Amèle Debey

27 août 20207 Min

«Comment a-t-on pu donner autant de pouvoir à cet homme?»

Mis à jour : mars 29

Une plainte pénale a été déposée début août contre la personne chargée de l’attribution des logements subventionnés au sein d’une commune vaudoise. Ce fonctionnaire est soupçonné d’avoir profité de sa position dominante pour obtenir des contreparties. Le Ministère public central a ouvert une enquête qui devrait révéler l’ampleur de l’activité délictuelle du personnage, qui nie les faits reprochés. Mais cette affaire soulève des questions sur l’influence dont jouissent certaines personnes tentées d’exploiter la détresse des autres pour en abuser.

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Le nom de la ville dont il est question dans cet article a été volontairement passé sous silence afin de protéger l'anonymat de l'incriminé


«Comment a-t-on pu donner autant de pouvoir à cet homme?, comment a-t-on pu le laisser traiter les gens comme ça?» Un ancien collaborateur du préposé au logement d’une ville située dans le canton de Vaud s’interroge et soulève LA question capitale de ce sombre dossier. Selon cette source, le comportement déplacé de cet employé communal était connu dans les bureaux situés en plein cœur de la cité, où l’homme accueillait parfois les gens qui venaient lui demander de l’aide en criant sur eux. Mais se montrer désagréable est une chose, abuser de la faiblesse de personnes en situation de précarité en est une autre.
 

 
Tous les témoins interrogés racontent le même modus operandi: d’abord, il instaurerait un rapport de proximité paternaliste en tutoyant ses interlocuteurs qu’il appellerait par leur prénom. Ensuite, il énumérerait les détails des dossiers personnels des requérants, qu’il interrogerait en long et en large sur leur vie privée, regrettant leur rupture, demandant des explications sur les causes des séparations, se permettant des suggestions intrusives sur leur situation de couple. Lorsqu’il ferait des propositions inconvenantes, ce serait toujours sur le ton de la rigolade.

Puis, il placerait le décor: il alternerait entre le rôle de Bon samaritain et celui de juge implacable. En poste depuis 2002, il aurait instauré un climat anxiogène et un rapport malsain avec ses interlocuteurs. A mille lieues des qualités humaines que requiert une telle position, cet individu serait parvenu à persuader les demandeurs qu’il jouit de tous les pouvoirs. Celui de leur octroyer un logement social, mais également de le leur retirer, ou même de les dénoncer au Service de protection de la jeunesse (SPJ) quand bon lui semblerait, arbitrairement.

Des témoignages similaires

«Dès que je suis arrivée, je me suis sentie mal à l’aise, explique Dominique*, je ne savais d’ailleurs même pas ce que je faisais là.» En effet, le préposé au logement lui aurait indiqué par téléphone qu’elle ne correspondait pas aux critères d’attribution, mais il lui aurait tout de même proposé un entretien. «Il m’a demandé si j’avais tout essayé pour sauver mon couple et si je voulais un troisième enfant, raconte-t-elle, et m’a conseillé de rencontrer quelqu’un pour améliorer mes finances.» Finalement, l’individu aurait avoué à Dominique qu’il ne pourrait pas accéder à sa requête, mais que, si elle voulait aller manger au restaurant avec lui, ce serait possible. «Il ne m’a pas donné l’impression d’être quelqu’un de bienveillant qui voulait aider.»

Une autre témoin relate pratiquement la même expérience, à ceci près que le préposé aux logements subventionnés aurait «blagué» sur une proposition de passer la nuit avec lui en échange d’un appartement.

