Amèle Debey

4 mai 202011 Min

«Il est temps de répandre le virus de la culture»

Mis à jour : mars 29

Marc Atallah, directeur de la Maison d'Ailleux, le musée yverdonnois de la science fiction, fait partie de ceux qui ont dû réagir vite aux prémices de la crise actuelle. Aujourd’hui, il en parle avec les mots d’un conquérant, d’un gestionnaire de crise improvisé, mais surtout d’un amoureux de la culture qui tient à faire passer un message: celui que cet embourbement est un cadeau inespéré. Le Directeur et son musée n’auront jamais aussi bien fait corps...

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Dis-nous tout, comment vis-tu cette crise?

Alors, étrangement, je la vis bien! C’est vrai qu’au tout début, lorsque j’ai appris que les musées et les commerces devaient immédiatement fermer leurs portes, j’ai commencé par une courte phase d’inquiétude: la Maison d’Ailleurs et sa boutique (Pop Invaders) dépendent beaucoup des personnes qui les fréquentent et des collaborations – telles que les expositions à l’extérieur, les soirées pour les adultes ou pour les entreprises, les anniversaires ou les ateliers pour enfants – qu’elles entreprennent toute l’année. En même temps, je ne suis pas quelqu’un qui panique et je sais garder mon calme, avec l’idée que toutes les crises, indépendamment de leurs causes, sont aussi des opportunités: on peut voir tout ce que l’on a perdu et pleurer sur son sort, ou alors créer de nouvelles choses et ouvrir le réel (une expression que j’aime bien et qui rappelle notre tendance incroyable à nous enfermer sur nous-mêmes et à oublier que notre liberté nous offre la possibilité de transformer le monde, c’est-à-dire de lui faire prendre des directions insoupçonnées). Comme tu peux l’imaginer, je suis plutôt de la deuxième école! C’est pour ça que le 13 mars, après la conférence de presse du Conseil fédéral, j’ai réuni mon équipe, je leur ai dit que ça allait être compliqué, que c’était bizarre, mais que nous allions «prendre le taureau par les cornes» et proposer à notre communauté, vu qu’elle ne pouvait plus venir à nous, d’aller vers elle!

As-tu trouvé des solutions pour faire continuer à vivre le Musée durant cette crise?

Oui, nous avons mis en place, dès le début de la crise, des mesures toutes simples. Comme je le disais plus haut, notre public ne pouvant plus venir à nous, c’était à nous de venir vers lui. C’est pour cela que la première mesure qui a été mise en place fut de proposer, chaque jour, des capsules vidéo intitulées Un bout d’Ailleurs chez vous: on y parle de l’exposition actuelle sur les utopies et les dystopies (non non, je ne savais pas que le COVID-19 marquerait l’année 2020 quand j’ai choisi ce thème!), de livres, de bandes dessinées, d’art – mais aussi, en filigrane, de l’âme de la Maison d’Ailleurs, de cette pulsation de révolte qui anime l’équipe du musée, une révolte saine, une lutte pour la liberté, une révolte «sans la dureté du son "r" (pour reprendre la jolie formule d’Alain Damasio), une volte, donc. Ces capsules, c’est une manière originale de parler du musée autrement qu’à l’occasion d’une visite guidée ou d’une présentation officielle. À cette mesure sont venues s’en ajouter d’autres: une Playlist d’Ailleurs via la page Facebook du musée, des livraisons de jeux, jouets, livres, bandes dessinées, maquettes et autres œuvres d’art à domicile, etc. Comme tu peux le voir, on ne chôme pas! Il était exclu pour moi que la Maison d’Ailleurs – ce lieu de (ré)volte – s’enferme dans ses murs: elle devait vivre, exister, s’ouvrir!

Ces solutions mises en place perdureront-elles après le déconfinement?

Bien sûr! Grâce à ces mesures, nous avons continué le contact avec notre public, mais aussi créé des liens vers un public que nous ne connaissions pas; nous avons rencontré des gens – virtuellement –, nous avons parlé avec des gens – virtuellement –, nous avons réfléchi, pensé, ri, souffert, transpiré, souri… Nous avons vécu, et nous continuons à vivre; nous avons imaginé, créé, déliré, inventé, critiqué. Toutes ces émotions et toutes ces attitudes, permises par la crise COVID-19, possèdent, en elles-mêmes un quelque chose de fondamental, un Souffle existentiel qu’il serait inhumain d’abolir! La Maison d’Ailleurs, et je crois pouvoir parler au nom de toute mon équipe, a décidé de continuer sa mission, de la continuer autrement certes, mais de ne surtout pas l’arrêter ni de la mettre entre parenthèses: ces mesures, pour le dire autrement, m’ont permis de me reconnecter avec l’âme du musée, cette âme qui, bien que le mot soit devenu has been, est sûrement beaucoup plus puissante que tous les vaccins ou que toutes les certitudes que l’on pourrait obtenir. Donc oui, on va continuer à faire des capsules vidéo, à proposer notre lecture de films ou de romans, à faire découvrir notre passion, à répandre le virus de la culture, à aller à la rencontre des gens et à l’encontre de ces immobilismes qui, la crise finie, ne sauraient tarder à revenir s’immiscer dans nos vies...

