Yassine Khelfa

11 oct. 20207 Min

«Une frange importante de la population n'a plus du tout accès à la justice»

Mis à jour : 3 févr. 2022

Certains médias défèrent à Elise Arfi l’étiquette d’une avocate «nouvelle génération», qui entrerait dans la ligne des Frank Berton ou d’Eric Dupond-Moretti. D’autres évoquent uniquement la longue liste des «célèbres clients» qu’elle a défendus: Ziad Takkiedine, les rappeurs MHD et Moha La Squale, Tariq Ramadan ou encore Fahran Abchir, que la presse a rencontré lors de l’affaire «Tribal Kat», un pirate somalien dénué d’identité et présenté à la Cour par son numéro: le Pirate N°7 au moment du procès en 2016. Des noms qui peuvent défrayer la chronique mais qui restent tous égaux devant la Justice. Une justice qu'Elise Arfi défend bec et ongles à l’heure du COVID-19, où les prisonniers restent toujours particulièrement confinés. Une justice qui prendrait un nouveau tournant? Entretien avec Maître Arfi, avocate pénaliste au barreau de Paris.

Elise Arfi figure au classement 2018 des meilleurs avocats du magazine Décideurs. © DR

Yassine Khelfa pour L'Impertinent: Depuis le hashtag #MeToo qui a connu son apogée en 2017 après l’affaire Harvey Weinstein, un mouvement social qui encourage la parole des femmes est né. Objectif: permettre aux victimes de briser le silence et de relater les viols et agressions sexuelles dont elles ont été victimes. En Europe comme en France, cette expression #BalanceTonPorc n’échappe alors à aucune sphère: politique, sportive ou encore récemment dans le monde de la culture du rap comme avec les cas de Moha La Squale et Roméo Elvis. Toutefois, ces accusations sur les réseaux sociaux et dans les médias créent une sorte de tribunal public, une Cour où l’accusé est déjà condamné par une partie de l’opinion publique. La présomption d’innocence est-elle en train de devenir un concept?
 

Elise Arfi: C’est un fait social, concernant à ce jour principalement les personnalités publiques, que l’accusation revêt désormais un double aspect: celle portée sur les réseaux sociaux, et celle exercée par le Ministère public, seule autorité judiciaire à exercer légitimement des poursuites. Chacune obéit à des règles différentes. La présomption d’innocence est un principe inscrit dans le droit, mais non dans les mentalités. Il est bien plus difficile de la faire respecter sur les réseaux que devant un Tribunal. Les personnes qui s’emballent derrière leur écran sont souvent critiques du système judiciaire parce que, faute de culture juridique, elles ont du mal à prendre du recul face à une accusation qui les émeut et à la réalité d’une procédure judiciaire qui est soigneuse, contradictoire, et qui va prendre du temps.

Par ailleurs, lorsque les faits dont il est question concernent des femmes, l’emballement médiatique est amplifié sous l’impulsion d’une actualité très ciblée, destinée à éveiller les consciences sur la gravité des violences faites aux femmes. Pour beaucoup, une accusation sur les réseaux équivaut à une vérité. Du «pourquoi mentiraient-elles», on parvient trop rapidement au «je ne vois pas pourquoi elles mentiraient, donc elles disent nécessairement la vérité».

«N’oublions pas que les accusations médiatiques peuvent aboutir à des drames... »

Or, les professionnels du monde judiciaire savent parfaitement et fort heureusement que les infractions pénales ne sont établies qu’au terme d’une enquête où chacun a le droit de donner sa version, d’être contredit et d’être défendu. Il est important de le rappeler à chaque fois que cela est possible. N’oublions pas que les accusations médiatiques peuvent aboutir à des drames, comme cela a été le cas pour le cuisinier japonais Saku Tekine, qui s’est donné la mort il y a quelques jours à la suite des accusations contre lui jamais portées en justice.

Les arrestations des rappeurs par la police sont souvent filmées et curieusement particulièrement violentes. Moha La Squale le 19 juin, ou plus récemment celle d’Ademo (PNL) le 5 septembre. La justice traite bien tous les Français de la même manière?

Les violences policières dont peuvent être victimes des personnalités et qui de ce fait sont filmées contribuent à éveiller les consciences quant à un phénomène bien plus global, qui peut toucher chacun de nous. Les interpellations violentes sont loin de ne concerner que des rappeurs. En revanche, leur médiatisation permet à la justice de bénéficier de témoignages filmés qui démentent souvent utilement les versions données en procédure de la part des policiers. Ce phénomène concerne la société dans son ensemble.

Le tout nouveau garde des Sceaux s’est exprimé en faveur d’une justice filmée et totalement diffusée. Eric Dupond-Moretti aimerait porter cette mesure avant la fin du quinquennat d’Emmanuel Macron. «Une justice qui doit se montrer aux Français, une garantie démocratique selon lui». Qu’en pensez-vous?

Je comprends totalement le point de vue exprimé par Eric Dupond-Moretti. Sous le regard de la caméra et du public, la justice peut se redresser, s’élever, se regarder faire et éviter certaines dérives. En revanche, la justice reste faillible dans son humanité, dans un sens comme dans un autre. Des magistrats épuisés, des avocats mauvais, peuvent aussi concourir à détériorer et à abîmer une institution par ailleurs vaillante.

Je suis satisfaite du système actuel, du moment que les tribunaux restent ouverts au public, où chacun peut se faire son opinion en assistant à des audiences.

