Amèle Debey

17 août 20218 Min

Enfance Covid: le cercle vicieux de la maltraitance

Mis à jour : mars 29

L’état d’urgence, par définition, implique une réaction à court terme, en négligeant parfois les conséquences sur le long terme. Pendant que l’on focalisait notre attention sur les personnes âgées et les individus «à risques» dans la gestion de cette crise sanitaire, n’a-t-on pas oublié de paver la voie de ceux qui portent l’avenir? A-t-on réellement mesuré l’ampleur des dégâts causés aux enfants et aux adolescents? Depuis des mois, de nombreux pédopsychiatres tentent, en vain, d’attirer l’attention sur cette catastrophe à venir. Certains se sentent démunis et impuissants face à la détresse des jeunes. Nous avons recueilli les témoignages de professionnels afin de mieux comprendre ce qui se passe dans la tête de ces générations Covid, dont l’abandon s’apparente, pour certains, à de la maltraitance.

© Pixabay

Sur son site, l’Etat de Vaud affiche: «Votre santé mentale est tout aussi importante que votre santé physique: prenez-en soin et n'hésitez pas à demander de l'aide si vous pensez en avoir besoin!» S’ensuivent, toute une série de références et de numéros de téléphone à contacter en cas de nécessité. En effet, les chiffres sont éloquents, comme l’expliquait un article du Temps en fin d’année 2020: «Entre juin et septembre, le service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (Supea) du CHUV a enregistré une augmentation de 50% des demandes d’hospitalisation.» Même constat en France, où les tentatives de suicides commencent désormais à partir de 6 ans et où les hospitalisations en pédopsychiatrie ont bondi de 80%. Aux Etats-Unis aussi, on constate cette terrible déroute psychique chez les plus jeunes. Détresse similaire en Belgique, selon la RTBF: «L’association néerlandophone des pédopsychiatres estime que 50’000 jeunes déclarés en souffrance en avril n’ont reçu aucune réponse à leur appel de détresse.»


 
Le problème, c’est que le climat anxiogène à la source de ces troubles psychologiques ne s’arrête pas à la porte du psychologue. Au contraire.


 
Dans une interview au journal La Région, publiée en juillet dernier, la cheffe des Toises (Centre de psychiatrie et de psychothérapie) du Nord-vaudois expliquait notamment, à propos des mesures d’adaptation: «On pouvait par exemple offrir du présentiel, mais avec port du masque et respect des autres règles de distanciation, ce qui pouvait être un peu déstabilisant pour certains patients avec qui le travail de lien est central. On a pu abandonner le masque en pratiquant nos consultations en ligne. Mais là encore, le fait de ne pas être physiquement présent avait ses avantages et ses inconvénients, ses limites.»


A lire aussi: Enseignants désespérés face à une «jeunesse Covid» sacrifiée


Les professionnels de la santé mentale ne sont plus en mesure de fournir un espace serein dans lequel les enfants peuvent relâcher la pression et parler librement de leurs troubles. A part peut-être les indépendants, qui sont parvenus à négocier avec l’OFSP de pouvoir retirer leur masque en consultation. Mais en tant que fonctionnaires de l’Etat, les psychologues en milieu scolaire doivent suivent les mêmes règles que les enseignants. Un enfant qui souffrira du port du masque, par exemple, ne pourra donc pas l’enlever lors d’une séance avec son psy. Il est donc censé aborder ses angoisses sans pouvoir se défaire de leur cause.


 
Un cercle vicieux


 
Lucie* est psychologue en milieu scolaire, quelque part en Suisse romande. L’année dernière, au moment de la réouverture des écoles, elle voit la situation empirer progressivement pour les enfants, de 4 à 16 ans, qu’elle reçoit en consultation. Plus d’espace cocooning dans les petites classes, ni de matériel en tissu pour les psychomotriciennes, car celui-ci est jugé inadéquat. Les salles d’attente sont condamnées et les familles doivent attendre à l’extérieur. Les activités extra-scolaires ont quasiment disparu pendant une année, ainsi que les sorties, camps et moments d’échanges libres dans le cadre de l'école.