© DR


 
Qu'est-ce que cela représente sur le plan économique?

La crise COVID-19 représente, entre le 13 mars et le 11 mai (date fixée pour la réouverture des musées), une perte financière nette estimée à environ CHF 50'000.- Ce n’est pas rien! En même temps, comme on est tous dans le même bain, que peut-on faire d’autre que de trouver des solutions et imaginer de nouvelles directions?

Et sur le plan sociétal?

Cet épisode risque de générer un autre effet délétère, plus embêtant celui-ci: l’impact psychologique sur le public. Nous vivons en effet dans un tel climat de peur, suspendus à nos médias comme s’ils allaient nous délivrer de nos angoisses (alors qu’ils les renforcent, pour la plupart), qu’il est difficile de savoir comment les gens se comporteront au moment du déconfinement. Allons-nous nous précipiter sur la culture? Chercher à penser (panser?) ce que nous avons expérimenté et le monde dans lequel nous vivons? Ou allons-nous avoir peur de tout – de l’autre, de celui qui pourrait être la cause supposée de nos maladies, de nos gouvernements, des pharmas, des médias, de la société en général? J’ai toujours milité pour que la culture soit considérée non comme un divertissement – quelle étrange époque celle qui voit dans la culture une manière de se divertir, c’est-à-dire de s’évader (de quoi, en fait?) –, mais comme un champ qui doit nous ouvrir à nous-mêmes, à la différence, à l’autre, au monde. Alors, si le public se ferme, s’il a peur, on aura beaucoup de boulot! Il faudra reconstruire la confiance – dans la vie, en premier lieu; dans l’homme, en second lieu – et rappeler, avec toute l’ingéniosité dont nous pourrions faire preuve mais aussi avec la conscience de nos limites, que nous sommes, toutes et tous, grâce à la culture, des êtres de liberté, qui peuvent à chaque instant choisir entre le repli sur soi et l’ouverture au monde; que face à une crise, nous avons le droit d’être effrayés mais aussi courageux; que la grandeur humaine s’exprime dans l’humilité et dans la possibilité de questionner ce qui nous entoure. L’attitude de repli, selon moi, est mortifère, car la Vie est croissance, transformation, tentative, courage, mouvement. Quant à l’attitude d’ouverture, et je crois que la culture y puise ses origines, elle nous permet de construire, d’affronter, de créer, de nous réinventer, de sortir de l’immobilisme. Aujourd’hui, et je ne crois pas trop me tromper en disant cela, une partie d’entre nous est confinée dans son immobilisme – un peu dans la droite ligne du «monde d’avant» qui nous enfermait dans nos quotidiens ou dans nos smartphones –, incapable de se mettre en mouvement.

C’est ce mouvement que nous devons retrouver, ce mouvement de notre âme, ce mouvement de nos êtres – car, sans ce mouvement, sans la capacité à être critiques, nous ne pourrons pas nous réinventer, nous resterons «esclaves» de nos opinions, de nos médias, de l’avis des autres. Comme tu peux le voir, je suis convaincu que nous avons une chance incroyable, car nous ne nous réinventons jamais aussi bien que lors d’une crise!

Du coup, cette crise t’a apporté pas mal de positif, d’un point de vue professionnel?

