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Quand la liberté d’expression sert de menace à la démocratie

Opposer le pouvoir d’un peuple à sa faculté à s’exprimer est-il le signe avant-coureur d’une société malade? Les défenseurs autoproclamés de la liberté d’expression 2.0 sont-ils devenus les pires ennemis de la démocratie? La guerre de l’information signe-t-elle la fin du journalisme tel qu’on le connaît?

Thierry Breton et Elon Musk

© Flikr/Wikimedia Commons


Samedi 7 octobre, alors qu’Israël est la cible d’une attaque terroriste qui s’apprête à relancer le conflit israélo-palestinien de la plus terrible des manières, une autre guerre a lieu en ligne. Celle de l’information. Les nouvelles fusent de toute part, bientôt accompagnées par des vidéos et des photos toutes plus horribles les unes que les autres. Une partie non négligeable – mais dont il est impossible d’estimer le nombre – tient de la propagande commanditée. Bientôt, les deux camps s’affronteront dans une course à l’indécence qui est la résultante d’une gestion débridée d’un outil que l’on a renoncé à surveiller. Le compte du Premier ministre israélien ira jusqu’à dévoiler des photos de bébés calcinés et en sang afin de faire taire les rumeurs de fake news sur les crimes du Hamas. Des tweets surexposés vus plusieurs dizaines de milliers de fois affirmeront ensuite qu’il s’agit de photos générées par l’IA. Nausée.


Aujourd’hui, les échanges conflictuels sont boostés sur le réseau social, qui encourage indirectement la course au clic, par le biais de sa monétisation. Avant, les comptes officiels ou vérifiés pouvaient être identifiés grâce à un badge bleu. Désormais, celui-ci se paie et permet à ses détenteurs d’être mis en avant par les algorithmes. A l’image du business modèle de YouTube, plus un post suscite de vues et de réactions, plus il rapporte de l’argent à son auteur. Il n'est désormais plus question d’informer, mais de faire du buzz. Ce que des comptes se faisant passer pour des néo-médias ont bien compris.


«Nous ne pouvons plus distinguer le vrai du faux»

Ces derniers, qui volent le travail des journalistes de terrain pour reprendre leurs infos dans un simple titre. Pire, ils induisent les lecteurs en erreur. Ce qu’a récemment dénoncée la journaliste Hala Oukili en ces termes: «Notre travail, en tant que professionnels de l'information, est désormais constamment sapé, minute par minute, par ces comptes aux centaines de milliers d'abonnés, qui se prétendent être des médias. Ces comptes relaient tout et n’importe quoi, faisant passer pour des médias crédibles des entités qui sont en réalité des agences de propagande de pays engagés directement ou indirectement dans ce conflit (…) Le travail de recoupement, de tri, de sourçage, pour documenter ce qui se passe réellement dans la bande de Gaza, en Jordanie, en Israël, au sud du Liban, au nord de l'Égypte, n'a plus aucun intérêt pour les gens qui sont sur ce réseau. Les témoignages, les reportages, et les communications de ceux qui sont sur le terrain sont disqualifiés, et les vrais propagandistes deviennent les sources officielles d'information. Cela signifie que nous ne pouvons plus distinguer le vrai du faux à peine 96 heures après le début de cette guerre. Je me demande à quoi bon continuer à informer une toute petite minorité, qui constitue déjà une audience informée, alors que la cible de la désinformation en cours ne pourra jamais lire, voir ni écouter le vrai travail de mes confrères de la presse ni le mien. À quoi bon continuer?»


Le rachat de Twitter par Elon Musk est survenu après le début de la guerre en Ukraine, qui elle aussi a suscité une pluie de désinformation, des deux côtés, sur le réseau. Mais la situation a empiré avec le conflit en Israël et en Palestine. Selon le journaliste de la BBC, Shayan Sardarizadeh, qui débunke quotidiennement de nouveaux contenus: «Au cours des deux premiers jours du conflit, le volume de fausses informations sur X a dépassé tout ce que j'ai pu voir».


«Mais je pense que la plateforme l'a reconnu et a modifié le mode de fonctionnement des notes de la Communauté», ajoute-t-il. Ce système permet aux utilisateurs d’ajouter des notes aux contenus publiés, afin de démentir ou d’ajouter des détails. Ce sont les lecteurs eux-mêmes qui se chargent donc de la modération, à l’image de Wikipédia, puisque les employés de Twitter chargés de cette tâche ont été renvoyés en masse lors du rachat de l’entreprise l’an dernier.


Une des premières choses que l’on apprend en tant que journaliste, c’est que Wikipédia n’est pas une source. Pendant la pandémie, la fiabilité de ce site a même été considérablement remise en question à cause de modifications partisanes et diffamatoires.


La peste et le choléra


L’oiseau bleu s’est couvert de noir. Autrefois outil majeur de l’attirail des journalistes en raison du lien direct qu’il offrait entre acteurs de la vie publique et les citoyens – dont les porteurs d’info – Twitter (rebaptisé X) est devenu l’emblème d’une communication malade. Sorte de café du commerce virtuel géant, le réseau social est l’un des principaux vecteurs de désinformation, en particulier lors des périodes de crise, comme le Covid et la guerre en Ukraine, puis au Proche-Orient.


C’est du moins l’opinion de la Commission européenne, qui vient d’ouvrir une enquête contre le réseau d’Elon Musk, pour la diffusion présumée de «fausses informations», «contenus violents et à caractère terroriste» ou «discours de haine» à la suite de l’attaque du Hamas contre Israël.


En guise d’avertissement, Thierry Breton avait envoyé une lettre au milliardaire sud-africain deux jours avant cette démarche officielle. S’en est suivi, un échange surréaliste et révélateur du dialogue de sourds désormais monnaie courante sur ce réseau. Comme Elon Musk, Thierry Breton se targue de vouloir défendre la liberté d’expression en luttant contre la désinformation. Pour ce faire, il souhaite contrôler les réseaux sociaux et les forcer à correspondre aux critères de la Commission européenne. Là aussi, la méthode paraît accoucher du résultat inverse.



Pour faire illusion, le commissaire européen en charge du Digital Services Act (DSA) a également rappelé à l’ordre YouTube, TikTok et Meta. Avec la même crédibilité: en effet, il semble peu probable que ces géants du numérique se laissent intimider par ce politicien européen dont les gesticulations publiques aussi bruyantes soient-elles n’auront, selon toutes vraisemblances, que peu de conséquences.


Le pouvoir du peuple


Avoir la possibilité de dire tout et n’importe quoi publiquement pour des raisons mercantiles est-ce défendable au nom de la liberté d’expression? Peut-on réellement défendre cette même liberté d’expression sans fixer plus précisément les limites et les constituantes de la désinformation? L’un comme l’autre, Elon Musk et Thierry Breton font de bien pâles protecteurs de la démocratie, car leurs notions sont tout aussi dangereuses l’une que l’autre.


Les défenseurs de la liberté d’expression constitutive de la démocratie ne sont ni des technocrates non-élus d’une institution en déshérence, ni des milliardaires mégalomanes. Ils sont incarnés par vous et moi.


Il est plus que jamais important de choisir consciencieusement ses sources d’information. Les plus fiables se révèlent progressivement pendant les périodes de crise. Elles font partie de celles qui remettent constamment la réalité prémâchée en question. Qui savent se nourrir du doute constant.

 

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