Jean-Charles Biyo'o Ella

16 mai 20218 Min

Impunité de Bolloré en Afrique: la parole des victimes se libère

Mis à jour : mars 29

Du chemin de fer, à l’activité portuaire, en passant par l’agro-alimentaire et les télécommunications, Vincent Bolloré trône, en toute impunité, sur le toit de l’Afrique. S'il perd souvent devant la justice, l'homme d'affaires français sort toujours gagnant devant le politique. Voici quelques exemples de la toute-puissance du milliardaire, en direct du Cameroun.

© Wikimédia Commons

Vendredi 21 octobre 2016, un soleil caniculaire brûle Yaoundé, la ville aux sept collines. La population perçoit une chaleur qui annonce une forte pluie. La gare-voyageurs grouille de monde. Les passagers se bousculent pour emprunter en premier le train Inter-City qui rallie Douala (capitale économique) à Yaoundé (capitale politique), à la suite de l’effondrement d’un pont sur le tronçon routier.

Malheureusement, pas assez de places dans les wagons. Plusieurs rames sont rallongées pour embarquer le maximum de passagers. Habituellement, le train Inter-City porte moins de 1000 passagers, mais ce jour-là, au moins 1500 personnes embarquent dans l’engin, devant les autorités camerounaises, dont le ministre des transports, Edgard Alain Mebe Ngo’o (2015-2018). Le train quitte normalement la gare, mais n’arrivera jamais destination.

Un violent déraillement emportera officiellement 79 personnes sur les 1500 occupants du train, et plus de 500 blessés seront enregistrés.

Parmi les survivants, il y a certes ceux qui sont sortis indemnes, mais également ceux qui ont perdu des organes. Des séquelles physiques et psychologiques irréparables. Michel en fait partie: «J’ai eu un choc à la tête. Je me rappelle qu’on a quitté la gare avant 12h. Dans le train, le sommeil m’a emporté et quand je me suis réveillé, nous étions déjà à l’hôpital. Je sortais de sept jours de coma. Jusqu’à aujourd'hui, j’ai des pertes de mémoire. Je perds la tête à tout moment. J’ai perdu aussi mon audition. Pour entendre un peu, je suis obligé de porter à vie une prothèse aux oreilles. C’est vrai, j’ai reçu un peu d’argent à titre de dédommagement, reconnaît-il, mais j’ai perdu ma santé indéfiniment alors que cet argent n'a pas fait long feu. Aucun de nous, à ce que je sache, n’a bénéficié d’un suivi psychologique.»


 
«Moi, au moins, j’ai eu la chance de retrouver le corps de ma mère. D’autres n’ont jamais retrouvé leurs proches», lance Mathieu, qui se souvient: «Ce fameux vendredi, ma mère doit quitter Yaoundé et arriver à Douala dans la matinée. Elle prévoit d’effectuer un voyage en Chine trois jours plus tard, pour ses activités commerciales. Un pont s’effondre sur ce qui tient lieu de route entre les deux principales villes du Cameroun. La liaison en bus, que ma mère avait privilégiée, est coupée. Elle se retrouve forcée de prendre le train. Comme un malheureux concours de circonstances. Vers 11h30, elle nous envoie encore des petits messages, et notamment une photo de la route coupée pour se moquer de l’état des infrastructures camerounaises. Nous continuons à échanger, jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’elle n’est plus connectée. Le train vient de dérailler et ma mère est morte», soupire le jeune garçon. Qui est responsable de tous ces malheurs? Qui doit payer le prix de tous ces handicaps? Un nom vient à l’esprit de Mathieu, «celui de Vincent Bolloré».

Si Mathieu accuse directement le tout puissant homme d’affaire français, c’est qu’il ne comprend toujours pas comment sa société, Camrail, en charge du transport ferroviaire au Cameroun, reconnue coupable par la justice camerounaise, continue d’exercer ses activités commerciales comme si de rien n'était. «On a l’impression que la société ne se reproche rien dans cet accident. Et pourtant, que ce soit la justice ou l’enquête instruite par le Chef de l’Etat camerounais, les conclusions ont donné le même résultat ou presque. Celui de la responsabilité de Camrail, à cause de l’excès de vitesse, de la surcharge et de la défaillance du système de freinage».