Mis à part le peu d’heures de sommeil de mes dernières semaines, il n’y a eu que du positif: j’ai pu regarder mes proches avec un regard plein de Vie, j’ai pu lancer des choses qui me tenaient à cœur, j’ai pu voir mes collaborateurs inventer plein de choses, j’ai pu entendre leurs partages, leurs connaissances, leur sensibilité. J’ai pu ressentir à quel point l’âme du musée vivait dans mon équipe et à quel point cette âme, grâce aux partages que nous avons lancés, touchait d’autres personnes. Alors oui, il y a les tracasseries administratives, il y a les moments de ras-le-bol, il y a les doutes, les incertitudes, les questionnements, mais que sont-ils face à tout ce que l’on a découvert?! J’imagine déjà certains lecteurs penser que, comme toutes les institutions culturelles, nous sommes grassement subventionnés et que c’est sûrement pour cela que ce n’est pas si dur. Au risque de les décevoir, nous ne sommes de loin pas grassement subventionnés et cela fut très dur. Mais, c’est vrai, j’ai une chance folle: j’ai une équipe qui veut vivre et qui croit dans l’aventure du musée – et ça, ça n’a pas de prix.

Est-ce que cette crise t'aura permis de façonner une nouvelle façon de fonctionner?

C’est encore un peu tôt pour le dire, mais oui, je pense. Le fonctionnement a dû être modulé, autant au niveau des mesures sanitaires dictées par le Conseil fédéral et l’OSFP qu’au niveau des façons de procéder au quotidien. Ce que j’ai remarqué, et c’est actuellement ce qui me touche le plus, c’est que mon équipe est avide de créativité et développe une ingéniosité hors du commun. Certains diront que c’est à cause de l’aspect «solidarité» au cœur de chaque crise. J’aime au contraire à penser que c’est davantage par la découverte d’un sens. On sait en effet que le sens est donné par une direction extérieure – un telos, un but – qui, parce qu’il est «ailleurs», nous invite à la rejoindre; et je sens que c’est exactement ce que nous vivons. Quelle est la mission d’un musée exactement? Conserver des archives? Créer des expositions? Imaginer des événements? Tout ça, c’est si superficiel! Pour moi, et je le vois de plus en plus chaque jour, un musée est un lieu de révolte, c’est un lieu où la mémoire lutte contre l’oubli, un lieu où la réflexion combat l’immédiateté, un lieu où le mouvement affronte l’immobilisme. Je crois que nous n’avons jamais eu autant besoin des musées aujourd’hui. Des lieux de divertissement, vraiment?!

© François Schuiten
 

Que penses-tu garder plus tard? Après le déconfinement, je veux dire?

Je veux garder tout ce qui est essentiel: la force de mes collaborateurs, le Souffle de révolte, l’envie d’être en mouvement, la rencontre avec tous ces inconnus qui ne viennent pas chez nous mais qui nous acceptent chez eux. La créativité, l’énergie, l’enthousiasme, la force, les idées, la Vie. Tu vois autre chose à garder, toi? Moi pas! Les crises nous aident à plonger en nous-mêmes pour retrouver les directions que nous voulons suivre (le problème, c’est quand la direction que nous voulons suivre, c’est nous-même: on tombe dans le narcissisme et le mouvement circulaire). C’est pour cela que je ne comprends pas vraiment les gens qui se plaignent ou qui ont peur – même si je respecte ces sentiments –, alors que, au fond de nous, il y a tant de lumières, tant de forces et tant de possibilités de changer le monde. Traite-moi de doux rêveur! Mais je pense que le rêve, c’est le monde aseptisé et immobile que nous viv(i)ons au jour le jour, cette utopie qui nous enserre dans ses bras médiocres et dont nous ne voyons que trop peu les sombres couleurs… Regarde les gens se parler dans la rue aujourd’hui: ils se regardent vraiment, ils redécouvrent l’importance de l’altérité! Ce n’est pas splendide ça? Regarde toutes ces initiatives qui fleurissent un peu partout: n’est-ce pas la preuve que notre force trouve une voie pour s’exprimer? La crise est apocalyptique, au sens étymologique: elle (nous) révèle. C’est donc à nous de savoir ce que nous voulons qu’elle révèle de nous-mêmes…

D'un point de vue global, doit-on remettre en question notre façon de fonctionner, selon toi?

