Amèle Debey

6 mars 202211 Min

«On peut rire de tout, il suffit de continuer à avoir le courage de le faire»

Mis à jour : mars 29

Xavier Gorce est un peintre, dessinateur et illustrateur français. Il travaillait pour Le Monde jusqu’à ce qu’un de ses dessins vienne foutre un coup de pied dans la marre du politiquement correct. Interview.

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Amèle Debey pour L’Impertinent: Histoire d’entrer directement dans le vif du sujet, pourriez-vous nous expliquer ce qu’il s’est passé avec Le Monde?

Xavier Gorce: En janvier 2021, j’ai publié un dessin qui faisait référence à l’affaire Kouchner. Camille Kouchner avait publié un livre pour révéler les atteintes sexuelles dont a été victime son frère dans son enfance, de la part de leur beau-père, Olivier Duhamel. Qui est un commentateur de la vie politique, journaliste, politologue, jouissant d'un poste important à Science-Po. Une personnalité influente de la sphère politico-médiatique et universitaire française. Ce livre de révélations a fait scandale et des questionnements portant sur la notion d’inceste, notamment par Alain Finkielkraut, ont été exprimés. Il a notamment rappelé que l’inceste nécessite une ascendance directe et que comme, dans cette affaire, il s’agissait du beau-père, cela ne pouvait pas être de l’inceste.

J’ai trouvé cette question un peu ridicule par rapport à la gravité des faits. J’ai fait une ironie sous forme de dessin pour critiquer le fait de remettre en question la notion d’inceste dans le cadre de familles recomposées. J’ai fabriqué une généalogie, une parentalité compliquée, en intégrant la notion de changement de genre. Non pas pour mêler les trans' aux questions de pédophilies – puisque dans la généalogie fabriquée, le parent trans' n’est qu’un échelon, ce n’est pas lui qui commet l’inceste – afin de montrer que, puisque désormais il faut intégrer le fait que beaucoup de familles soient recomposées, il faut peut-être également recomposer, d’une certaine façon, la notion d’inceste. C’était donc de l’humour sur ce sujet-là.

Rapidement, des gens me sont tombés dessus via les réseaux sociaux et le directeur du Monde m’a appelé la matinée de la parution en me disant qu’ils n’auraient pas dû publier ce dessin qui se moque à la fois des victimes d’inceste et des personnes transgenres.

Je lui ai expliqué que le dessin ne racontait absolument pas cela en m’étonnant de l’interprétation qu’il en faisait et en ajoutant que j’étais prêt à recontextualiser ou expliquer le dessin auprès de la rédaction comme auprès du public ou des lecteurs, s’ils n’ont pas compris. Il m’a dit: «Non, on s’excuse, point barre».

Les excuses étaient totalement abracadabrantes: pas à propos du dessin, mais du fait qu’il puisse être mal interprété. C’est ce qui devient complètement délirant.

Je pense aussi que c’était un prétexte parce qu’ils n’étaient pas à l’aise avec un certain nombre de mes dessins. C’était donc un angle d’attaque.

A l’intérieur de la rédaction du Monde, comme d’autres rédactions, il y a un conflit de générations. Celle que l’on va qualifier, pour faire simple, de «woke», par rapport à d’autres générations de journalistes. Il y a des bras de fer internes. D’ailleurs, après cela, une réunion a été provoquée par certains journalistes scandalisés par la façon dont Le Monde a géré cette affaire.

Je leur ai donc dit «je me barre. Je ne reste pas dans un journal qui présente ses excuses pour un dessin.» Maintenant je travaille pour Le Point et j’espère ne pas me retrouver face aux mêmes problèmes, mais je ne pense pas.

Est-ce que c’est le lien avec la communauté LGBTQIA+ de ce dessin qui a mis le feu aux poudres?

Oui, mais pas que. Il y a ce qu’on appelle la convergence des luttes, ou l’intersectionnalité des luttes. Des gens qui se trouvent des objectifs communs. Qui sont situés plutôt sur la partie gauche radicale de l’échiquier. Et qui regroupent à la fois des militants sociaux, politiques, «antiraciste», etc. Tous ces gens-là s'unissent pour attaquer ceux qui prennent leurs distances avec ces mouvements-là. Dont je fais partie.

Y a-t-il un lobby gay important au sein des médias?

Je ne crois pas. Il y a des lobbies pour chaque cause. Le terme lobby n’est d’ailleurs pas un terme négatif. C’est normal lorsque l’on veut défendre une idée, un principe, essayer de faire avancer sa cause. Ça existe sur le plan politique, sociétal, économique… Le principe du lobbying n’est pas mauvais en soi.