Il y a un peu moins de dix ans, Sandrine* a commencé à recevoir des appels réguliers, «pour me demander comment j’allais», de cet individu, qu’elle croisait même en dehors de ses bureaux, dans des contextes privés. A ces occasions, il ne se serait pas gêné pour la taquiner, lui proposer des entrevues privées, toujours sur le ton de la rigolade. Un jour, il aurait sonné à sa porte, prétendument pour lui parler, prétextant un de ces contrôles de routine desquels il aurait la charge. «Il a commencé à m’embrasser, à toucher ma poitrine, il a mis ma main sur son sexe.» Déjà traumatisée par une expérience similaire dans son enfance, Sandrine n’aurait pas réagi. «Dans ces moments-là, je ne peux rien dire. C’est ça qui est horrible: il peut prétexter que je n’ai pas dit non et il aurait raison. Parce que, dans ces cas-là, ça me renvoie très loin.»

«Il nous a toujours fait croire qu’il avait tous les pouvoirs»

Lorsqu’elle en parle, Sandrine a les yeux embués. Aujourd’hui encore, elle s’interroge, comme nombre de victimes avant elle, sur sa part de responsabilité face à un prédateur présumé qui aurait interprété son mécanisme de sidération pour du consentement. Sandrine a eu peur de porter plainte à l’époque et elle est loin d’être la seule. Peur de cet homme qui se serait dépeint plus grand qu’il ne l’était en s’inventant des prérogatives qui le dépassent. «Il nous a toujours fait croire qu’il avait tous les pouvoirs», explique-t-elle. Elle trouve le courage de contacter la LAVI (service d’aide aux victimes), qui lui demande si elle est prête à affronter un torrent médiatique en portant cette affaire sur ses épaules. Elle renonce.

En poste dans les mêmes bureaux que le suspect à cette époque, un travailleur social que nous appellerons Bill* se souvient de cette histoire. «J’ai constaté, de la part de cette personne, une manière de se comporter qui relevait de l’abus de pouvoir. J’ai pu sentir qu’il jouissait d’une certaine impunité, raconte-t-il. J’ai essayé d’en parler à mes supérieurs hiérarchiques, qui n’ont pas pris ça au sérieux. Il n’y avait pas, pour eux, besoin d’investiguer. Les ressources humaines m'ont fait comprendre qu'il valait mieux ne pas trop commencer à parler, ni à divulguer des sujets sensibles comme celui-ci. On m’a dit que, tant que je n’avais pas de preuve, il fallait que je me taise.» Contacté, le responsable en question à l’époque dit «ne pas se souvenir d’avoir été interpellé à ce propos».

Sur tous les témoignages rassemblés, une femme aujourd'hui bénéficiaire d'un de ces appartements a plaidé en faveur du principal intéressé en affirmant que tout s'était bien passé avec lui.

Le poids des mots

Après l’ouverture de l’enquête cette année, Sandrine a trouvé le courage de revoir sa position: elle s’est rendue à la gendarmerie pour déposer plainte, épaulée par un travailleur social. Celui-ci raconte le manque d’empathie et de pédagogie dont ont fait preuve les deux officiers masculins qui les ont accueillis. Les agents se seraient fendus de remarques sur l’ancienneté des faits, tout en les minimisant puisqu’il n’y aurait «pas eu pénétration». Sandrine fait marche arrière et attend désormais que d’autres victimes la contactent afin de ne plus avoir à faire cela toute seule.

«Je n’ai jamais mis de pression sur qui que ce soit pour obtenir quoi que ce soit»

Joint au téléphone, le préposé au logement «tombe du ciel» (sic) face à ces accusations. S’il reconnaît avoir fait quelques propositions innocentes «sous forme de boutade», il affirme que cela n’aurait jamais été plus loin que la blague. «Je n’ai jamais mis de pression sur qui que ce soit pour obtenir quoi que ce soit», affirme-t-il. Pour lui, ces témoignages viendraient de la déception de ceux qui n’ont pas pu accéder à un logement subventionné. Concernant les bénéficiaires, il ne s’explique pas ces accusations, précisant entretenir un bon rapport avec les gens depuis qu’il a pris ses fonctions.