Oui, tous les jours, avec ou sans crise! L’introspection, la remise en cause, le questionnement sont pour moi au cœur même des démocraties et, plus largement, au cœur de la Vie: nos existences ne sont-elles pas une suite de «catastrophes», qu’elles soient positives ou négatives? Je crois fondamentalement que la Vie est mouvement: vivre, c’est oser le mouvement, c’est ne jamais sacrifier le mouvement, c’est accepter le mouvement. Or, le monde consumériste, me semble-t-il, a besoin que nous soyons immobiles, penchés sur nos téléphones à nous demander ce que nous voulons consommer… Tu as déjà vu quelqu’un sur son téléphone portable? Tu as déjà remarqué à quel point il est statique? Peut-être que le monde virtuel est en mouvement, mais ce mouvement de pixels se fait au détriment de celui de notre chair et de notre âme. Comme je l’écrivais dans un article (à lire ici), «Nous sommes des êtres libres, des êtres de puissance; nous sommes toutes et tous des créateurs potentiels, des êtres capables de “volutionner” le monde. Mais pour cela, il nous faut revenir au mouvement, faire exister l’événement, accepter l’écart. Ces actions, nous le savons bien, ne s’achètent pas. Elles sont au cœur de toute existence qui refuse, avec tendresse, d’être morte-vivante.» Peu de choses me font peur, mais une chose m’effraie terriblement: devenir un mort-vivant. Et je crois que la seule manière de ne pas devenir cet être dont la seule activité est la consommation, c’est de se remettre en question…

Qu’est-ce que cette crise doit apprendre au consommateur que nous sommes?

Elle peut déjà nous aider à nous comprendre… Pourquoi avons-nous peur? D’où nous vient cette peur? Pourquoi cherchons-nous à nous rassurer en permanence, quitte à critiquer vertement ceux qui nous invitent à ne pas avoir peur? Elle nous permet aussi de repenser la place de la mort dans nos sociétés – on aime bien sortir, pour briller en société, un proverbe exotique rappelant l’importance de la mort dans le processus de vie.


 
Mais, soyons honnête, une coupe de champagne à la main, c’est facile!

En effet... !


 
La crise du COVID-19 peut nous interroger sur: nos réactions, nos peurs, nos effrois, notre fragilité, nos manques, notre humanité, notre rapport à autrui, notre manière de protéger nos enfants, nos utopies… Utopies? Oui, je suis convaincu que l’Occident a cherché, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle, à réaliser l’utopie, le monde «idéal» qui, grâce aux sciences et au libéralisme, allait enfin rendre l’homme heureux… Nous vivons dans tant d’utopies: l’utopie de la santé (c’est marrant d’imaginer que nous ayons érigé la santé en utopie, alors que nous vieillissons et que nous mourrons), l’utopie du progrès (comme si les sciences et les technologies pouvaient concourir à notre bonheur, alors que ce dernier est affaire de sens, non de confort), l’utopie de la croissance (le PIB est-il vraiment corrélé à notre qualité de vie, c’est-à-dire à une vie de qualité?), l’utopie de la consommation (quel manque – ou quelle angoisse – cherchons-nous à combler, alors même que nous savons, en notre for intérieur, qu’ils ne pourront être comblés?), l’utopie de l’information (c’est clair qu’aujourd’hui, tout individu sensé doit voir à quel point on s’est fourvoyés avec ça: la plupart des médias préfèrent, comme le rappelait Guy Debord dans La Société du spectacle, le sensationnalisme à l’information, car le premier fait vendre au contraire de la seconde).

Autrement dit, cette crise, involontairement, vient pointer nos utopies ou, plutôt, les défauts cachés de ces utopies, leurs prisons dorées… Sauf que ces prisons, c’est nous qui les avons choisies… Je crois donc que le COVID-19 est une apocalypse, pas dans le sens où elle va mettre fin au monde, mais parce qu’elle agit comme un révélateur de nos pulsions de mort, ces pulsions qui ont été mises en scène dans tant de récits de science-fiction (il fallait quand même que je le place, ce mot!). Or, pointer les pulsions de mort de nos utopies est une chance inouïe de plonger en nous afin de retrouver eros, nos pulsions de Vie: cette pandémie est une chance incroyable de changer le monde, mais pour cela il faut arrêter de rêver – je crains les rêves plus que tout: ce sont souvent des utopies aliénantes se drapant dans des beautés aussi superficielles que naïves – et commencer à se remettre en question, en toute honnêteté, dans l’intimité de nos silences.

Et d’un point de vue personnel?

Je suis beaucoup trop pudique pour parler de ça. Mais ce qui est sûr, c’est qu'en raison de ma double origine (mon père est Libanais, ma mère est Suisse), j’ai toujours oscillé entre le tragique catholique et la mesure protestante; la crise, je la vis à chaque instant dans ma Vie et c’est pour cela que je ne peux m’empêcher d’être en mouvement, ce qui est… épuisant (et pas que pour moi)! Mais en même temps, c’est la seule voie que j’ai trouvée pour ne pas être… un mort-vivant.


Les précédentes interviews d'Amèle Debey:

«Le temps des regrets n'est pas encore venu»

«Les décisions de nos gouvernements n'ont probablement fait que retarder l'agonie»

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