Amèle Debey

1 juin 20208 Min

Le business ancestral de la peur

Mis à jour : mars 29

«Il faut dominer pour s'enrichir et s'enrichir pour dominer», écrivait il y a plus de deux siècles l'avocat et économiste Charles Ganilh dans son Essai politique sur le revenu public. Ce qui n'a pas échappé aux différentes religions, tout comme à nombre de gouvernements et de multinationales. De la lutte contre le terrorisme post-11 septembre au Brexit, en passant par l’élection de Trump, la peur a peu à peu façonné le monde dans lequel nous vivons. Aujourd’hui, la crise Covid-19, sanitaire, économique et sociale, a profondément modifié nos habitudes... en plus d’avoir certainement engendré une génération d’hypocondriaques! A l’heure où la panique générale laisse gentiment place à la raison, il convient de s’interroger sur ce qui va changer sur le long terme et se demander qui en sortira gagnant.

© Pixabay

«Il existe deux leviers de domination à mon sens: la peur et la culpabilité. Parce qu’ils inhibent toute réaction.» Tout porte à croire qu’Elsa Godart, philosophe, psychanalyste et essayiste française a vu juste, comme les nombreux composants de la crise actuelle tendent à le prouver. Non seulement nous avons docilement accepté de voir nos libertés reculer au nom d’une prétendue sécurité face à un «ennemi invisible» pendant deux mois, mais les conséquences de la pandémie s’annoncent plus graves encore que ses causes.

L’exemple le plus flagrant des modifications que peuvent entraîner la peur et la culpabilité sur nos fonctionnements sociétaux est sans nul doute le 11 septembre 2001, dont nous payons les frais aujourd’hui encore, au propre comme au figuré. Mise en place du Patriot Act, création de Guantanamo et du Department of Homeland Security outre-Atlantique. Lequel a coûté, depuis sa création en 2003, quelque 324 milliards de dollars entre ses diverses agences, selon les chiffres de l’Americain Immigration Council. En 2019, il comptait 240'000 employés pour un budget annuel de 47,5 milliards de dollars. Sans oublier les centaines de milliards dépensés par les Etats du monde entier pour adapter leurs aéroports et bâtiments aux nouvelles exigences en matière de sécurité.

En Europe, le Traité de Prüm, signé en 2005 par sept Etats membres de l’UE (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Luxembourg et Pays-Bas) va dans le même sens. Il a pour but de renforcer la coopération transfrontalière en matière de lutte contre le terrorisme en permettant notamment l’échange de données génétiques, d’empreintes digitales et de données personnelles par le biais de fichiers informatiques consultables automatiquement. «Si le Traité de Prüm a pour objet d’intégrer les progrès réalisés en matière génétique dans un système d’échange de données ancien (système d’information Schengen, SIS), il soulève des interrogations quant à la protection des données dans un espace, certes de sécurité, mais surtout de liberté et de justice», résume un colloque de l’Université de Grenoble, en 2016. En Grande-Bretagne, le programme Optic Nerve a collecté les images de plus de 1,8 million d’utilisateurs Yahoo et était toujours actif en 2012, comme l’ont rapporté les documents révélés par Edward Snowden.

«Une fois que les gouvernements ont acquis de nouveaux pouvoirs, il est difficile pour les citoyens d’exiger de retrouver leurs droits.»

«Il y a un vrai danger que la pandémie de Covid-19 devienne notre nouvelle guerre contre le terrorisme, une excuse pour divers gouvernements pour saper les droits fondamentaux en exploitant les peurs des gens,» expliquait Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch (HRW), dans les colonnes du Temps, le 2 avril. «Une fois que les gouvernements ont acquis de nouveaux pouvoirs, il est difficile pour les citoyens d’exiger de retrouver leurs droits.»