Les moyens peuvent être contestables. L’utilisation des réseaux sociaux donne lieu à un certain nombre de débordements. Des chasses à l’homme assez désagréables. Des gens qui avancent masqués, avec tout un tas de faux comptes pour pratiquer de l’enfumage.

Vous parlez des milices virtuelles organisées qui se mettent à publier des tas de messages afin de faire changer l’opinion, c’est ça?

Exactement. Il y a un certain nombre de donneurs d’ordre, de prescripteurs. De chefs de file de tel ou tel mouvement, qui prennent une cible de façon tout à fait délibérée, l’attaque et incitent leurs followers à faire de même.

Sur un plan encore plus organisé et plus grave, il y a également un système de faux comptes avec ce qu’on appelle des bots. Des robots programmés, facilement reconnaissables, notamment par le fait qu’ils n’aient pratiquement aucun abonné, aucun abonnement et aucun tweet.

Des gens utilisent ces pratiques à des fins délictueuses et d’autres font de l’enfumage. On constate ce genre de choses avec l’Etat russe, qui a manifestement tout un tas de hackers dont le but est de semer le trouble sur les réseaux.

Ce sont des gens qui ont un agenda politique. Ils sont les premiers à dire que le wokisme n’existe pas, mais ils en sont la parfaite incarnation.

Quel regard portez-vous à ce qui est arrivé à Claude-Inga Barbey?

J’en ai entendu parler pour la première fois sur le plateau de Léman bleu. Je ne peux pas juger de son travail, mais peu importe, ce n’est pas le sujet. Elle a été prise pour cible dans le même genre de contexte.

Je pense qu’il faut être très solide devant ce genre d’attaque, il ne faut pas reculer d’un pouce. Ce que je reproche au Monde – dont j’ai donc démissionné – c’est qu’ils ont fait preuve de lâcheté. A partir du moment où on publie un dessin, on assume. On le défend. On explique éventuellement, mais on ne se laisse pas influencer par des gens extérieurs. Sinon c’est la fin de la liberté d’expression. Et pas de la mienne, mais de celle du journal. Je trouve cela grave de reculer sur ce terrain-là.

Pour revenir à Claude-Inga Barbey, il me semble que c’est elle qui a décidé de partir. Je trouve cela regrettable, mais je comprends qu’il soit difficile de résister.

Lors de l’interview qu’elle a accordé à L’Impertinent, l’humoriste explique s’être sentie abandonnée par le journal. Elle relativise cependant le concept de conflit de générations…

C’est évidemment plus compliqué que cela: je ne mets pas tous les jeunes d’un côté et les vieux de l’autre. Je m’insurge d’ailleurs contre ces classifications par l’âge. Mais il faut reconnaître qu’il existe des phénomènes de générations et que ce type de militantisme woke est plus présent dans la vôtre.

Si on n’a pas envie de se faire traiter de boomer, il faut qu’on évite de traiter les jeunes de petits cons.

Les médias ont-ils peur des réseaux sociaux?

Il y en a qui ont peur, oui. Ils ont peur de plusieurs choses: des formes de polémiques qui font boule de neige et qui deviennent ingérables pour aboutir à des désabonnements: une inquiétude économique. Il y a une inquiétude en termes d’image également. Ces phénomènes sont plus présents dans la presse de gauche, car les gens de gauche ne veulent pas avoir l’air d’être de droite.

Il y a une inquiétude plus importante sur le genre d’expression ou de termes qui pourraient les faire passer pour des réacs. Les gens qui sont de centre gauche ont la trouille d’être traités de conservateurs. Ils se font donc prendre en otage par les camps plus radicaux. On retrouve ces phénomènes dans un certain nombre de titres de presse.

Peut-on aller jusqu’à dire que les réseaux sociaux signent la fin du journalisme?

Non, le problème ne vient d’ailleurs pas que des réseaux sociaux, mais également du schisme à l’intérieur des rédactions.

Les médias ont-ils pris l’autoroute du conformisme?

Je pense qu’il ne faut pas parler en termes de généralités: il n'y a pas de médias de façon globale. Chaque journal a sa culture, son identité. Les journalistes ne sont pas tous les mêmes. Il faut éviter les généralités. Par contre on peut parler de tendance globale.

Dans les tendances globales, effectivement le risque est présent. Il ne faut pas surinterpréter, mais il faut lutter contre ce risque.