Selon les observations de la spécialiste, les enfants souffrent de troubles du sommeil, de troubles de l’attention, d’anxiété, d’angoisse ou encore de phobie scolaire. Les familles monoparentales privées de l’aide extérieure de proches à l’étranger, par exemple, ont particulièrement souffert. «Qui dit manque d’aide dit conflit, dispute, voire parfois violence», souligne la psychologue, qui a accompagné des parents très touchés psychologiquement par la crise, avec des répercussions évidentes dans les relations avec leur enfant. Elle se remémore une anecdote particulièrement saisissante d’une petite fille de 7 ans qui retient sa respiration avant d’enlever son masque pour boire de l’eau et le remet afin de pouvoir respirer, car ses parents ont peur qu'elle attrape le Covid.

Lucie tente d’exprimer son inquiétude en remontant les échelons de sa hiérarchie, d’alerter les infirmières scolaires, mais elle n’obtient pas de réponse et se demande ce qu’il est arrivé à la déontologie professionnelle: «Depuis le début je dis qu’il y a de la maltraitance auprès des enfants, explique-t-elle. Pour moi c’était très, très douloureux et très compliqué, en tant que psychologue, d’être témoin de tout cela sans pouvoir le dénoncer. A qui? Comment? Puisque toute interrogation est prise comme une remise en question des ordres, explique-t-elle. On nous répond qu’on ne peut pas faire le lien entre le mal-être des enfants et les mesures sanitaires.»


 
Avec l’accord des parents, la jeune femme décide donc de retirer son masque lors de ses consultations, car elle perçoit le fait de se dissimuler le visage comme une entrave à la relation thérapeutique: «Je voyais des gens qui allaient mal et qui avaient besoin de mon sourire», justifie-t-elle. Lucie en est persuadée, si certains enfants sont parvenus à s’ouvrir sur leur souffrance, c’est grâce au fait qu’elle ne portait pas son masque.


 
Mais les enfants sont des éponges et leur comportement reflète bien souvent celui dont ils sont témoins, explique Lucie: «Il y a beaucoup d’adultes qui sont dans une sorte de psychose. La maladie de notre siècle, c’est l’anxiété. L’hypocondrie. La distillation incessante de discours alarmistes suscitant la peur a entrainé des pathologies parentales impactant la vie quotidienne des enfants. Après le semi-confinement, des parents souhaitent faire les rencontres par zoom, car ils refusent de venir sur place. Un père qui se dit ‘au courant de la vérité qu’on nous cache’, affirme par exemple que les enfants perdent leurs dents à cause du Covid.»

Selon Lucie, le fait que la société et les adultes choisissent d’amplifier la peur et de valider des réponses telles que le repli sur soi et la distance sociale face à une menace invisible, plutôt que de mobiliser les ressources pour affronter et soigner, rend difficile la prise en charge thérapeutique des angoisses chez les jeunes. De plus, les choix politiques et les mesures prises dans cette gestion de crise, portent gravement atteinte à une construction saine du lien social et de la protection que les enfants devraient trouver auprès des adultes.


 
Une «guerre psychologique»


 
Frédérique Giacomoni, psychiatre et psychothérapeute vaudoise, est membre de l’ONG Réinfo Santé Suisse Internationale. Elle s’occupe d’adultes et d’adolescents de 18 à 25 ans et se dit très préoccupée par la situation actuelle: «Les jeunes qui arrivent sont déboussolés, pas bien, dépressifs et perdus, narre-t-elle. Ils ont l’impression de ne pas avoir d’avenir, ils ne comprennent pas ce qu’il se passe. Ils ont peur de ne pas pouvoir faire leurs études, ils ont peur du virus, de sortir, de rencontrer des gens, ils ont peur de perdre leur place d’apprentissage s’ils ne sont pas d’accord avec les consignes. C’est un âge où on se projette en principe, mais là, ils ne se projettent sur rien du tout.»


 
La psychiatre morgienne, pour qui nous sommes en pleine guerre psychologique, est anéantie par ce qu’il se passe. Et surtout, elle estime que nous n’avons pas fini de voir les conséquences des décisions prises: «Les cerveaux sont complètement matures vers 21 ans pour les filles et 25 pour les garçons. Les jeunes que j’ai en consultation sont encore en train de développer leurs connexions cérébrales. Et, pour moi, c’est une catastrophe à venir tout ça. Parce que la peur, l’incompréhension, le non-sens, la terreur, les clivages, les rejets, la discrimination, ça ne fait pas de bien au cerveau.»