Nous en avons eu la preuve à maintes reprises, certaines décisions gouvernementales encadrant la crise du coronavirus n’ont pas été prises pour des raisons épidémiologiques mais bien dans le but de manipuler la population, en actionnant le très efficace levier de la peur. La peur de la maladie, certes, mais pas uniquement. Car l’une des peurs les plus tenaces est certainement celle du rejet, comme l’explique le professeur Didier Grandjean, directeur du groupe Neuroscience de l’Émotion et Dynamiques Affectives (NEAD): «Les gens sont tout à fait capables de renoncer à certaines valeurs pour prétendre s’aligner sur ce qu’ils pensent être l'avis du groupe. Si vous avez un grand besoin d’affiliation, vous êtes plus à risque d’adhérer à la position du groupe auquel vous vous identifiez, puisque votre besoin d’affiliation guide vos choix comportementaux. Un autre mécanisme intéressant, ajoute le psychologue, est comment ces tensions liées à cette peur peuvent assez rapidement basculer dans des discriminations. C’est typique de ces comportements où l’on projette nos peurs sur l’autre, sans aucune raison objective.» Un mécanisme largement exploité par l’équipe de campagne de Donald Trump en 2017, qui pourrait également servir à l’UDC et son initiative «pour une immigration modérée». Nous le saurons le 27 septembre.

La peur fait vendre

Ce concept de «preuve sociale» est brillamment expliqué dans le livre de Robert Cialdini, Influence et Manipulation, L’art de la persuasion (1984). Il explique comment nous avons tendance à penser qu’un comportement est approprié à partir du moment où d’autres l’adoptent. Ce principe est largement exploité par les publicitaires, qui savent parfois nous convaincre en vantant la popularité ou les ventes record d’un produit. «Comme 95% des gens sont par nature des imitateurs, et seulement 5% des innovateurs, les gens sont plus facilement persuadés par les actions de leurs semblables que par tout autre argument que nous pouvons leur donner», selon Cavett Robert, consultant en vente et marketing cité dans l’ouvrage.

D’ailleurs, le marketing n’est pas en reste lorsqu’il s’agit d’exploiter la peur, parce qu’elle fait vendre. En témoignent les succès des films d’horreur ou autres livres à suspense. Elle produit l’épinéphrine chère aux drogués à l’adrénaline. «La peur augmente votre niveau d’excitation physiologique. Cette excitation n’est pas désagréable, pour autant que vous sachiez bien que vous n’êtes pas vraiment en danger, explique le professeur Grandjean. On se sent vivant, il y a un rapport à la corporalité important. Cet aspect peut être ce lien avec le plaisir qu’on peut éprouver.»

La crise du coronavirus a donc pu déclencher chez certains une sorte d’excitation inhérente à ce sentiment de danger. Sur le plan philosophique, elle semble aussi avoir apporté son lot de sensations agréables, comme le fait de se sentir unis contre un ennemi commun, d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi. Tous ces éléments font des pauvres humains que nous sommes de bons moutons bien dociles de moins en moins regardants aux périls qu’affrontent désormais nos libertés individuelles.

«Se contenter d’entretenir un climat de peur exacerbé pour conditionner des comportements salvateurs, désigner les bons citoyens, inviter insidieusement à montrer du doigt les mauvais, s’exonérer dans le même temps du moindre débat, est une ligne de fuite dangereuse sur la crête de l’irrationalité et de la déraison», écrit Yannick Chatelain, enseignant-chercheur à Grenoble, sur le site Contrepoints.org.

Des conséquences à très long terme

Dans des sociétés qui requièrent l’union du groupe afin de modifier intrinsèquement ses systèmes obsolètes, tel que le système économique (voir notre article sur les indépendants), il paraît assez inquiétant qu’on en soit arrivés au point de se méfier les uns des autres et d’instaurer des règles pour nous éloigner davantage. L’exemple le plus absurde et le plus révoltant reste celui des écoles, où on empêche désormais des enfants impatients de retrouver leurs camarades de s’approcher les uns des autres. Où on bride les liens sociaux et où l’on inculque que l’autre est synonyme de danger et qu’on est peut-être soi-même porteur de risques pour ses proches: «On est dans une société qui ne tolère plus l’incertitude, résume Didier Grandjean. Les individus qui prennent ces décisions se verrouillent, se protègent afin de montrer qu’ils ont tout mis en place. C’est ce besoin de contrôle absolu illusoire. On ne veut pas être mis à défaut, donc on surréagit pour se protéger. Parce qu’objectivement, les risques qui sont encourus par les enfants sont négligeables, il est aussi démontré que la propagation via les enfants est très restreinte car ils ont une charge virale très faible. On est constamment en train de leur mettre sur le dos des dangers: le climat, la disparition des espèces, on est sans cesse en train de les charger, de leur faire peur. Et je pense que cela a un effet sur eux à plus ou moins long terme.»