Dans tout le district, le nom de cet employé communal – qui n’est en fait qu’un premier filtre dans le processus d’attribution des logements – inspire pourtant la méfiance. Les travailleurs sociaux seraient au fait du problème et ils éviteraient d’avoir affaire à lui en passant par d’autres fondations d’aide au logement. Une assistante sociale active dans la région narre les mises en garde de ses collègues au sujet de ce Monsieur, qui serait connu comme le loup blanc. Elle raconte être entrée en contact avec des femmes qui, dit-elle, «ont fait ce qu’elles devaient faire» pour obtenir un appartement. Des femmes titulaires d’un permis B, effrayées par son non-renouvellement. Selon elle, il est «impossible que le municipal en fonctions puisse ne pas avoir été mis au courant», compte tenu du fait qu’il serait censé avoir connaissance des agissements de son subordonné. Ce dernier aurait «été placé, légitimé et la Ville s’est complètement déchargée», regrette-t-elle.

Bill est plus sceptique: «Je pense que ça s’est arrêté au chef de service, mais n’est pas remonté jusqu’au niveau politique. Cette personne était surtout critiquée ouvertement à propos de sa manière d’être, mais pas sur des faits répréhensibles. Je regrette cependant qu’elle soit toujours en fonction, car elle peut encore faire du mal. C’est franchement très frustrant.»

Du côté de la municipalité, il a fallu attendre que les médias commencent à poser des questions pour que le problème soit pris au sérieux. Une enquête a fini par être ouverte début août, à la suite du dépôt d’une plainte pénale par la commune. Celle-ci se refuse à tout commentaire tant que l’enquête est en cours, tout comme le Ministère public central et la police cantonale.

Le paradoxe social

Le milieu social est régi par un système de hiérarchie opaque qu’il faut respecter à la lettre, sous peine de sanction. Ce qui peut avoir pour conséquence que des dérives du même genre puissent se dérouler dans l’ignorance générale. Bill est bien placé pour le savoir: «Dans le travail social, on est très vite rayé des emplois parce qu’on a dit quelque chose de répréhensible et on est très vite écarté du marché du travail.»

En 2014, un rapport du Conseil municipal bernois révélait que 53% des locataires au bénéfice d’un logement subventionné ne remplissait pas les critères d’obtention en vigueur, à cause d’une absence de contrôle de plus de dix ans. La décision avait alors été prise d’intensifier les contrôles auprès des locataires.

A Lausanne, le choix des candidats aux logements subventionnés se fait par les gérances, après une inscription à l’Office communal du logement (OCL). «La procédure d’attribution et de contrôle mise en place par la Commune permet d’assurer que seules les personnes remplissant les conditions puissent accéder aux logements subventionnés et évite les abus, explique Natacha Litzistorf, à la tête de ce dicastère. Dans la mesure où les conditions sont définies et contrôlées par l’OCL, le choix d’un candidat par la gérance échappe à l’arbitraire. En outre, il n’y a pas eu d’enquête à Lausanne pour vérifier que le parc des subventionnés est bien occupé par des personnes remplissant les conditions puisque le contrôle se fait en continu.»

A Genève, l’octroi des logements subventionnés est soumis à une procédure quasi mécanique, explique l’agence immobilière municipale. Lorsqu’un appartement est disponible, les dossiers des personnes les mieux adaptées audit logement sont sélectionnés via un système de points. Les membres de la commission décisionnaire ne se mêlent pas de la procédure de sélection et les rôles de chacun sont départagés. «Franchement, même si je voulais favoriser un dossier, je ne vois vraiment pas comment je pourrais faire», explique la responsable d’Infogim, jointe par téléphone.

Il semble donc qu’un système équitable ne soit pas si difficile à mettre en place. On peut alors s’étonner que certaines communes continuent, tête baissée, à légitimer de telles fonctions solitaires, sujettes à un risque aussi important d’entraîner des dérives.

*identités connues de l’auteure


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