des rayonnements électromagnétiques sur la santé.» Le site Futurasciences résume: «L'effet nocébo est l'alter-égo néfaste de l'effet placébo. Il est de nature psychologique.»

Jeremy Howick est directeur de l’Empathy Programme de l’Université d’Oxford, près de Londres. Dans un papier publié en avril dernier, il écrit: «Des histoires effrayantes sur la santé autour du COVID-19 sortent chaque minute des vannes médiatiques. Il se peut qu'elles provoquent des ‘effets nocebo’ où nous devenons plus malades parce que nous nous y attendons, par opposition à l'effet placebo, mieux connu, où nous devenons moins malades en raison de nos attentes. Cela pourrait se produire à grande échelle en ce moment même (…) Le choc provoqué par une information négative pourrait même précipiter la mort de patients gravement malades en aggravant les troubles cardiaques ou en affectant le système respiratoire déjà attaqué par le virus. Chez ceux qui ne sont pas atteints de la maladie, la peur consécutive à l'expérience d'un symptôme léger (peut-être un simple rhume) pourrait exacerber les symptômes et même les inciter à se rendre à l'hôpital, où ils pourraient effectivement attraper le virus, ou une autre maladie. L'isolement social imposé dans de nombreux pays, dont on sait qu'il est lié à la maladie et à la mort, pourrait exacerber ces effets.»

L’explication au «Coronagraben»?

Interrogé par téléphone sur le cas Suisse, Jeremy Howick trouve la situation très intéressante. En particulier dans les cantons bilingues, qui appliquent les mêmes règles avec des résultats différents. «Les restrictions peuvent augmenter la peur, explique-t-il. Nous avons noté que les vieux hommes allemands ont moins peur de ce virus. On ne sait pas pourquoi. Une des hypothèses est qu’une différence culturelle peut augmenter l’effet Nocebo. Pour prouver cela il faudrait faire une étude sur tous les autres facteurs.»

Selon les chiffres disponibles sur Statista.com, la peur du virus serait effectivement plus élevée en France, où elle dépasse souvent les 50%, qu’en Allemagne, où elle s’élève au maximum à 37%.

© Statista

Le traitement médiatique des deux pays est donc intrinsèquement lié à ces impressions, qu’il en soit le déclencheur ou le témoin. Cet élément pourrait-il expliquer la différence flagrante entre la Suisse romande et la Suisse alémanique? «En tant que scientifique, je considère que c’est une hypothèse plausible, commente Jeremy Howick, mais il faudrait la confirmer et la prouver. En mesurant notamment la peur des gens et le lien entre cette peur et leur santé. La consommation d’antidépresseurs pourrait être un indicateur.»

En Suisse, un large sondage a été réalisé par Sotomo pour la SSR. «Les différences entre les régions linguistiques ont diminué depuis la dernière enquête en juin, peut-on y lire. En effet, les craintes de restriction des libertés se sont accrues en Suisse romande et les craintes d'une maladie Covid 19 en Suisse alémanique.» On constate toujours cependant, dans les graphiques, que nos voisins d’outre-Sarine sont globalement moins inquiets et plus enclins à faire fi des consignes de précaution:

© Sotomo

Quant à la consommation de médicaments psychotropes, l’OFS a réalisé une enquête sur la santé qui démontre que les Alémaniques consomment plus d’antidépresseurs que les Romands, lorsqu’ils sont pris tout seuls. En revanche, dans le mélange les substances et dans la consommation de ces médicaments en général, le pourcentage est légèrement plus élevé chez les Romands (0,0033%) que chez leurs voisins alémaniques (0,0029%), mais moindre que chez les Suisses italiens (0,0050%).

Le drame délétère de l’absence de soin

Si l’impact de l’effet Nocebo doit être prouvé, l’absence de prise en charge des médecins, qui renvoient les patients positifs chez eux avec du paracétamol (voir notre article) est très nuisible sur le plan psychologique. En effet, des études ont prouvé que si l’effet Placebo fonctionnait même lorsque le patient était conscient qu’il s’agissait d’un Placebo, c’est parce que la volonté de guérir et l’intérêt des médecins pour leurs patients déclenchaient des réactions du cerveau. «Les placebos conscients sont généralement donnés avec une suggestion positive (le médecin dira au patient que la pilule n'est qu'un placebo mais ajoute qu'elle ‘produit une amélioration significative pour des patients comme vous’, relate cette étude, qui soulève deux explications au fonctionnement de l’effet Placebo conscient. Cette suggestion positive crée une attente positive, qui peut activer les mécanismes de récompense dans le cerveau et aider le corps à produire ses propres substances, comme les endorphines antidouleur.»

La seconde est le conditionnement. «Tout comme les chiens de Pavlov ont appris à associer le son d'une cloche à la nourriture et ont commencé à saliver dès qu'ils l’entendaient, la plupart d'entre nous a été conditionnée à attendre un résultat positif lorsqu'un médecin de confiance nous donne un traitement. Ainsi, même si nous savons qu'une pilule est un placebo, notre corps peut réagir d'une manière qui nous aide à guérir. Plusieurs études, dont une chez l'homme, ont montré que le système immunitaire peut être activé de la même manière que les chiens de Pavlov salivaient au simple son d'une cloche.»

Dans la crise du Covid, qui effraie les gens au point que certains ne sont pas sortis de chez eux depuis mars (voir notre article), le manque de contacts humains a des conséquences dramatiques sur la santé. Cette privation de relation avec l’autre est également un domaine que le Dr. Howick, auteur d’un livre sur les bases scientifiques de l’autoguérison, connaît bien: «C’est très difficile pour les gens isolés qui manquent de contact humain, de toucher, explique-t-il. Etre socialement isolé est aussi grave que de fumer pour l’espérance de vie. Un câlin déclenche de l’ocytocine, qui diminue le stress, sans raison rationnelle. Toutes ces carences sont délétères pour la santé, y compris mentale.»

Le Dr. Howick s’amuse en particulier de la fameuse anecdote des Babouchkas de Tchernobyl. Ces grands-mères qui ont souhaité revenir sur les terres contaminées autour de la centrale, en Ukraine, et dont la santé ne s’est pas détériorée parce qu’elles sont restées ensemble. Elles ont conservé leurs liens sociaux.

Désormais, les conséquences psychologiques de la pandémie et surtout des mesures de précaution sont bien mieux documentées. On commence à s’y intéresser et ce n’est certainement que le début. Sur Google, lorsque vous tapez «Covid» et «dépression», vous avez désormais une sorte de guide de bien-être qui vous donne la marche à suivre pour aller mieux. Et ce... juste à côté du décompte du nombre de cas (voir notre article) qui ne fait que renforcer l’anxiété! On n’est donc pas sortis de l’auberge.

© Google


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