 
Frédérique Giacomoni explique également que plus le cerveau est jeune et plus il est malléable. Le fait que le climat de sécurité dont les enfants ont besoin pour se développer ne soit plus assuré est dramatique pour l’évolution cérébrale. Selon elle, on peut bel et bien parler de maltraitance: «On vit dans une psychose paranoïaque et le problème avec la psychose paranoïaque c’est qu’elle est crédible, explique la spécialiste. Elle est structurée, construite et obéit à un discours qui a l’air rationnel. Certaines personnes ne sont pas armées pour faire face à ça, surtout pas les jeunes. C’est une véritable maltraitance, car cela crée une réalité dystopique, parallèle.»


 
Quatrième vague... de culpabilisation


 
En France, le ministre de la santé Olivier Véran a récemment qualifié la quatrième vague de Covid d'«épidémie de jeunes», car ceux-ci sont moins vaccinés que les aînés. Il n’est pas question de se débarrasser du masque à l’école dans l’Hexagone:

Les avis des spécialistes de la santé mentale chez les jeunes ne sont donc pas pris en compte. Parmi eux, Marie-Estelle Dupont, psychothérapeute, qui écrivait récemment dans une tribune pour Le Figaro: «Il faut urgemment mettre fin au port du masque pour les enfants (...) Peut-être pourrions-nous éviter de nous suicider socialement en créant une génération d’handicapés affectifs qui pensent que se toucher est dangereux et ne se regardent plus?»


 
En Suisse, l'OFSP estime qu’un enfant de 10 ans est capable de discernement et donc de décider tout seul s’il souhaite se faire vacciner ou non, sans l’accord de ses parents. Un non-sens total pour Lucie, qui estime que l’on fait porter à ces petits des responsabilités trop grandes pour eux: «Je ne comprends pas le silence des psys, tonne-t-elle. C’est ne pas tenir compte du développement psychologique de l’enfant. On leur met sur les épaules des poids de responsabilités et de choix qu’ils ne devraient pas avoir. Comment peut-on interpréter ça comme un consentement éclairé?»


 
«Notre rôle de parent c’est de protéger nos enfants et de les aider à grandir dans la réalité. Et là, on fait exactement, point par point, tout le contraire, renchérit Frédérique Giacomoni. On les terrorise, les culpabilise, les infantilise. On les responsabilise de choses dont ils n’ont pas à être responsables et, à l’inverse on les déresponsabilise de leur propre vie. On les empêche de se projeter sur un avenir. C’est de l’ignominie. On leur fait du mal et le problème c’est qu’il va y avoir des séquelles sur plusieurs générations.»

Quelles solutions?

Dans le canton de Neuchâtel, la responsable du CAPPES (Centre d'Accompagnement et de Prévention pour les Professionnelles et Professionnels des Etablissements Scolaires), Nicole Treyvaud, a répondu à nos interrogations: «Des programmes spécifiques de prévention du risque dépressif et suicidaire sont proposés aux adolescents des établissements de l’enseignement obligatoire ainsi qu’au secondaire 2, explique-t-elle. Des journées de formation sont proposées aux professionnels des écoles (médiation scolaire, services socio-éducatifs, conseil aux élèves, psychologues en milieu scolaire, etc.) sur les questions de santé psychique des jeunes. Par ailleurs, chaque établissement scolaire bénéficie d’une cellule de crise qui gère les situations critiques (maladie grave, accident, décès, catastrophe naturelle, risque suicidaire, harcèlement, violence extrême etc.). Ainsi, dans les cas que vous citez, les psychologues en milieu scolaire peuvent s’adresser à leur direction, au CAPPES ou au CNP pour un conseil averti», selon elle.

Quant au débat sur le port du masque, «il s’agit d’une question de santé publique et il est nettement moins 'gênant' pour la santé des jeunes que la fermeture des écoles et l’enseignement à distance», conclut Nicole Treyvaud.

Il semble donc que, pour les enfants, cela se résume à devoir choisir entre la peste et le choléra. Reste à savoir jusqu'à quand. Dans le canton de Vaud, les élèves devront garder le masque jusqu'au 10 septembre en raison «d'une légère hausse des cas chez les moins de 18 ans», a-t-on appris mardi après-midi, lors d'une conférence de presse de Cesla Amarelle. Des cas qui représentent des porteurs du virus et non des personnes malades.

Contacté pour savoir si ce rajeunissement des cas Covid, dont la presse se fait l'écho depuis quelques temps, se constatait également dans les hospitalisations et les décès, l'OFSP n'avait pas répondu à nos sollicitations mardi soir.

    14320
    18