Amèle Debey

23 févr. 20225 Min

«Si je n’avais pas démissionné, Le Temps aurait été obligé de me virer»

Mis à jour : mars 29

Ces derniers mois, il était difficile de passer à côté de Claude-Inga Barbey. L’humoriste romande est devenue, bien malgré elle, le symbole d’une liberté d’expression et de ton en érosion, puisque deux de ses sketches lui ont valu d’être clouée au pilori de la bien-pensance et surtout du wokisme. De guerre lasse, la comédienne a décidé de s’éloigner des médias pour se consacrer à la scène. Pour L’Impertinent, elle est revenue sur ce qui l’a poussée à abandonner la partie, avec le franc-parler qui la caractérise.

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Amèle Debey, pour L'Impertinent: Après les polémiques et les torrents de haine déclenchés par votre travail, la première question qui vient à l'esprit est: comment allez-vous?

Claude-Inga Barbey: C’est un peu difficile en ce moment. Je n’y pense pas tous les jours, mais tout cela m’a atteint dans ma «créativité», qui est un peu un mot à la con d'ailleurs. Cela m’a enlevé de la confiance en moi – alors que j’en ai déjà pas beaucoup à la base – ça m’a coupé les couilles, dira-t-on.

Je devais reprendre la presse écrite mi-janvier, j’ai commencé un article (sur l’expérimentation animale, pour les votations) je m’y suis mise. Puis je me suis rendue compte que je n’arrivais pas à écrire une ligne. Donc j’ai renoncé.

Vous vous autocensurez désormais?

Oui. C’est aussi lié au média. Si je n’avais pas démissionné, Le Temps aurait été obligé de me virer.

Ils me soutiennent officiellement, mais j’ai le sentiment d’une scission à l’intérieur même du journal. L’arrière-garde – où sont les fonds finalement – me soutient, mais toute la partie jeune de la rédaction, qui s’occupe des réseaux sociaux et de la communication, me déteste depuis le début.

Pendant une année, j’envoyais mes sujets une fois par semaine, et je n’avais même pas d’accusé de réception. Lorsqu’il y avait des sous-titres à faire, je pensais à la personne qui devait s’en occuper, donc je faisais quelques fois le minutage avec les termes difficiles. Je n’ai jamais eu ni merci, ni accusé de réception. Rien.

J’ai senti que je n’étais pas la bienvenue. Je leur ai rendu service en partant.

Comment se fait-il que l’idéologie devienne prédominante dans les médias, même face aux financeurs?

Je viens d’apprendre qu’à la RTS, aux Dicodeurs, ils n’ont plus le droit de faire des accents désormais*. Les grosses institutions se prémunissent contre toutes les attaques possibles. C’est là que réside principalement mon amertume: je me suis sentie abandonnée par le journal. Même s’ils me gardaient pour la presse écrite, je perdais deux tiers de mon salaire.

A-t-on affaire à un conflit de générations, selon vous?

Peut-être, mais il n’y a pas que ça. J’ai quatre enfants, je viens de faire une revue avec une équipe de jeunes, il n’y a jamais eu aucun retour de ce type.

Des gens ont de vraies attentes, de vrais besoins, de vrais désespoirs. Je pense notamment à tout ce qui concerne les problématiques de genre. Il y a des choses à changer. Mais, avec moi, ils se sont trompé de cible. Parce que je suis acquise à ces causes depuis très longtemps. C’est aussi ce paradoxe-là qui est difficile: être profondément de gauche, avoir toujours travaillé pour défendre les minorités et finir par se les prendre dans la gueule. C’est une double claque.

Avez-vous été soutenue par les autres humoristes?

Quelques-uns. Pas par toute la nouvelle génération par contre. Cela a été moitié-moitié. Les gens à m’avoir le moins soutenue sont ceux qui font du stand-up, notamment parce qu’on ne fait pas le même travail. Moi j’invente des personnages et je n’incarne pas tout ce qu’ils reflètent.

Ne trouvez-vous pas qu’abandonner, c’est un peu donner raison à vos détracteurs?

Bien sûr, mais je n’avais pas la force. La première fois: okay (le sketch sur l'écriture inclusive, ndlr). J’ai pu aller voir des transgenres et discuter avec la communauté. Mais la seconde fois, qu’on me chope sur un truc aussi ridicule! (Il a été taxé de raciste, ndlr) Mon sketch était antisystème chinois, parlait de surveillance numérique. Il faut arrêter!

Je pourrais attaquer, mais cela m’a foutue par terre. Quand on est en plein dedans, on perd ce qui fait notre force et pour moi c’est l’humour. Je perds mon humour. Je n’ai plus la distance nécessaire. Je vais droit dans le mur si je fais ça. Il faut pouvoir transformer l’amertume et la rage en quelque chose de positif, parce que sinon vous ne pouvez pas vous battre.

Pensez-vous avoir été, en quelque sorte, désignée comme la femme à abattre après la première polémique?

Oui, mais ils se trompent de cible et je ne comprends pas d’où cela vient. Comme si j’étais embarquée dans des règlements de compte entre journalistes qui ne me concernent pas. Ce ne sont que des suppositions.

Mon personnage est suisse allemand, pourquoi ce ne sont pas eux qui se plaignent? J’ai fait plein d’autres sujets, un personnage qui s’appelle Jocelyne, qui est vraiment bas de plafond. Je n’ai jamais été accusée de racisme par la communauté jurassienne.

Les Jurassiens ne souffrent peut-être pas de la même discrimination?

On n'en sait rien! Il y a des gens qui sont au seuil de la pauvreté, qui ne s’en sortent pas. Ce sont des préjugés que de dire ça. Il doit y avoir des gens très malheureux partout. J’aurais aimé pouvoir au moins rencontrer Amit Juillard (le journaliste dont l'édito a été la goutte d'eau, ndlr), prendre un café, discuter, afin qu’il m’explique ce qu’il trouve raciste dans mon sketch. Il aurait fallu en discuter.

Comment avez-vous vécu le débat sur Infrarouge au sujet de la première polémique?

Je ne savais pas que j’aurais affaire à un avocat. J’ai failli me tirer. C’est Chapatte qui m’a convaincue de rester.

Je me disais: ces jeunes ont l’âge de mes gosses, où est-ce que j’ai merdé? Je m’enfermais dans les toilettes pour visionner ma vidéo et je ne comprenais pas ce qu’il se passait.

Ce sketch met en scène une psy et son patient en face à face, c’est de la fiction bon sang!

Tout cela s'apparente donc à de la cancel culture?

On est en plein dedans.

Cette idéologie a-t-elle pris le pouvoir dans les médias?

C’est mon impression. Je connais quelques cameramen de la RTS, qui m’expliquaient qu’à l’interne, la formation des techniciennes ne peut pas se faire par un homme seul. Il doit faire attention à la façon dont il la regarde et lui demander sa permission avant de lui mettre la main sur l’épaule.

Je me demande si c’est ce que désire l’audience.


*Interrogée sur la question des Dicodeurs, la porte-parole de la RTS affirme: «Aucune instruction n’a été donnée quant aux accents. Les humoristes qui travaillent pour la RTS sont libres dans leurs créations, dès lors que cette liberté s’exerce dans le respect et la bienveillance.»


Les deux sketchs de Claude-Inga Barbey qui lui ont valu d'être désignée à la vindicte populaire:

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