En plus des applications de traçage des individus, dont on aimerait nous faire croire qu’elles sont sans conséquence pour nos données personnelles, on peut imaginer une avancée prochaine des monnaies virtuelles, un combat des pharmas dans la course au vaccin miracle, une nouvelle interprétation du concept de secret médical, une censure à tout va sur Internet, à l’image de la loi Avia, ou encore un boom dans l’industrie des masques, des gels hydroalcooliques ou autres inventions cocasses destinées à notre protection qui sauront faire les beaux jours des lobbies du plastique.

L’avènement du virtuel

Mais ceux qui ont su tirer leur épingle du jeu depuis le début de la pandémie, ce sont les fameux GAFAM et consorts, ambassadeurs du virtuel et du streaming. La technologie et la biométrie ont plus que jamais le vent en poupe et leurs différents outils ont trouvé une promotion de rêve tout au long de la crise, en se rendant indispensables, comme l’expliquait un article du Temps début mai. Toutes ces entreprises ont grimpé en bourse et la pandémie a permis à leurs dirigeants d’enregistrer des bénéfices colossaux.

«Les technosceptiques ou les virtuelossceptiques qui trouvaient que les échanges sociaux étaient factices prennent conscience de la nécessité de faire lien par la virtualité, selon Elsa Godart, qui s’interroge: qu’aurait été notre confinement s’il n’y avait pas eu internet? On a compris que c’était incontournable. Les profs de fac sont nombreux à être très réticents à l’idée de faire des cours en ligne, certains psys sont réticents au fait de faire des téléconsultations, mais nous sommes dans un contexte où c’est incontournable.»

En plus d’avoir indiscutablement assis leur surpuissance et leur nécessité, les réseaux sociaux savent formidablement bien faire barrière à la peur puisque, leurs créateurs s’en assurent, ils ne nous montrent que ce que nous voulons voir à l’aide des fameux et redoutables algorithmes.

«Ce sont des lieux refuges. Quand quelqu’un t’embête, tu le bloques. Tu n’as pas d’opposition frontale, explique l’auteure d’Éthique de la sincérité. Survivre à l’ère du mensonge. Le problème du virtuel ce n’est pas l’artificiel, c’est l’artifice. C’est-à-dire que ce n’est pas la question de l’illusoire, c’est de l’ordre de la construction: on construit le monde que l’on veut. On est dans un registre endogamique. On crée le monde que l’on veut, on n’a pas d’opposition et on est tout puissant. On n’a pas d’effort à faire pour survivre à des oppositions, ou à se justifier. Ce qui fait qu’on est dans un contexte de cocooning.»

Dans l’ancestrale opposition entre sécurité et liberté, il semble que nous devions plus que jamais nous positionner. Cependant, si on prend en compte l’obsession du risque zéro de nos sociétés, se pourrait-il que nous ayons déjà choisi?


«Le grand écrivain Carlos Castaneda fait dire à son personnage principal Don Juan Mateos, qu’il faut craindre quatre ennemis: la croyance, la clarté, le pouvoir et la mort. Seul le dernier, dit-il, est invincible.

L’homme d’aujourd’hui affronte encore ces quatre ennemis. Et la pandémie actuelle nous fait prendre conscience que ni la foi, ni la raison, ni la puissance ne nous sauvent de la mort. Il faut apprendre à vivre avec elle. La peur s’éloigne si on prend, à chaque seconde, la résolution d’utiliser au mieux le bref temps dont on dispose sur cette planète avant que la mort ne gagne. Pour être heureux. Pour ne pas nuire. Pour aider un peu à rendre heureux ses contemporains et les générations futures.»

Jacques Attali, pour L’Impertinent


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