 
Le «prince» de l'agro-alimentaire
 

L’huile de palme et la banane sont deux «bijoux» de l’empire du milliardaire français dans le secteur de l’agro-alimentaire en Afrique. Au Cameroun, il contrôle plusieurs plantations de palmeraies, dont la Socapalm. Il contrôle aussi la plus grande bananeraie du pays, basée à Njombe Penja, dans la région du littoral.


 
En mai 2019, le groupe Bolloré est assigné en justice par dix ONG et syndicats pour obtenir l'application de mesures améliorant les conditions de vie des travailleurs de la Socapalm, officiellement, Société Camerounaise de Palmeraie. Sherpa, ainsi que neuf autres associations et syndicats français, camerounais, belges et suisses, avaient saisi le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre pour demander la mise en œuvre d'un «plan d'action» conclu en 2013, selon un communiqué rendu public le 27 mai 2019 par Sherpa.


 
Selon ces ONG, «l'impact ravageur de l'exploitation de l'huile de palme sur la santé des travailleurs et des populations riveraines, la pollution de l’environnement ou la déforestation sont régulièrement dénoncés, mais aucune action ne semble avoir réussi à ce jour à faire bouger les pratiques de ce géant de l'agroalimentaire».


Lire notre série à ce sujet


«Nous demandons au juge français de forcer le groupe Bolloré à exécuter ses engagements pris en 2013 envers les communautés riveraines et les travailleurs des plantations de la Socapalm, entreprise d'exploitation d'huile de palme au Cameroun, directement liée au groupe Bolloré», détaillait le communiqué. Mais rien n’a bougé jusqu’ici. Le calvaire des populations continue: «Nous continuons à perdre nos terres. Il y a aussi les pesticides qui nous rendent malades. On se plaint auprès des autorités et même de la société, mais rien ne change. Et lorsqu’on veut faire un bras de fer, nous sommes interpellés par les forces de l’ordre», soupire Marie-jeanne, une riveraine de la plantation.

«Contrat non exécuté»

Tout remonte à 2010. Sherpa dépose une plainte devant le Point de Contact National (PCN) de l’OCDE au sujet des activités de la Socapalm. Cette plainte dénonce les violences commises par l’entreprise de sécurité, embauchée par la société, ainsi que les nombreux problèmes sociaux, environnementaux et fonciers. À l’issue de plusieurs mois de médiation, le groupe Bolloré et Sherpa s’accordent sur la mise en place, au Cameroun, d’un plan d’action pour y remédier. Ce plan porte sur le «règlement amiable des conflits» avec les riverains après des «violences» de la part de personnes en charge de la sécurité des plantations. En sus, il est question de l'apaisement des conflits fonciers, par le biais, notamment, d'un «système d'indemnisation individuel, juste et équitable».

Il s'agit également de «prévenir tous les types de nuisances existants, tels que la gestion des déchets, les bruits, la qualité de l'air et de l'eau» et «d'accompagner les autorités sanitaires locales dans leurs actions de dépistage des maladies liées aux atteintes environnementales».


 
Coup de théâtre! En décembre 2014, alors que les populations espèrent déjà un changement, le groupe Bolloré annonce qu’il ne ferait pas appliquer le plan d’action, en se déchargeant de ses responsabilités sur son partenaire, Socfin, autre actionnaire de la Socapalm. Depuis lors, les communautés locales se mobilisent, mais la grande majorité des revendications restent sans réponse, malgré des plaintes déposées aussi bien au Cameroun qu’à l’étranger.

Sollicité pour obtenir sa version des faits, la multinationale, par le biais de son porte-parole pour l’Afrique Centrale, Thierry Ngongang, se défend en quelques mots: «Bolloré n’est pas l’actionnaire majoritaire de Socapalm, et ne saurait donc être responsable de ce qui se passe dans les palmeraies».


 
«Bolloré perd en justice, mais jamais devant le politique»


 
La stratégie africaine de Vincent Bolloré et de son groupe est toute simple: elle consiste à contrôler toute la chaîne de transport, plus des filières de production hautement rentables. La vague de privatisations, imposées par les institutions financières internationales, lui ont permis de racheter le maximum d’infrastructures de transport et d’élargir sa gamme de produits tropicaux (cacao, coton, café, caoutchouc, huile de palme) etc. La gestion des réseaux ferrés s’est ajoutée à celle des ports et lignes maritimes pour maîtriser le coût du transport de marchandises.

