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Article rédigé par :

Martin Delavenne, Normandie

Les terres agricoles, de vrais bars à cocktails

Des pesticides à faible dose, cumulés jour après jour, s’amassent dans nos corps. Une loi controversée, la Duplomb, tente de faire sauter les maigres garde-fous restants. Pendant ce temps, scientifiques, associations et citoyens sonnent l’alarme. L’Europe tergiverse, la France freine, et l’épidémie silencieuse s’étend. Décryptage d’une inaction coupable et comparaison avec des pays qui font autrement.

Paris, 26 mai 2025. Une poignée de tracteurs, une centaine d’agriculteurs, et une ministre venue en personne apporter son soutien. Dans les coulisses feutrées de l’Assemblée Nationale, un texte explosif est discrètement évacué: la proposition de loi Duplomb, visant à «lever les contraintes» pesant sur les agriculteurs, est rejetée avant même d’être débattue. Grâce à une rare motion de rejet, les débats sont court-circuités, le texte envoyé directement en commission mixte paritaire.


Une victoire pour la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) et ses alliés. Un «hold-up démocratique» pour les ONG environnementales. Mais au-delà du coup de force démocratique, c’est une autre bombe qui couve: celle des pesticides dits «à faible dose» et de leur effet cocktail.


Cinq fruits et légumes par jour... et autant de pesticides dans l’organisme


Prenez une souris, ou plutôt 144. Pendant un an, l'institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (l’INRAE) les a nourries avec un régime modélisant ce que nous, humains, consommons sans le savoir: une alimentation respectant les «doses journalières admissibles» de six pesticides courants. Le tout administré quotidiennement, comme le serait une pomme non bio en grande surface. Résultat, les mâles deviennent obèses et diabétiques. Leurs foies, gras comme ceux d’oies avant Noël. Les femelles, moins atteintes sur ce plan, mais avec un microbiote intestinal bouleversé et un stress oxydatif du foie.


Pas de mort subite, pas de scandale à la chlordécone, mais un poison lent et légal. Depuis des décennies, la toxicologie officielle repose sur un principe simple: «La dose fait le poison»*, mais les résultats de l’étude publiée dans Environmental Health Perspectives bousculent cette croyance. Car ici, ce n’est pas une dose massive d’un pesticide, mais un mélange de faibles doses – toutes individuellement autorisées – qui déclenche des pathologies complexes.


Un «effet cocktail» ignoré des instances réglementaires, comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) ou l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), et totalement absent des discussions parlementaires. Pire: alors que la science avance, le politique recule. La loi Duplomb ne cherche pas à encadrer cet effet multiplicateur, mais à assouplir encore les règles pour les exploitations les plus polluantes, celles-là mêmes qui utilisent des cocktails chimiques à foison.


À La Rochelle, en octobre 2024, une autre alerte éclate. L’association Avenir Santé Environnement analyse les cheveux et les urines de 72 enfants vivant près de parcelles agricoles. Résultat: 45 pesticides détectés dans les cheveux, 14 dans les urines. Et parmi eux, plusieurs interdits depuis plus de vingt ans, comme le Fipronil ou la Dieldrine. Des produits classés polluants organiques persistants (POP) par la convention de Stockholm. «Ces molécules ne devraient même plus exister dans notre environnement», tonne Franck Rinchet-Girollet, président de l’association. Mais elles sont là, incrustées dans les corps de nos enfants. Et aucune autorité sanitaire ne s’empare de ce problème.


L’ombre mortifère des firmes plane sur les terres agricoles


À qui profite le crime? Certainement pas aux petits agriculteurs, étranglés par la dette, ni aux citoyens, exposés sans recours. Non. Ce sont les industriels de la chimie et les tenants d’un agrobusiness intensif qui mènent la danse.


La loi Duplomb? Un chèque en blanc pour continuer à pulvériser. La FNSEA? Une fabrique de consentement bien huilée. Le gouvernement? Un exécutant. «On ne doit pas oublier que les premiers exposés aux pesticides, ce sont les agriculteurs. On a plein de copains qui meurent à 50 ou 55 ans d’un cancer. La cause n'est pas totalement établie, mais il y a un lien, c'est sûr» dénonce Frédéric Gervais, porte-parole de la Confédération Paysanne de Touraine.


En France et en Suisse, la réglementation reste centrée sur l'évaluation des pesticides molécule par molécule. L'effet cocktail, pourtant documenté, n'est toujours pas pris en compte de manière systématique. À l'inverse, le Danemark et les Pays-Bas intègrent des méthodes d'évaluation cumulative dans leurs autorisations, incluant les expositions croisées et la surveillance biologique. Le Canada, quant à lui, impose des révisions régulières des autorisations en fonction des données nouvelles, et applique un principe de précaution renforcé. Ce que cela montre: l'inaction française n'est pas une fatalité. Il existe des contre-modèles réalistes et efficaces.


Une lueur d’espoir depuis le nord de l’Europe et le Canada


Dès 2012, le Danemark a été le premier pays à imposer une méthode d’évaluation cumulative des pesticides, prenant en compte l’exposition réelle de la population à des mélanges chimiques.


L’Agence danoise de protection de l’environnement (EPA) a développé un modèle statistique nommé Cumulative Risk Assessment, qui agrège les données d’exposition alimentaire, hydrique et environnementale pour calculer le risque lié aux combinaisons de pesticides. Si un pesticide est fréquemment détecté, en association avec d’autres dans les aliments, son seuil d’autorisation est automatiquement revu à la baisse. En 2018, l’insecticide Chlorpyrifos (déjà controversé pour ses effets neurotoxiques) a vu son usage restreint après que les modèles ont révélé un effet synergique avec d’autres organophosphorés. En 2021, le fongicide Prochloraz a été interdit en pulvérisation aérienne en raison de son interaction avec des perturbateurs endocriniens couramment détectés dans les urines d’enfants.