Le wokisme est-il un effet de mode, ou assiste-t-on à un véritable changement de paradigme, selon vous?

Ça, je ne sais pas. C’est difficile à dire, il y a sûrement un peu des deux. C’est un courant plus présent aux Etats-Unis qu’en France. D’ailleurs, les problèmes autour des dessins de presse ont commencé avec le New York Times. Votre concitoyen Chappatte a perdu sa collaboration avec ce journal.

Pour vous rappeler les faits: un dessinateur portugais du nom de Antonio Moreira Antunes a fait un dessin représentant Trump en aveugle avec une kippa tenant en laisse Nethanyahu en chien d’aveugle. Ce dessin a été taxé d’antisémite. L’utilisation des symboles religieux n’était pas très maîtrisée, car l’Etat d’Israël et la religion juive sont deux choses différentes. L’amalgame était un peu maladroit.

Toujours est-il que le New York Times s’est pris une bordée d’attaques et, pour ne plus avoir de problème, a décidé de supprimer tous les dessins presse de ses pages. Cela montre bien le danger du truc: si on craint l’impact de l’humour, de la dérision du dessin, si on ne peut plus rire des choses parce que des gens surréagissent, cela devient très problématique.

Le dessin est particulièrement ciblé, mais pas que. Au-delà du dessin, c’est l’humour qui pose problème. Ce qui signifie quand même qu’on est dans une société bien chiante. Sans vouloir entrer dans la caricature et le langage passéiste du «on ne peut plus rire de rien».

C’est faux: on peut rire de tout, il faut juste continuer à avoir le courage de le faire, sans se laisser impressionner.

Ceux qui doivent avoir du courage, ce sont les journaux, les prescripteurs, les commanditaires. Les directeurs de théâtre, d’université, qui annulent des spectacles ou des colloques, des conférences, parce qu’un intervenant ne plaît pas à une partie des étudiants.

Les attaques ou les menaces devraient renforcer leur détermination à faire en sorte que tous les points de vue puissent s’exprimer sans se laisser impressionner.

Croyez-vous qu’il y ait un risque pour que d’autres journaux suivent l’exemple extrême du New York Times? Car les Américains sont tout de même un peu prudes, c’est une autre culture. Vous voyez cela arriver en France, par exemple?

Je constate que mon problème avec Le Monde était un genre de manifestation de la même chose. Et quand Plantu a pris sa retraite, il y a un an, il n’a pas été remplacé par un dessinateur éditorialiste. Ils ont mis à la place des dessins symbolistes, qui offrent certes un regard décalé sur l’actualité, mais pas très agressif.

Cela dit, à côté de ça, on a Libération qui a recruté Coco comme dessinatrice principale. Et on ne peut pas dire que ce soit une dessinatrice tendre, elle y va franco. Je trouve cela vachement bien. Il y a des signes positifs dans tout ça.

On parle beaucoup ces dernières années de baisse de Q.I. généralisée, de crétinisation de la société. Cette censure de l’humour n’est-elle pas une conséquence de cet appauvrissement intellectuel global?

Ce n’est pas impossible. Il faudrait faire des études un peu pointues pour savoir si la société est vraiment plus con qu’avant. Mais oui, quelque part je pense que l’humour est quelque chose qui s’adresse à l’intelligence et non à la sensibilité, à l’indignation.

L’humour aide à quitter le champ de l’émotionnel pour être dans celui de la réflexion et de l’analyse. Quand on fait de l’humour, c’est à la tête qu’on s’adresse, pas au cœur.

Le fait que les gens ont de plus en plus de mal à supporter l’humour parce qu’ils se sentent blessés, on passe bien de l’intelligence à la sensibilité. Et là on peut dire qu’on devient con.

C’est pour ça que l’humour est important pour moi, ce n’est pas du corporatisme. Je trouve cela sain de pouvoir rire de ce qui ne va pas dans une société. C’est une question d’hygiène mentale.

Peut-on en conclure qu’on ne va pas très bien en ce moment?

On arrive à rire quand même. Tout n’est pas perdu. Les endroits où on n’a pas le droit de rire sont les Etats totalitaires. Les Etats qui établissent des sujets tabous, qui ont des religieux au pouvoir.

Qui va juger qu’on a le droit de rire de ceci ou de cela à part un tribunal moral? Voilà ce qui nous menace si on ne se bat pas pied à pied pour défendre l’humour dans toutes ses dimensions, dans ses limites légales.

