Marianne Lesdos

26 nov. 20206 Min

«Sois comme moi et tais-toi»: le nouveau crédo des réseaux sociaux

Mis à jour : mars 29

Difficile d’imaginer vivre en 2020 sans la magie du web et des réseaux sociaux. Depuis qu’on les manipule, force est de constater que nos vies ont bien changé. Un peu comme des Pierre De Coubertin dématérialisés, ils nous incitent à aller toujours plus vite, plus haut, plus fort, dans le bon comme dans le mauvais. On leur doit notamment l’avènement du body positive, cette tendance si bienveillante qui prône l’acceptation de tous les corps à commencer par le sien. En parallèle, a priori à l’opposé, la tendance fit people est elle aussi à son comble. Pour ma part, ex-anorexique-boulimique-qui-restera-toujours-sensible et éducatrice sportive passionnée, suivre, pour ne pas dire subir, ces deux tendances vire au masochisme schizophrène. Je vous explique.

© Piqsels

La comparaison

TCA, Troubles du Comportement Alimentaire. Voilà un sigle qui a longtemps fait partie de mon identité. D’abord anorexique, puis boulimique, j’ai maintes fois dû tenter d’expliquer ce que je vivais, et maintes fois entendu un retour blâmant les magazines. Car oui, si je m’étais subitement mise à baver d’envie devant la majorité des aliments tout en pleurant de mon incapacité physique à les avaler, ce ne pouvait être dû qu’à mes lectures. Sauf que non. Certes, j’enviais ces corps filiformes et je percevais avec douleur la différence qu’il y avait entre ceux-là et le mien, mais j’avais pour moi la chance d’avoir conscience de pas mal de choses.

Il y a encore 15 ans, lorsque Facebook n’en était qu’à ses débuts et que la presse papier vivait ses dernières heures de gloire, on tournait les pages de papier glacé où se pavanaient de sublimes créatures collant aux différentes modes corporelles pas franchement grassouillettes avec, il me semble, une certaine distance. En effet, le commun des mortels n’imaginait même pas une seconde figurer un jour sur ces pages, il s’agissait de stars, ou de top models. Bref, de personnes hors normes. Il y avait elles, et il y avait nous, qui n’avions rien en commun.

On savait qu’on ne jouait pas dans la même cour: la concurrence était déloyale et donc vaine. Ces filles, ces femmes, en plus d’un patrimoine génétique avantageux, bénéficiaient de fortunes suffisantes pour un encadrement de tous les instants. Encadrement tenu de valoriser et maintenir leur capital physique: coach sportif, nutritionniste, styliste, au besoin chirurgien, et bien entendu, photographe aguerri et rompu à l’exercice photoshop. Bien sûr, tourner ces pages de magazines était toujours une épreuve pour la confiance en soi, mais la relativisation s’imposait assez facilement.

Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont beaucoup plus pervers: car si on y trouve toujours des célébrités, on y trouve surtout des people next door, des gens comme nous. Ou du moins, censés l’être. Prendre de la distance par rapport aux images que l’on y voit est beaucoup plus compliqué, car tout nous ressemble. Ils partagent avec nous un quotidien, des moyens, des réflexions, des émotions, des situations, des modes, qui nous sont familiers, auxquels on s’identifie naturellement. Là, la comparaison est permise. Et elle est désastreuse.

La schizophrénie des algorithmes

En effet, en faisant défiler ces milliers de photos et vidéos d’alter egos, on oublie qu’hors-champ, ils ont, comme les starlettes des magazines, travaillé leur image, quitte à la travestir. En tant que spectateur, il faut alors rester hyper vigilant pour ne pas se faire avoir par ces images enviables, ces discours enthousiastes et ces success story complexantes, diffusés par ces alter-pas-si-égaux. Éviter de sombrer dans la folie au gré des algorithmes schizophrènes qui nous proposent des contenus contradictoires est un exercice périlleux.

Pas très à l’aise avec mon propre reflet et franchement consternée par cette manie de documenter sa vie, le smartphone à bout de bras, j’avoue que je n’ai jamais réussi à accrocher à Instagram. En revanche, lorsque ma collègue prof de gym sur-performante m’a confié occuper son confinement en tentant des challenges sportifs sur Tik Tok, j’ai eu envie de creuser l’affaire. C’était du sport, c’était punchy, ça me donnait des idées pour renouveler mes cours, j’ai adoré. J’ai d’abord liké des enchaînements qui me plaisaient, et puis de tag en tag, j’en suis arrivée à voir défiler alternativement des montagnes de muscles et des quantités de bourrelets, des programmes de muscu et des discours sur l’acceptation de soi, des punchlines de warrior et des droits de réponse truculents.