«Tout le monde sait en Afrique qu’il est l’homme qui murmure à l’oreille des Chefs d’Etats», explique un fin connaisseur des questions internationales et des relations France-Afrique. «C’est pourquoi l’on a constaté que, malgré le fait qu’il avait perdu l’appel d’offre pour la gestion du port autonome de Kribi, au Cameroun, il a fallu que le président François Hollande, en tournée en Afrique, fasse escale à Yaoundé pour que Bolloré, qui venait pourtant en 6e position, détrône ses concurrents et gagne miraculeusement la gestion de ce port, déjà attribuée aux américains. Une sorte de petit miracle. La concordance de temps était tellement flagrante. Et cela laisse croire que cet homme d’affaires bénéficie de passe-droits en Afrique», analyse le spécialiste qui conclut: «Si Bolloré perd régulièrement en justice en Afrique francophone, il gagne toujours devant le politique».


 
Toutefois, on ne parle pas de l’empire Bolloré uniquement au Cameroun, mais aussi en Côte d’Ivoire, en Guinée Conakry, au Gabon, au Togo et au Sénégal.

Le 25 avril 2016, l’homme d’affaire est mis en examen par les juges français pour des soupçons de «corruption d’agents étrangers dépositaires de l’autorité publique», «abus de biens sociaux» et «abus de confiance», dans l’attribution à son groupe de concessions portuaires de Conakry, en Guinée, et de Lomé, au Togo. Mais cela ne va aucunement constituer un blocage pour ses affaires, qui visiblement se portent toujours bien en Afrique.


 
Si, aux yeux des communautés victimes de ses activités en Afrique, c’est plutôt la lune de fiel, la lune de miel reste éternellement renouvelée entre Vincent Bolloré et les dirigeants africains.


 
«Camrail a indemnisé 99% de victimes du déraillement»


 
La catastrophe ferroviaire d’Eseka a sans doute écorné l’image du concessionnaire Camrail, en situation de monopole dans le secteur ferroviaire au Cameroun. Ainsi, pour montrer sa bonne foi, l’entreprise affirme avoir mis en place, dès le 21 octobre 2016, une «cellule d’assistance pour identifier les pertes, dommages et préjudices subis par les passagers du train 152. Suivre la prise en charge médicale des victimes ou leurs ayant droits; visiter quotidiennement les établissements accueillants les blessés et, plus globalement, s’assurer du traitement approprié des réclamations de l’ensemble des passagers du train 152», lit-on dans un communiqué publié le 7 novembre 2016.

De plus, l’entreprise française explique avoir débloqué une enveloppe pour assurer les frais d’obsèques des victimes, dont la somme s'élève à 1500'000 francs CFA (2296 euros) par personne.


 
Le 31 juillet 2019, dans un autre communiqué, l’on apprend que «dans le cadre des actions d’indemnisation menées par Camrail et ses assureurs au bénéfice des blessés, des familles et ayant droits des personnes décédées et des personnes ayant perdu des objets dans l’accident ferroviaire du 21 octobre 2016 à Eséka, (…) 91% au moins des dossiers relatifs à l’indemnisation des personnes décédées ont été réglés ou sont en attente de signature de protocole d’accords ou d’homologation devant le tribunal».


 
Dans la même veine, lit-on encore dans cette publication de la filiale du groupe Bolloré: «99% des passagers blessés ont déjà été définitivement indemnisés, alors que trois cas, qui ont fait l’objet d’une évacuation sanitaire à l’étranger, sont encore pris en charge et bénéficient de l’accompagnement des médecins mobilisés». Par ailleurs, «100% des personnes ayant subi un préjudice matériel et dont le dossier était conforme ont toutes été remboursées». Tout, ou presque, semblait alors réglé, à en croire les communiqués.

Cependant, le 21 octobre 2020, à la suite de la commémoration du quatrième anniversaire de cette catastrophe, un groupe de députés camerounais réunis au sein du réseau des parlementaires pour la promotion des assurances portait à l’attention du public que le processus d’indemnisation relatif à la catastrophe ferroviaire d’Eséka n’était pas terminé. Les parlementaires n’avaient alors pas manqué de réaffirmer leur soutien dans la défense des intérêts de «toute personne lésée».


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