Cela dit, je ne suis pas alarmiste, ni inquiet plus que de raison, mais je dis juste que certains signes montrent des tendances dont le but est de détruire cette forme d’expression. Ce sont ces tendances-là contre lesquelles il faut s’élever.

On constate, en particulier ces derniers temps avec la Crise Covid et la guerre en Ukraine, qu’il est difficile de dissocier émotions et réflexions. Toutes ces crises sont abordées de façon très émotionnelle. Le wokisme est-il l’incarnation de cela? De l’incapacité à dissocier les deux?

Oui: une certaine difficulté à prendre de la distance. Ça peut être dit comme ça. Plutôt que d’essayer de réfléchir sur ce qui dysfonctionne dans la société et tenter de l’améliorer – qui doit passer par la politique et la législation – on est uniquement dans l’indignation qui a à voir avec le moralisme, la notion de bien et de mal.

C’est normal d’avoir des émotions, mais il faut qu’elles soient tempérées par la réflexion derrière. On ne peut pas être insensible à ce qu’il se passe en ce moment en Ukraine, mais on ne progresse pas si on ne fait que pleurer devant les destructions et s’indigner contre Poutine. Il faut aller plus loin, voir comment on peut aborder cela. Le dessin de presse permet d’essayer de montrer des aspects de l’actualité qui ne sont pas forcément visibles du premier coup d’œil si on se laisse emporter par son émotion.

On constate également une certaine démesure dans ce qu’il se passe en ce moment, avec notamment de la Fédération internationale des chats qui bannit les compétiteurs russes, pour ne citer que l’exemple le plus ridicule.

Que l’on mette la Russie au ban des nations à cause de ses actions, je trouve cela normal. Et que cela s’exprime dans différents domaines, comme le sport, qui est parfois utilisé comme un outil de propagande, je pense que c’est très bien.

Car c’est mettre aussi les peuples en responsabilité. Ils sont responsables de l’Etat de leur pays.

On a les dirigeants qu’on mérite, vous voulez dire?

C’est ça. Au-delà des exemples ridicules en effet, que le monde entier mette la Russie dehors à cause de ce qu’elle est en train de faire, je trouve cela pas mal. C’est un peu de la cancel culture ça aussi, d’ailleurs.

Justement, n’êtes-vous pas en train de légitimer un truc dont vous souffrez vous-même?

Dans ce qu’est le wokisme ou la cancel culture, tout n’est pas mauvais. De dire, à un moment donné, que quelqu’un qui se comporte mal doit être mis à l’écart, c’est ce qu’on fait tous les jours. C’est naturel.

Qui place les limites?

C’est une question de mesure. On peut mettre quelqu’un à l’écart quand cette personne fait des choses qui sont criminelles, mais pas quand on n’est pas d’accord avec elle. Il y a l’aspect criminel et l’aspect débat d’idées. La différence est là.

Dans l’autre sens, je trouve qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire lorsqu’on est militant, à savoir les atteintes aux biens et aux personnes. Ou encore les coups de force pour empêcher l’expression des autres.

Assiste-t-on vraiment à un recul de la liberté d’expression, selon vous?

Il y a des choses qu’on ne fait plus parce que ça ne passe plus. Je pense à une certaine forme d’humour par exemple, que je ne trouvais pas drôle à l’époque. Quand Michel Leeb, notamment, faisait de l’humour sur les Noirs et les Chinois systématiquement, je crois qu’on a plus envie de rire de ça.

Qu’est-ce qui a changé?

Ce sont des évolutions – qui sont lentes – mais nécessaires. Cela s’installe dans les esprits, dans la culture. Ça se modifie petit à petit et c’est bien comme ça. Pareil pour les blagues sexistes. Il y a de l’humour qu’on n’utilise plus car ramener la femme à des considérations sexuelles ça ne passe plus. Et c’est tant mieux. Après, il faut faire attention à ne pas basculer dans une forme d’intégrisme, à ne plus pouvoir faire de blague de cul au risque d’être taxé de sexisme.

Mais comment fait-on pour savoir jusqu’où on peut aller?

Comment on sait quand on est poli ou non? C’est une question d’éducation, de culture, de rapport aux autres. Mais on ne peut pas tout légiférer. On ne va pas mettre une amende à quelqu’un qui pue des pieds, mais par contre on peut lui apprendre à se laver les pieds.

Ce ne serait pas réduire sa liberté, mais l’adapter aux règles du vivre ensemble.

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