© DR

La culpabilisation

En d’autres termes, mon feed oscille entre (chatons mignons) fit people et body positivistes. Étrange mélange au sein duquel on ne distingue que peu de nuances. Le corps des premiers, soigneusement entretenus, sans la moindre trace d’excès lipidique et impudiquement mis en scène me donnent forcément des complexes. D’autant plus que, eh, c’est mon métier. Comme si le visuel ne suffisait pas, ces gourous du grand droit et de l’adducteur qui occultent leur côté stakhanoviste, voire leur bigorexie et les «petites gourmandises» bien connues des salles de culturisme, ne se contentent pas de partager leurs exploits. Ce qu’ils visent, c’est l’adhésion du spectateur. Pour ça, rien de tel que quelques conseils pratiques, agrémentés de morales d’encouragement un rien culpabilisantes à base de «quand on veut, on peut».

Quant aux seconds, ils rayonnent. Qu’ils soient très maigres, avec un peu ou beaucoup d’embonpoint, de la cellulite ou des vergetures, des seins flapis ou des poignées d’amour, mutilés ou handicapés, ils ont tous fait le choix de ne pas subir leurs complexes, ni ceux que la société entend leur donner. Et ça leur va bien, ils sourient, ils respirent la joie de vivre et réussissent assez bien le détournement d’attention vers l’aura qui les entoure, plutôt que sur ce qui est censé les faire sortir de la norme. Là encore, l’idée est d’embarquer le spectateur, et à la quantité de vues, on peut dire que ça marche. Sauf que, là non plus, je ne me sens pas à l’aise: moi qui, contrairement à eux, ai un corps somme toute plutôt banal, et pas trop mal conservé compte tenu du fait que j’ai l’âge de ceux à qui on n’a pas besoin d’expliquer ce qu’est une K7, je n’arrive pas, je n’arrive tout simplement pas à être indulgente avec moi. Je suis donc si faible d’esprit? Ou narcissique? Ou… trop ceci, à moins que ce ne soit trop cela?

Car oui, les body positivistes, ne sont finalement pas moins culpabilisants que les fit people. De la même façon, en tentant d’inclure tout le monde dans une même dynamique, ils sèment le trouble sur la perception que l’on a de soi, et s’ils sont semble-t-il mieux intentionnés ou tout au moins plus délicats, eux aussi nous mettent la pression: celle de s’accepter même si on ne s’accepte pas, de s’aimer même si on ne s’aime pas, d’être positif même si on ne l’est pas. Et là encore, on sent bien que «si on veut, on peut». Et donc, que si on n’y arrive pas, c’est que l’on ne fait pas assez d’efforts, on n’est pas vraiment digne d’intérêt, pas digne de rentrer dans ce cercle des «c’est pas top mais c’est bien». Sans compter que, dans la mesure où «il y a toujours pire que soi», il est plutôt mal vu d’être mécontent de son enveloppe a fortiori lorsqu’elle fonctionne et ne présente aucune particularité.

© DR

Pour enfoncer le clou et achever celui qui oserait encore refuser d’adopter ces nouveaux mantras, il existe des hybrides: ces courageux qui revendiquaient plus tôt leur décomplexion face à un surpoids visiblement handicapant, mais qui entament malgré tout une fructueuse épopée vers une hygiène de vie plus rigoureuse et dynamique. Ceux-là, quoi qu’ils aient vraiment toute mon admiration et me fassent me sentir misérable lorsque je cumule craquage alimentaire et impasse sur ma séance de muscu, ne font pourtant pas l’unanimité. Puisque l’on n’est plus à une pression près, on leur reproche de vouloir concilier self estime et hygiène de vie, comme si les deux ne pouvaient être qu’incompatibles, comme si prendre soin de son âme ne pouvait pas aussi passer par prendre soin de son corps, et vice versa, comme s’ils refusaient l’idée d’une version de soi améliorée, alors même qu’ils y travaillent. En fin de compte, la différence n’est acceptée qu’à la condition d’être la même que les autres. Tolérance vous dites?

Conclusion

Dans un cas comme dans l’autre, il est question d’injonctions, il est question de contrôle et de lâcher prise. Dans un cas comme dans l’autre, il y a le risque lié à la santé, et notamment à la santé mentale. Celui de trop contrôler, trop pratiquer, trop refuser d’écouter son corps. Ou à l’inverse, celui de trop se laisser aller quitte à mettre sa santé en péril, trop se complaire dans la déresponsabilisation, trop s’asseoir dans une attitude de vie figée. Indépendamment, ces feeds sont à prendre avec des pincettes, ensemble ils forment un cocktail explosif. On n’exige plus de nous que l’on soit beaux, conformément à une norme universelle, mais de coller à une norme mouvante et contradictoire, qui ne se limite pas aux qualités physiques mais également à une force d’esprit imposée, en dépit de sa propre histoire, de ses propres particularités, qui font de nous des êtres uniques et sociaux. Bref, sois comme moi et tais-toi.

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