 

Aux Pays-Bas, le RIVM (Institut national pour la santé publique) a mis en place dès 2019 un système de «facteurs de pondération des mélanges». Chaque pesticide se voit attribuer un coefficient multiplicateur de risque en fonction de sa fréquence d’association avec d’autres molécules dans les résidus alimentaires. Par exemple, si le glyphosate est souvent retrouvé avec du 2,4-D (un herbicide), son seuil légal est divisé par 2 ou 3.


Cette pondération a un impact certain sur les résidus retrouvés dans l’alimentation. En 2023, 12 pesticides ont vu leurs limites maximales de résidus (LMR) réduites de 30 à 50% dans les fruits et légumes. Une étude du RIVM (2020) a montré une baisse de 18% des marqueurs de stress oxydatif chez les enfants après l’application de ces nouvelles règles.


Au Canada, les révisions obligatoires et le principe de précaution renforcé imposé depuis 2021 entraîne une révision systématique des autorisations de pesticides tous les 15 ans, intégrant les dernières données sur les effets combinés. Ces renouvellements permettent la mise en place d’innovations réglementaires, comme les tests obligatoires sur les mélanges. En effet, tout nouveau pesticide doit être testé en combinaison avec les cinq substances les plus fréquemment associées dans l’environnement canadien.


La surveillance biologique est également accrue, avec le financement par Santé Canada d’études de bio-surveillance (analyses de sang, urine) pour suivre l’accumulation des cocktails chimiques dans la population. Études qui ont permis, en 2022, l’interdiction du Néonicotinoïde Imidaclopride après que son potentiel cancérigène accru par la présence de fongicides triazoles a été révélé. En 2024, le Québec a adopté une loi interdisant tout cocktail de plus de trois pesticides dans les zones habitées.

 

En Suisse et en France… rien sur l’effet cocktail


En Suisse, l'OSAV (Office fédéral de la Sécurité Alimentaire et des Affaires Vétérinaires) reconnaît, par la voix de Yasmin Matthys sa porte-parole, «l'importance de l'effet cocktail» (effets combinés de plusieurs résidus de pesticides). Selon l'art. 4 OPPh, l'OSAV doit tenir compte des effets cumulatifs résultant de la présence de résidus multiples dans les denrées alimentaires, pour autant que l'EFSA (L’Autorité européenne de sécurité des aliments) dispose de méthodes reconnues.

 

Comme la Suisse, la France reconnaît l’importance de l’effet cocktail, mais ne «dispose pas de méthodes reconnues» pour l’endiguer.


Néanmoins, le constat existe, renforcé par des études scientifiques. Comme avec la cohorte PELAGIE (région Bretagne depuis 2002) qui étudie l’impact des pesticides sur les femmes enceintes et leurs enfants et qui démontre une exposition in utero aux pyréthrinoïdes (insecticides domestiques et agricoles). Insecticide qui peut entraîner l’altération des capacités motrices, cognitives et des fonctions sensorielles chez l’enfant ou encore des troubles du comportement (Environ Health Perspect, 2021)


Des effets qui sont démultipliés avec l’effet cocktail. Les pesticides organophosphorés, tels que le Chlorpyrifos et le Diazinon, agissent ensemble et inhibent l'activité de l'acétylcholinestérase, une enzyme essentielle au fonctionnement du système nerveux. Cette inhibition peut perturber le développement neurologique du fœtus, augmentant potentiellement le risque de troubles neurodéveloppementaux, y compris les troubles autistiques, selon l’Inserm.


Autre étude scientifique, la cohorte ESTEBAN (France 2014-2016) qui mesure l’exposition chronique de la population française aux polluants, dont les pesticides et insecticides, réalisée auprès de 2503 adultes et 1104 enfants. Elle permet une analyse de sang, d’urine et de cheveux pour y détecter 42 pesticides courants.


Les résultats sont alarmants. Hormis la présence d’au moins cinq pesticides dans les cheveux de nos enfants, on retrouve des substances aujourd'hui interdites. Exemple avec le Lindane, insecticide de Rhône-Poulenc, pulvérisé pendant près de 70 ans sur les plaines françaises. Interdit depuis 1998, car considéré comme toxique; il reste présent dans 50% des échantillons.


Plusieurs études ont croisé les données des registres de cancers avec les cartes d’utilisation des pesticides, dont l’étude GEOCAP (2018). Les scientifiques ont observé un lien évident dans le vignoble. Là où la densité de vignes autour de la résidence des enfants augmentait de 10%, le risque de leucémie lymphoblastique augmentait également de 10%.


Les alertes scientifiques s’accumulent. Les associations tirent la sonnette d’alarme. Les citoyens s’organisent. Mais aucune autorité n’enquête réellement sur l’exposition chronique, ni sur les effets cumulés appelés cocktails. L’État continue d’ignorer la toxicité lente, privilégiant une approche binaire: légal ou non, mortel ou non. Mais une société qui tolère la contamination massive de ses enfants par des substances interdites n’est plus dans l’ignorance. Elle est dans le déni.

*Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim – mieux connu sous le nom de Paracelse – a fondé la toxicologie. Médecin, philosophe, alchimiste, mais aussi théologien laïc, il est né le 10 novembre 1493 à Einsiedeln (Suisse) et mort le 24 septembre 1541 à Salzbourg, il est l’auteur de la formule Tout est poison, rien n'est poison: c'est la dose qui fait le poison.

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