Nous sommes sept mois après le début de la propagation du COVID-19, le confinement a pour certains «ralenti la justice». Des magistrats, des greffiers ou certains avocats n’hésitent pas à dire que notre justice est aujourd’hui «à bout de souffle»?

La crise sanitaire a mis en lumière un système judiciaire qui ne tient souvent qu’au dévouement de ses acteurs: magistrats, greffiers, avocats. La reprise tient également à ce dévouement. Les juridictions sont saturées et tentent, dans une pénurie totale, de maintenir un certain niveau de débat, de respect des droits et du justiciable.

La société française dans son ensemble est mise à mal par les contraintes qui lui sont imposées par cette crise. Les professionnels du droit sont très inquiets, chacun dans sa sphère d’intervention. Mais je considère que l’épuisement du système judiciaire reflète parfaitement un épuisement global et une inquiétude transversale de la société à l’égard de l’avenir de ses services publics. Nous payons des charges, des impôts, au détriment de notre confort et de notre avenir personnel et de celui de nos enfants. Pour autant, nous n’en voyons pas les bénéfices collectifs. La crise démocratique que nous traversons me semble totalement liée à cette incompréhension.

On parle parfois de stocks pour caractériser le nombre de dossiers présents dans les juridictions. La justice est-elle devenue pour certains une bureaucratie illisible et parfois inaccessible pour les justiciables?

En effet, le terme de «stock» est très choquant. Pour chaque justiciable concerné, le fait de saisir la justice représente une épreuve, porte en soi une attente. On saisit de moins en moins les juridictions, par déception, par perte d’espoir dans une justice démocratique. Les démarches deviennent de plus en plus complexes. L’accès à l’avocat devient de plus en plus onéreux. Les dossiers s’entassent, les intervenants du monde judiciaire sont à bout. La justice étatique n’inspire plus confiance.

«Je ne suis pas forcément optimiste dans le climat actuel»

Parfois, quand je considère moi-même, avocate, les démarches à accomplir dans ma profession pour accéder à tel juge, à telle juridiction, je me sens découragée. J’ai le vertige en songeant à ce que cela représente pour des personnes à la marge de la société, pour ceux qui n’ont pas d’imprimante, de scanner, d’ordinateurs. Une frange importante de la population n’a plus du tout accès à la justice. C’est la responsabilité des pouvoirs publics de changer cet état de fait, mais je ne suis pas forcément optimiste dans le climat actuel. Seule la justice pénale continue de parler aux exclus, mais généralement pour les exclure encore plus et les sanctionner face à une réalité sociale dégradée qui s’impose à eux avec une très grande violence et sévérité.

La situation carcérale semble plus que jamais une réalité mise de côté par les autorités. Le confinement a-t-il dégradé la condition de certains détenus? Bénéficient-ils aussi des masques, de gel? Ont-ils toujours un contact avec leur famille?

La crise sanitaire a durement marqué le monde carcéral. Privation de promenades, de parloirs, de cantine, absentéisme des personnels... A cela se sont ajoutées les conditions climatiques pénibles, les canicules répétées, imposant aux détenus de rester confinés en cellule dans des conditions inimaginables. Au parloir, j’ai toujours vu mes clients masqués, mais cela ne reflète pas la réalité quotidienne des conditions de détention. Les détenus

deviennent tellement habitués à des pénuries de toute sorte qu’ils ne se plaignent presque plus des contraintes qui s’ajoutent à leurs conditions de vie dégradées, aussi, faute d’auditoire prêt à s’intéresser à ces questions.

Nous sommes bien peu à nous intéresser au sort des prisonniers, à écrire sur la prison, à rester vigilants quant à la manière dont on traite ceux qui se trouvent sous main de justice.

Vous avez accompagné pendant quatre ans un jeune pirate somalien du nom de Farhan Abchir. On ne sait pas si cette défense est la plus difficile de votre carrière pour l’instant, mais en tout cas elle reste singulière. Un choc entre les milieux, une histoire particulièrement violente pour les deux parties. Dans un livre que vous publiez Pirate N°7, aux éditions Anne Carrière, vous racontez l’histoire de ce pirate somalien dénué d’identité dans une audience douloureuse en 2016. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette affaire?

Mon client a vécu un enfer carcéral que peu ont traversé, y compris dans des détentions très dures. Cet aspect m’a plus marquée que le dossier en lui-même, car il a pris le dessus en matière de choc moral et de charge de travail pour moi. Je passais beaucoup de temps à rendre visite à Fahran, à vérifier la manière dont il était traité, à écrire aux autorités pénitentiaires pour alerter sur sa situation. Cela a créé entre nous un lien très particulier sur

lequel j’ai voulu mener une réflexion en écrivant Pirate Numéro 7.

L’histoire de Fahran en France continue à s’écrire et ce que je retiens à présent est sa formidable réhabilitation. Il travaille et a des papiers, alors qu’on nous a toujours dit que cela ne serait pas possible, qu’il était un cas perdu.

Ce qui me marque profondément dans ce dossier, c’est donc l’espoir extraordinaire qu’il suscite, la leçon de vie qu’il m’a donnée quant aux renversements prodigieux de situations que tout le monde croyait perdues d’avance. Je ne baisse jamais les bras et je garde toujours espoir dans la pratique de mon métier d’avocate. Je pense que ce mental très fort est un atout qui m’a permis de venir à bout d’un certain nombre de situations critiques.

Au bout du compte, ce dossier m’a permis de mieux me connaître et de m’affirmer dans l’identité de l’avocate que je souhaitais être.

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